Ahmad et Layla s'approchent lentement du voile qui fait office de porte. Juste avant de franchir le seuil de la petite maison, Layla ralentit. Son corps se crispe légèrement, trahissant son appréhension. Un monde inconnu s’offre à elle, modeste et fragile. L’idée d’y entrer, de le côtoyer intimement de si près, fait naître une excitation subtile, mêlée à un malaise discret qu'elle ne peut chasser. Le percevant, Ahmad se tourne vers elle, sourire doux, rassurant. Elle prend une grande inspiration, se sent plus petite, chancelante, comme si elle s'apprêtait à entrer dans un lieu sacré. D'un pas presque hésitant, elle le suit à l'intérieur. La lumière de la pièce, sobre d'intensité, l'accueille avec une tendresse inattendue. Bien que le lieu soit d'une grande simplicité, une chaleur paisible s'en dégage. Des tapis usés couvrent le sol, un meuble fléchi par le poids du temps trône dans un coin et les murs à moitié tapissés respirent une forme d'austérité. Pourtant, il y a là une atmosphère de douceur, chaque objet, chaque silence portent la trace d'un amour, discret mais sincère. "Salam 'aleykum. J'ai apporté le repas." Ahmad s'incline et embrasse la main de sa mère avec un profond respect puis la porte à son front, avant de déposer les plats au sol, soigneusement, un à un. Entre ces quatre murs qu’ils appellent maison, il ne reste presque plus d’espace. Mais sa mère et sa sœur suffisent à les remplir de vie. Layla est invitée à s'asseoir, ce qu'elle fait, timidement, se plaçant à leurs côtés, sentant la chaleur du foyer plus intensément que jamais. Avec des gestes calmes, presque rituels, Ahmad commence à sortir les repas du sac, les distribuant comme s'il offrait des trésors. Il commence par sa mère, respect oblige, puis sert à sa sœur, avec une attention presque cérémonielle, exagérant légèrement pour l'amuser. Enfin, il pose celui destiné à Layla à côté d'elle. "Je vous ai ramené un peu de compagnie. Elle s'appelle Layla. C'est une camarade de classe. Faites-lui honneur... Et bon appétit à vous tous." La petite sœur, les yeux grands, pleins d'étoiles, ouvre le sac avec une joie innocente, illuminant son visage d'un bonheur presque irréel. "Waw ! Maman, regarde ! il y a même de la viande ! On dirait l'Aïd aujourd'hui !" Sa sincérité serre doucement le cœur de Layla, ce repas si banal à ses yeux est ici une fête, une offrande rare. Ce décalage l’ébranle. Elle échange un regard doux avec la mère d'Ahmad, cherchant à calmer ses émotions, puis sourit à la petite, discrètement, en silence. Les rires joyeux de la petite fille emplissent l'espace. Tandis que la mère mange avec plaisir, Layla reste silencieuse, le regard posé sur eux, n'étant pas encore totalement à l'aise. Quelque chose cloche, se dit-elle. Elle compte sans le vouloir. Quatre personnes, trois repas. Un pincement lui serre le cœur. Ce repas, il l'a offert aux siens, entièrement... Puis soudainement, elle remarque son absence, il n'est plus là. Il s'est éclipsé, sans bruit. Elle tourne la tête, le cherche innocemment, oubliant maladroitement l'étroitesse du lieu, une inquiétude douce monte en elle. La voix de la mère s'élève, comme pour combler le silence qu'il a laissé, et aussi pour lever les préoccupations visibles sur le visage de l'invitée. Elle connaît la réponse, pourtant elle demande, d'un ton paisible. "Et toi, Ahmad ? Qu'as-tu à manger ?" Il répond simplement. "J'ai ce qu'il me faut, ne t'en fais pas, mère." Layla se lève lentement, aussi furtivement que possible. Elle sort et le voit là, dehors, adossé au mur, à l'ombre d'une faible lueur qu'un lampadaire a créée. Dans ses mains, un morceau de pain dur qu'il tente de croquer, non sans peine. Son visage semble tranquille, presque amusé, mais dans ses yeux, elle perçoit autre chose, une digne résignation silencieuse qui ne mendie rien. Et cette force-là, la touche plus qu’aucune parole. Elle s'approche, le cœur battant, et lui tend son repas. Elle ne dit rien, mais ses gestes parlent pour elle. Leurs regards se croisent. Un silence suspendu, chargé de ce qu'ils ne savent pas encore nommer, s'installe. Pour Layla, il est impensable de s'asseoir et de manger pendant que lui, dehors, affronte la faim avec un simple morceau de pain. "Que fais-tu ? Il ne convient pas de mal nourrir ses convives... Et tu es mon invitée." Il sourit, sincère, presque tendre. "Retourne auprès des filles. Ne t'inquiète pas pour moi... Et puis, je ne reviens jamais sur un don." Elle reste alors là, droite, immobile, déterminée. Il la fixe un instant, puis secoue la tête dans un doux soupir. "Tu es têtue, toi..." dit-il, touché par sa sollicitude. "Mais je le suis aussi. Je ne mangerai rien de ton repas. En plus ce pain... est délicieux." Un sourire amusé lui échappe, un peu attendri. Il croque à nouveau dans la miche de pain, manquant de se casser une dent. La surprise le fait rire, franchement, l'inspirant dans un souffle presque poétique.
"Têtus, oui peut-être... mais le cœur serein,
Devant ce geste simple, doux comme le tien,
Un pain trop dur, mais un rire sincère,
Et dans son éclat, un lien se resserre."
Layla, bouleversée par ses mots, par sa manière de transformer un moment ordinaire en poésie, baisse les yeux, abdique devant tant d'éloquence. "D'accord... Je respecte ta décision." Elle marque un temps, baisse un peu la voix. "Mais... je ne peux pas manger pendant que toi, tu te contentes d'un morceau de pierre. Je vais le partager avec ta famille. Et toi... réfléchis à une autre poésie. Ce sera mon repas." Ahmad la regarde, surpris, puis rit doucement. Il hoche la tête, ému. Alors qu'elle rentre, il clame derrière elle, d'une voix claire sous les dernières lueurs du crépuscule.
"Ta grâce se lit, dans chacun de tes gestes,
Un respect sincère, une pudeur céleste.
Par tes silences, tu nourris plus que le pain,
Ta seule présence, vaut tous les festins."
Sur le seuil voilé de la porte, Layla s'arrête. Un frisson la parcourt, ces mots résonnent en elle, se sentant plus honorée qu'un roi anoblissant ses sujets. Elle se retourne lentement, croise une fois encore ses yeux, et lui répond d'un simple regard chargé de gratitude. Puis elle disparaît à l'intérieur, les joues encore brûlantes. Assise auprès des femmes de la maison, elle partage le repas. La complicité s'installe doucement. Les rires fusent, les silences sont doux. Et malgré tout, son esprit reste tourné vers Ahmad, dehors, celui qui rit avec des miettes de pain et sert la poésie comme d'autres servent un festin. Quand le repas se termine, elle se lève, un peu troublée, un peu curieuse, et sort de nouveau. Il est là, penché sur du linge qu'il lave à la main. Ses gestes sont précis, usés. Elle s'approche, s'agenouille à ses côtés et tend la main, cherchant silencieusement à lui proposer son aide. Il n'y prête pas attention, ne commente pas son geste. Il détourne simplement le regard, laisse passer quelques secondes de silence, puis dit. "J'espère que ça t'a plu... Et que ma sœur ne t'a pas trop interrogée." Un simple changement de sujet, pas un reproche, juste une frontière discrète entre elle et les tâches de la maison, entre l'hôte et l'invitée. À ce moment précis, la petite sœur sort en courant avec ses dessins à la main.
— "Regarde ! Regarde ! Mes dessins sont trop beaux, hein ?"
— "Magnifique. Tu as un vrai talent, soeurette."
— "Haqqane ? C'est vrai ?"
— "Bien sûr. C'est la vérité."
— "Et celui-là ? C'est quoi pour toi ?"
— "Hum... un chat ? Un très joli chat."
— "Mais non, grand frère ! C'est un chien !" rit-elle, malicieuse.
— "Ahh, pardon... Je ne vois pas très bien, tu sais. Et puis, c'est toi l'artiste, pas moi."
Layla sourit en silence, touchée par cette tendresse fraternelle. La petite sœur rentre. Le calme revient. Quelques instants plus tard, les yeux dans ceux d'Ahmad, Layla souffle timidement. "Tu travailles tellement dur pour eux... Je veux t'aider. Je ne peux pas rester là, assise, pendant que tu fais tout." Il baisse un instant les yeux sur l'eau, comme s'il n'avait rien entendu, continuant à frotter le linge, doucement. Ce silence-là n'est pas un rejet, mais une pudeur. Un respect. Comme une barrière invisible qu'il préfère ne pas franchir. Puis la petite sœur, revenue sans qu'ils s'en aperçoivent, intervient à nouveau, pleine d'assurance. "T'inquiète pas, depuis que t'es là, grand frère a l'air plus fort." Ahmad acquiesce en silence, un sourire tendre aux lèvres. Puis la fillette rit et lance innocemment. "Et puis, c'est la première fois que grand frère ramène une chérie à la maison !" Des rires éclatent à l'intérieur. Dehors, un silence gêné s'installe. Layla, figée, rougit jusqu'aux oreilles. Elle détourne le regard, se lève en tremblant, réajuste nerveusement son abaya. Elle reste un instant figée, une larme suspendue. Elle avait aimé ce moment chaleureux, cette complicité familiale, cette tendresse... c'était peut-être ce qui l'effrayait le plus. Et l'innocence des mots de la fillette lui fit craindre de ne plus être une simple invitée. Lui fit craindre elle-même. De s’attacher à eux. À lui... "Je suis désolée... Je n'aurais pas dû venir... Je vais partir." Ahmad, bien que surpris, comprit. Il se tourna vers elle avec un air protecteur. "Où veux-tu aller, à cette heure ? Les rues ne sont pas sûres." dit-il, son ton devenant plus sérieux. Il réfléchit un instant, puis murmura respectueusement à sa mère. "Mère, je raccompagne Layla chez elle. As-tu besoin de quelque chose ?" Sans se faire attendre, elle répondit. "Oui... Que tu rentres immédiatement après pour te coucher. Tu as besoin de repos. C'est un ordre..." ajoute-t-elle en insistant. Ahmad soupira, une pointe d'agacement dans la voix, mais il s'inclina docilement. "Très bien, mère, si c'est un ordre." marmonna-t-il en se levant. Puis, se tournant vers Layla, il ajouta plus doucement. "Allons-y, si tu es prête." Layla hoche la tête. Sur le pas de la porte, leurs regards se croisent encore. Aucun mot, juste un éclat tendre, comme le dessert discret d’un festin de silence...
L'ambiance est très onirique, il ne nous manque qu'un thé bien chaud et un plaid pour parfaire cette lecture.
Merci pour le partage :)
Je suis jaloux de la manière dont tu as décrit Ahmad, c'est trop beau 🤗, une poésie en lui... waw !
Pour le thé, c'est pas ce qu'il manque ici (je suis établi au Maroc), je t'envoie Ahmad avec un bon thé à la menthe et un pour Nora aussi ;p
Pour le plaid... Y en a pas ici, il fait déjà trop chaud x)
Je suis très content que tu aies profité du festin, j'espère que tu te régaleras encore à la suite.
Merci à toi surtout !
Je suis très en retard dans mes lectures, j'essaie de me rattraper cette semaine !
Merci encore pour tes textes
Merci pour la force que tu m'apportes par tes retours et tes commentaires.
Belle continuation à toi aussi.
Merci pour ton aide et ton altruisme.
Savoir que mes textes t'apportent beaucoup est pour moi vraiment précieux :)
Que ta plume continue d'inspirer autrui.
À la revoyure