5. La dragonne

Finalement, ce n’était pas si terrible. La pensée dominait l’esprit de Wàndrille, alors qu’ils observaient les combats se dérouler en contrebas de leur petite falaise.

Des soldats étaient venus y dresser une tonnelle rouge bordée de noir, qui rappelait les couleurs du drapeau de l’empire. On y avait apporté trois fauteuils, l’un à dossier haut et ouvragé, les deux autres de facture plus modeste. Antoìne de Maràvie avait pris place dans l’un de ces derniers en invitant l’empereur à s’installer à ses côtés. Mais Ràndolphe était resté juché sur son cheval, la longue-vue à la main, surveillant le mouvement de ses troupes. Ùlric, le Ministre de la Guerre, engoncé dans son statut, ne savait pas quoi faire de son corps. Il gigotait sur sa monture, lançant des regards furtifs en direction d’Antoìne et des fauteuils, bien plus attirants que le cuir dur de sa selle. Mais le stratège était le seul homme assez fou – ou assez intime – pour oser s’asseoir alors que l’empereur restait debout.

— Je n’aime pas ça, dit Ràndolphe. Ma place devrait être avec mes hommes.

Ses yeux inquiets suivaient les mouvements de ce qui restait des chevaliers-wyverne, harcelés par les griffons du royaume et les flèches nomades. Tendu, Wàndrille était lui aussi resté en selle, les rênes tenues fermement pour empêcher sa jument de venir grignoter l’herbe rase qui tapissait la falaise.

— Ne dites pas de bêtise, Votre Majesté Impériale, répondit Antoìne en agitant un index un brin moralisateur. Vous ne devez pas vous mettre en danger.

Ràndolphe eut un reniflement. Wàndrille n’aimait pas le ton du stratège – l’empereur n’était pas un enfant à qui on pouvait faire la leçon d’un air docte.

— Ces Nomades… Leurs chefs se battent en première ligne ! Et vous les traitez de sauvages ?

La repartie de l’empereur fit sourire Wàndrille. Heureusement, il tournait le dos au stratège et son sourire fut seulement visible du champ de bataille.

— Justement, répliqua Antoìne, seuls des fous enverraient leurs dirigeants à la mort.

L’empereur ne répondit rien, préférant éloigner son cheval de la tonnelle. Wàndrille percevait son énervement, qui parut se communiquer aux dragons. Derrière eux, les cages qui les transportaient remuèrent. On avait dételé les bœufs et le poney, et le maître-dragon se tenait au garde-à-vous non loin des bêtes. L’atmosphère était lourde de tension et ce n’était pas seulement dû aux échanges entre Ràndolphe et son stratège ou à l’agitation perpétuelle d’Ùlric. Les dragons en avaient assez d’être enfermés. Peut-être sentaient-ils l’odeur du sang monter dans l’air ? Peut-être avaient-ils envie d’apporter leur contribution au carnage ?

Car les chevaliers-wyverne avaient essuyé de sérieuses pertes – il suffisait de regarder le ciel pour s’en rendre compte. Wàndrille doutait que leur commandant soit encore en vol mais il était incapable de distinguer les wyvernes les unes des autres. L’empereur pouvait certainement différencier les cavaliers car il les connaissait, et si son compagnon d’armes de toujours était tombé, il n’en avait rien laissé paraître.

L’entrée des élémanciens dans la bataille offrit un second souffle à l’armée impériale. Les jets de flammes que les pyromanciens lancèrent depuis l’arrière des lignes illuminèrent le ciel nuageux et vinrent balayer les griffons royaux. Lorsqu’il se mit à pleuvoir, les aéromanciens invoquèrent la foudre, se montrant tout aussi dévastateurs. Des dizaines de griffons chutaient vers le sol, inertes ou le corps en feu, entraînant leurs cavaliers avec eux. Wàndrille entendit la clameur de joie que poussa l’infanterie, juste sous ses pieds.

— Venez vous abriter, Votre Majesté Impériale.

La pluie tombait désormais avec vigueur et tintait sur les armures et les casques de Ràndolphe et Wàndrille. Leurs chevaux remuèrent alors que l’eau froide venait imbiber leurs poils. Ùlric eut un regard d’espoir vers l’empereur, qui ne bougea pas et ne daigna pas non plus répondre à Antoìne. Dépité, il fit reculer son cheval, entendant se rapprocher discrètement de la tonnelle.

— L’infanterie va entrer en action, dit l’empereur.

Un officier agita un drapeau et le signal se propagea à travers toute l’armée impériale. Wàndrille vit les soldats à pied se détacher par grappes de leurs rangs, épées au clair. Une clameur parvint à ses oreilles – celle que les hommes poussaient pour se donner du courage.

— Ils nous imitent.

Wàndrille dirigea la longue-vue que lui tendit l’empereur vers les lignes ennemies, floues à travers la pluie. Elles aussi commençaient à détacher leurs unités à pied. Leur front avançait vite, déterminé. Elles étaient moins nombreuses toutefois : la plupart des Nomades avaient combattu lors de la première vague, à cheval, et les forces royales étaient loin d’égaler celles de l’empire.

— Ce sera vite terminé.

Wàndrille décolla la lunette de son œil, surpris de n’entendre aucune joie dans la voix de l’empereur.

— Alors venez vous asseoir, insista Antoìne.

Ràndolphe eut un soupir discret et se tourna Wàndrille. Il lui adressa un sourire un peu triste et désigna la longue-vue du menton.

— Un jour, tu seras certainement amené à combattre en bas. Alors observe et instruis-toi.

— Oui, Votre Majesté Impériale.

Replaçant la longue-vue contre son œil, Wàndrille balaya le champ de bataille. Les combats étaient confus, brouillons, brutaux. Les adversaires étaient couverts de boue, trempés par la pluie, et il ne parvint plus à distinguer leurs couleurs. Les passes échangées étaient violentes, elles arrachaient des bras, des jambes, des têtes et des entrailles. L’herbe des champs du Rònan était brunie par le sang.

Pendant un instant terrible, Wàndrille douta de l’entraînement qu’il avait reçu. Comment les stratégies et les enchaînements qu’il avait appris pouvaient-ils l’aider dans un chaos pareil ? Les passes codifiées et bien rythmées, exécutées avec des épées en bois, paraissaient dérisoires, impossibles à exécuter dans la réalité. Bien sûr, elles avaient pour but d’apprendre aux soldats à se familiariser avec leurs armes, à aiguiser leur mémoire musculaire et les rendre capables de s’adapter. Mais c’était tout ce que Wàndrille connaissait et il sentit que ce serait bien insuffisant lorsqu’il aurait à marcher dans les rangs de l’armée.

Par chance, ce jour n’était pas encore arrivé. Les combats touchaient à leur terme – l’empereur l’avait dit.

Un éclat de lumière attira soudain l’attention de Wàndrille. Ce fut bref, fugace, brouillé par la pluie qui tombait toujours avec force autour de lui. Cela vint de l’arrière des dernières lignes d’infanterie impériales, qui n’étaient pas encore rentrées dans le combat. C’était incongru, avec les nuages noirs chargés d’orage qui masquaient le soleil ; Wàndrille crut avoir rêvé.

Pourtant, l’air siffla et il y eut un bruit humide et étranglé. Sous les yeux de Wàndrille, écarquillés par l’horreur et la surprise, l’empereur Ràndolphe IV bascula en arrière sur sa selle, une longue flèche à l’empennage vert fichée dans la gorge.

L’empereur cracha du sang qui tacha son armure dorée alors qu’il haletait, la bouche ouverte, cherchant à respirer. Il finit par tomber de sa selle, un pied grotesquement retenu par l’étrier. Bientôt, il s’immobilisa complètement, les yeux grands ouverts, la pluie chassant le sang qui s’écoulait encore de sa bouche. Surpris par sa chute, son cheval remua et le traîna plus loin sur un ou deux mètres.

Le souffle court, Wàndrille resta quelques secondes immobile avant de se reprendre. Le trait était venu face à lui et lui avait presque frôlé l’oreille. Il dirigea la longue-vue sur les champs en contrebas et tomba sur le tireur, dans le dos des lignes impériales. Un chasseur nomade, plus jeune que lui, qui tenait dans ses bras une jeune femme aux marques de spirimancienne.

— On a tué l’empereur !

Wàndrille se retourna. La bouche entrouverte, le Ministre de la Guerre fixait le corps sans vie de l’empereur avec le visage pâle de celui qui voit un cadavre pour la première fois.

— On a tué l’empereur ! répéta Antoìne.

Il fit un geste du bras vers le maître-dragon.

— Envoyez le dragon ! Que ces misérables paient pour leur crime !

Le cœur battant à tout rompre, Wàndrille utilisa de nouveau la longue vue, prêt à lancer son cheval droit vers le chasseur et la spirimancienne. Mais ils avaient disparu.

— Envoyez le dragon ! criait Antoìne derrière lui.

Il y eut un grand fracas : le maître-dragon avait commencé à déverrouiller l’une des caisses, mais le dragon qu’elle contenait avait été plus rapide. Mû sans doute par l’appel de la bataille et du sang, il renversa son dresseur et s’éleva au-dessus de la falaise. Quelques battements d’ailes, qui faillirent jeter Ùlric au bas de sa selle, lui permirent de gagner de l’altitude.

— Ce… bredouilla le maître-dragon. Ce n’est pas Finnòdon !

Il tourna un regard accusateur vers Antoìne.

— Ce n’est pas Finnòdon ! répéta-t-il.

Le stratège afficha un sourire mauvais.

— Quelle importance ? Ils doivent payer. Faites-le avancer.

— Astròdelle ne devrait pas… commença le maître-dragon.

Antoìne sortit de l’abri que procurait la tonnelle et se précipita sur l’homme, l’attrapant et le secouant violemment par le bras.

— Quelle importance ? hurla-t-il. C’est trop tard ! Faites avancer le dragon si vous ne voulez pas vous retrouver jugé pour erreur ou trahison !

Astròdelle était majestueuse, malgré sa silhouette plus trapue et ses ailes plus courtes que les dragons bénis par d’autres Esprits que Mardä, l’Esprit de la Terre. La pluie masquait les nuances de brun qui faisaient d’ordinaire miroiter ses écailles, mais ses yeux jaunes brillaient à travers les gouttes – ils semblaient chercher quelque chose. Elle resta un instant au-dessus d’eux, la gueule béante, et Wàndrille crut que c’était eux qu’elle allait attaquer. Mais parce que le maître-dragon joua une note de sa flûte, parce que l’empire demandait du sang, ou parce qu’elle ne trouvait pas ce qu’elle cherchait, elle finit par se détourner de la falaise et voler vers les champs.

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Deslunes
Posté le 01/02/2022
De retour,
Je n'avais pas laissé tomber (pris par mon écriture). Je n'ai pas toujours commenté mais c'est une bonne idée d'avoir mis une première bataille rapidement. cela permet au lecteur de ne pas trop attendre pour avoir de l'action. Bon dans ton œuvre, il y a beaucoup d'événements;, ce qui fait qu'il y a de quoi ce mettre "sous la dent".
Déjà un mort et l'empereur en plus.
J'attends la bataille des dragons, avec impatience !
Thérèse
Posté le 03/02/2022
Oui, c'est une nouvelle et le rythme est donc soutenu ^^ contente que ça te plaise !
Joren
Posté le 27/10/2021
Hello Thérèse, bien joué encore pour ce beau chapitre !
Ca a beau être une courte histoire, je me suis senti très impliqué et surtout j'ai ressenti de la tristesse à la mort de l'empereur. C'était sec, rapide et horrible !
Thérèse
Posté le 28/10/2021
Merci !
Edouard PArle
Posté le 27/10/2021
Coucou !
L'empereur est mort. Les deux assassins ont donc réussi leur coup ! La réaction d'Antoine est logique et le sang risque de couler sur les champs du Ronan. Je suis pressé de voir comment tu vas décrire l'action des dragons sur la bataille.
J'aime beaucoup ton style et scénario.
Une petite remarque :
"seuls des fous enverraient leurs dirigeants" -> seuls les fous envoient (vu qu'on voit qu'ils le font donc ce n'est pas hypothétique)
Un plaisir,
Bien à toi !
Thérèse
Posté le 27/10/2021
Merci pour ta lecture !
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