4. Le discours

Le nouveau chantier sur lequel Claìre et son équipe avaient été placés consistait à consolider un bâtiment des Faubourgs, une tâche bien moins épuisante que celle de démanteler une maison entière. Mais Claìre, toujours en proie à ses rêves, ne parvenait pas à faire du bon travail. Elle en avait plus que conscience et cela lui minait le moral.

Elle habitait un petit appartement dans un quartier commerçant, animé à toute heure du jour et de la nuit. Elle ne parvenait pas à s’offrir plus avec son salaire de technicienne et elle devait encore rembourser son prêt étudiant. Mais elle s’entendait bien avec ses voisins et cela lui convenait. Albàne vint la trouver quelques jours après son entraînement avec Vincènt et se présenta à sa porte, l’air enjoué.

— Du nouveau sur le parchemin ? demanda Claìre en l’invitant à entrer.

— Le parchemin ? répéta Albàne en fronçant les sourcils. Ah, ça ! Eh bien… en fait, je travaille sur une grosse restauration, en ce moment, et ça me prend tout mon temps. Il s’agit d’un imagier anatomique immense sur la faune de l’empire. Il a passé des années abandonné dans une cave chez un particulier… il est tellement énorme qu’on a été obligés de casser la reliure pour pouvoir se répartir le travail. Un autre équipe a été mobilisée, mais les naturalistes passent leur temps à venir voir où ça en est et ça nous empêche d’avancer. Heureusement que Jeàn est parti, ajouta-t-elle avec un demi-sourire. au moins, je peux métaler partout dans l’appartement sans qu’il soit là pour ronchonner. Je ramène une quantité incroyable de travail à faire, c’est presque pire que les cours de l’Institut ! Mais je ne suis pas venue pour parler de moi.

Claìre haussa un sourcil et Albàne rit :

— Désolée, je parle trop !

— Tu as des nouvelles de Jeàn ?

— Oui oui, il m’a écrit. Il est bien arrivé, et pour l’instant, son poste est plutôt tranquille.

Albàne s’était installée sur la table de Claìre, qui avait mis de l’eau à chauffer sur son foyer. Comme Albàne n’ajoutait rien, elle se tourna vers elle, les sourcils froncés.

— Eh bien quoi ?

Albàne se racla la gorge. L’hydro-ingénieure était le ciment de leur groupe d’amis, celle qui les rassemblait, organisait leurs rencontres et les liait par son enthousiasme – et son bavardage. Mais elle était peu douée pour aborder des sujets plus profonds et Claìre voyait clairement qu’elle avait quelque chose à dire.

— J’ai vu Vincènt, l’autre jour… hésita-t-elle. Il m’a dit que vous vous étiez entraînés ensemble… et qu’il t’avait trouvée bizarre.

Claìre haussa les épaules et fit de nouveau face à son foyer pour vérifier l’état de l’eau et masquer son agacement croissant.

— J’étais fatiguée, et alors ?

— Tout se passe bien au boulot ?

— C’est plutôt calme.

— Mais…

— Écoute, je fais juste des insomnies, d’accord ? Il y a des périodes comme ça, ce sont des choses qui arrivent. Pas de quoi en faire tout un plat.

— Tu peux me parler, tu sais ?

Claìre réprima un grognement : bien sûr qu’elle savait. Albàne était sa plus vieille amie, elles s’entendaient depuis leur premier jour à l’Institut. Pensive, elle ne laissa pas le thé infuser très longtemps – il ne manquerait plus que la théine, en plus des cauchemars, l’empêche aussi de dormir. Elle le versa dans leurs tasses, tendit une cuillère et le pot de sucre à Albàne, qui ne la quittait pas des yeux, et s’assit en soupirant.

— Bon, très bien. Tu vas me prendre pour une folle, mais tant pis.

Albàne leva les yeux au ciel et l’encouragea d’un signe de tête.

— Il y a une dizaine de jours, en venant à l’entraînement sous la bibliothèque, j’ai vu…

Elle hésita.

— J’ai cru voir… un garçon.

Albàne se redressa sur sa chaise.

— Un garçon ? Dans les souterrains ?

— Je n’ai pas eu le temps de bien le distinguer, et il faisait noir. Il avait dix ans, peut-être douze… Je l’ai senti quand je me suis déchaussée pour retrouver le bon chemin. Le plus bizarre… c’est que je l’ai senti très soudainement, comme s’il était apparu d’un coup.

— Et lui, il t’as vue ?

— Je pense que oui, parce qu’il s’est enfui. Enfin… il a disparu aussi soudainement qu’il était venu. Mais tu sais… j’ai sûrement rêvé. Un garçon dans les souterrains, ça n’a pas de sens.

— Et c’est plutôt dangereux. Claìre, si tu as le moindre doute, il faut aller vérifier.

Albàne délaissa sa tasse de thé et se leva.

— Maintenant ?

— Maintenant.

Surprise, Claìre resta un instant là, face à Albàne qui remettait la cape d’été qu’elle avait à peine retirée quelques instants plus tôt. Puis elle l’imita sans pouvoir retenir un léger sourire. Alors qu’elle refermait son appartement à clé et qu’elles prenaient le chemin de l’Institut, elle regretta de ne pas lui en avoir parlé plus tôt.

Elles passèrent près d’une heure dans les souterrains de la bibliothèque, à explorer tous les couloirs pour tenter de retrouver une trace du garçon. Claìre sentait une inquiétude sourde grandir en elle : s’il existait vraiment, depuis tout ce temps, il était sans doute mort de faim. Pourquoi n’avait-elle pas essayé de le rattraper ?

— Bon.

La torche que tenait Albàne entourait son visage d’un halo de lumière qui donnait à ses cheveux des reflets roux. Elles s’étaient retrouvées après avoir cherché chacune de leur côté pendant quelques instants. Claìre, qui n’avait pas besoin de lumière, allait pieds nus.

— Tu es bien meilleure que moi pour ce genre de choses. Si tu ne le sens pas…

— Tu as raison, la coupa Claìre. Désolée pour cette perte de temps.

Albàne leva les yeux au ciel et lui donna un coup de coude.

— Ne sois pas comme ça, la réprimanda-t-elle. Peut-être qu’une autre Taupe l’a trouvé et l’a sorti de là ? Ou alors peut-être qu’il accompagnait quelqu’un ?

Claìre haussa les épaules. Le fait qu’Albàne la prenne au sérieux l’avait rassurée, mais elle se mettait de nouveau à douter de ce qu’elle avait vu.

— Inutile de s’attarder plus, insista Claìre. La manière dont je l’ai senti apparaître, puis disparaître… C’était trop bizarre pour être vrai.

Albàne fronça les sourcils mais ne dit rien. Elles retournèrent ensemble à l’extérieur et au soulagement de Claìre, Albàne prit congé et ne revint pas pour finir sa tasse de thé.

***

Les jours qui suivirent, les rêves de Claìre devinrent moins fréquents, mais sa fatigue s’accumulait et elle n’arrivait pas à récupérer son manque de sommeil. Bien que le chantier soit simple, elle restait distraite et commettait des erreurs, ce que son équipe et son contremaître ne purent que remarquer.

— Tu nous avais habitués à un travail de meilleure qualité ! s’exclama Coràlie le samedi soir qui suivit.

D’humeur maussade, Claìre la suivit à l’arrière du chariot de transport qui les ramenait en centre-ville. Coràlie lui asséna une tape amicale sur l’épaule :

— Bah ! Il y a des jours comme ça ! Ça ira mieux après un peu de repos.

Le chariot s’ébranla et quitta les Faubourgs pour remonter vers les remparts intérieurs de la ville. À cette heure de la journée, la circulation était plutôt dense – tout le monde rentrait du travail – mais elle s’éclaircissait généralement une fois les quartiers bourgeois atteints.

Plongée dans un demi-sommeil par le ballottement du chariot, Claìre laissait sa tête reposer sur sa main et luttait contre l’endormissement pour ne pas s’affaler complètement sur Coràlie. Ses erreurs de la journée la hantaient encore, planant à la périphérie de son esprit ; elles n’attendaient qu’un réveil de son attention pour revenir la tourmenter. Pour l’instant, personne n’était venu se plaindre de la qualité de son travail, mais pourrait-elle encore prétendre à son poste si elle continuait dans cette voie ? Que pouvait-elle désormais apporter à l’équipe si ce n’était du travail supplémentaire ?

Elle sortit de sa torpeur avec un sursaut brusque.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’un air hébété.

Elle cligna des yeux et réalisa qu’ils avaient atteint le cercle intérieur des remparts ; elle pouvait voir la silhouette de l’Institut à quelques mètres devant elle. Elle mit du temps à comprendre ce qui l’avait réveillée : ils étaient arrêtés au beau milieu de la chaussée, entourés d’une marée d’élémanciens en uniforme.

Coràlie considéra Claìre d’un œil amusé :

— T’as raté ton arrêt. Tu dormais tellement bien que j’ai pas osé te réveiller.

Claìre leva les yeux au ciel. Tout autour d’eux, les élémanciens formaient une grosse vague écarlate qui s’écoulait lentement. Mais si leur mouvement était celui d’une foule souple, ils dégageaient une énergie étrange, plus dynamique, presque en colère. Certains distribuaient des tracts, d’autres portaient des panneaux où des slogans avaient été peints et la plupart avançait en scandant :

— La vérité ! La vérité sur les traîtres spirimanciens !

Quelqu’un fourra un tract dans les mains de Coràlie qui le rangea machinalement, le visage neutre, dans une poche de sa robe.

— Oh, tire pas cette tête, c’était une blague !

Comme Claìre observait toujours la masse d’élémanciens d’un air perdu, elle rit puis expliqua :

—  Dis-donc ! T’as vécu dans une grotte cette semaine ou bien ? Ça n’arrête plus depuis quelques jours. Le Recteur ne s’est toujours pas exprimé sur son absence à… tu sais quoi. Et les gens commencent à s’impatienter.

Claìre acquiesça, désormais parfaitement réveillée. Elle se redressa sur son banc du chariot pour se pencher vers Coràlie, qui poursuivit à mi-voix :

— De plus en plus de gens s’imaginent qu’il était contre cette exécution. Qu’il aurait voulu, je sais pas moi, l’interroger lui-même pour mieux comprendre son pouvoir ?

Elle haussa les épaules :

— Dans tous les cas, son silence fait beaucoup de bruit. Les élémanciens ont peur, j’ai l’impression. L’une des leurs avec des marques de spirimancienne ? Ça prouve que personne n’est à l’abri de, tu sais, l’hérésie. N’importe qui peut voir son âme se corrompre et le pire, c’est que personne n’a la moindre idée de comment ça peut arriver. Il y a les marques, bien sûr, mais une fois qu’elles apparaissent… est-ce que c’est pas déjà trop tard ? Comment se protéger d’un phénomène qu’on ne peut pas anticiper ?

— Et les célébrants, dans tout ça ?

Les célébrants étaient les élémanciens responsables du culte des Esprits. Fordä le Feu, Mardä la Terre, Seldä l’Air et Veldä l’Eau étaient vénérés aussi bien par les élémanciens, qui portaient leur bénédiction, que par les habitants de l’empire.

— Les célébrants ? répéta Coràlie en faisant la moue. Ils font ce qu’ils peuvent pour rassurer la population… et surtout pour éviter que l’information ne sorte des murs de l’Institut et des cercles des élémanciens. Mais sans communication réelle de la part du Recteur… Même supportés par le Haut-Élémancien de cérémonie, ils ne peuvent pas faire des miracles, tout célébrants qu’ils soient.

Elle fit une pause alors que le chariot se remettait doucement en mouvement et que la foule se clairsemait autour d’eux.

— Je me demande comment tout ça va évoluer.

***

Le Recteur prit la parole devant les Haut-Élémanciens le lundi suivant et la retranscription de son discours fut placardée sur tous les tableaux d’affichage de l’Institut.

« Mes chers confrères, mes chères consœurs,

Notre communauté fait face à des temps troublés, mais par égard pour ceux qui ne sont pas dotés de la même bénédiction, je vous demanderais de garder votre calme.

Soyez assurés que la prisonnière n’a pas été exécutée sans avoir été interrogée au préalable, et que nos meilleurs enquêteurs et moi-même sommes actuellement en train de travailler sur le sujet. Comment s’est-elle retrouvée avec des marques de spirimancienne ? Quel a été le degré de perversion de son âme ? Nous avons bien conscience des questions auxquelles il nous faudra trouver réponse.

Sitôt que nous en saurons plus, vous serez les premiers à être au courant. En attendant, je vous prierais de ne pas céder à la peur ou à la panique. Guidés par les Esprits, nous parcourons ensemble les Arcanes élémentaires et nous y sommes en sécurité. La Sagesse de Veldä, la Stabilité de Mardä et le Savoir de Serdä sauront nous garder dans le saint chemin qui est le nôtre.

Que la Flamme de Fordä éclaire vos pas,

Paùl de Vandrenèj,

XIXème Recteur de l’Institut impérial d’Élémancie. »

— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?

— On est vraiment obligé d’en penser quelque chose ?

Abàne s’enfonça dans sa chaise en grognant tandis que Laurà se penchait en avant, les coudes sur la table, avide de discussion. Avec Claìre et Vincènt, elles se trouvaient installées sur la terrasse de la cafétéria principale de l’Institut. Une copie du communiqué du Recteur se trouvait entre leurs assiettes à peine entamées. Claìre, en tenue de travail, couverte de poussière et de transpiration, se sentait mal à l’aise et commençait à regretter d’avoir accepté l’invitation. À sa gauche, Vincènt avait posé sa lecture en cours à côté d’une tasse de café et considérait ses amis avec attention. À sa droite, Albàne, un peu échevelée d’être arrivée en retard, une petite pile d’ouvrages à ses pieds, attendait encore son plat. Leurs uniformes à tous les deux étaient impeccables, tout comme celui de Laurà, et Claìre savait qu’elle détonait. Elle n’avait pas beaucoup de temps avant de devoir retourner sur son chantier, mais sa curiosité l’emporta et elle domina sa nervosité pour écouter la discussion.

— Je pense que c’est bien qu’il ait donné son avis, dit Albàne devant l’insistance de Laurà.

Satisfaite, la géo-ingénieure eut un sourire et commença à manger sa salade d’un air distrait.

— Qu’il ait montré qu’il prend les choses en mains.

Une bulle d’eau de la taille d’un poing d’enfant lévitait constamment au-dessus de l’épaule d’Albàne. La bulle vacillait dès qu’elle se laissait distraire, mais elle n’éclatait jamais, se contentant de danser autour d’elle. L’usage constant de l’élémancie était la principale pratique recommandée par les célébrants pour repousser la perversion de la spirimancie. En attendant les résultats de l’enquête, cette démarche ne se basait sur rien de concret mais les célébrants avaient été contraints de proposer des solutions face à la nervosité croissante des élémanciens. Mobiliser la bénédiction des Esprits pour repousser l’hérésie de la spirimancie n’était pas une mauvaise idée sur le papier, mais Claìre la trouvait irréaliste. Albàne avait les traits plus pâles et plus tirés que d’habitude ; si invoquer une bulle de cette taille ne lui demandait pas beaucoup d’efforts, cela restait une dépense d’énergie continue.

Vincènt fit la moue en remuant ses pâtes :

— Mais est-ce que ça suffit ?

Claìre baissa les yeux vers son assiette. C’était encore l’une de ces occasions où elle sentait le gouffre qui la séparait de ses amis. Elle, la technicienne poussiéreuse et puante, n’avait pas sa place à une table d’ingénieurs bien mis.

— Oh, arrête un peu ! grogna Albàne. Tu veux vraiment passer le reste de la pause à parler politique ?

Vincènt se pencha en avant.

— De politique, exactement. Est-ce que vous avez remarqué qu’il ne dit rien au sujet de son absence ?

Laurà acquiesça vigoureusement mais Albàne leva les yeux au ciel :

— C’est le Recteur. Il n’a pas besoin de s’expliquer.

— Sauf quand littéralement tout le monde attend ça de lui, répliqua Laurà.

— Et vous avez vu le dernier paragraphe ? C’est si rare qu’il parle de religion aussi ouvertement. D’habitude il laisse ça à Constànt.

Ils s’interrompirent lorsqu’un serveur vint amener la commande d’Albàne – une part de cake aux olives recouverte de sauce tomate.

— Ce n’est vraiment pas son genre, reprit Vincènt.

— Mais c’est un très bon moment pour le faire, dit Albàne en haussant les épaules et en entamant son cake.

— Je suis sûre que ça cache quelque chose.

— Tu en penses quoi, Claìre ?

Claìre remua sur sa chaise, mal à l’aise par l’attention que la question de Vincènt avait amenée sur elle.

— Je sais pas…

— Oh allez, l’encouragea l’hydro-chercheur. Tu as bien un avis sur la question ?

Bien sûr qu’elle avait un avis sur la question. Mais il n’était probablement pas très intéressant.

— On dirait presque que ce n’est pas lui qui a écrit ce discours, dit-elle finalement. Ou alors, qu’il a été beaucoup relu. Ou qu’il a un peu mis ses convictions de côté pour que ça passe mieux auprès des célébrants.

Un silence suivit sa déclaration et elle se sentit stupide. Mais Vincènt finit par hocher la tête et Laurà commenta :

— Oui, ça se tient. On dirait qu’il s’empêche de donner son véritable avis.

Claìre haussa les épaules :

— Mais son absence à l’exécution et le fait qu’il ne la justifie pas dans son message… ça parle pour lui, non ? Même si c’est à un degré infime, il n’est pas complètement d’accord avec ce qu’il se passe.

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