5. Les marques

La plupart des élémanciens trouva le discours du Recteur insuffisant. Plutôt que d’être rassurés, ils attendaient de vraies actions de sa part ainsi que de celle de l’équipe d’enquêteurs. Constànt s’était emparé de la direction de cette dernière mais n’avait pas communiqué pour le moment. Ses célébrants multipliaient toutefois les apparitions et les divers lieux de recueillement de l’Institut connaissaient un regain en popularité. Le Haut-Élémancien de cérémonie se montrait parfois à leurs côtés, rassurant, apaisant et prodiguant des conseils. Conformément à ses recommandations, il avait lui aussi mis en place une invocation élémantique permanente : une flamme brûlait continuellement au-dessus de son épaule. Mais rien de notable ne se passa pendant une dizaine de jours environ et les manifestations continuèrent.

La colère des élémanciens enflait et Claìre, qui avait appris à les ignorer lorsqu’ils bloquaient le retour du chariot de transport pour distribuer des tracts, ne pouvait pas s’empêcher d’être inquiète pour le Recteur. Son manque de répondant le mettait en danger, elle le savait. Jusqu’où laisserait-il les choses s’envenimer ?

La dernière fois que les élémanciens s’étaient mobilisés de manière aussi forte, c’était trente ans auparavant, peu après la bataille des champs du Rònan, lorsque la conquête des Terres Sauvages avait commencé. Ils avaient revendiqué leur droit d’y participer et de prendre eux-mêmes part à la suppression de la spirimancie.

— C’était très différent, ce qu’il se passe en ce moment, dit un jour Coràlie à Claìre. À l’époque, j’avais qu’une quinzaine d’années, mais je m’en souviens encore. Les gens avaient peut-être peur, mais c’était une peur un peu distante. La spirimancie était encore un truc de l’est, confiné dans les Terres Sauvages. Les élémanciens avaient plutôt soif de… justice ? Oui, de justice au nom des Esprits. Pour la protection des Arcanes spirituels. Qui aurait cru que la spirimancie pouvait en fait nous atteindre ?

Coràlie ne faisait pas partie des gens qui mobilisaient leurs pouvoirs en continu. Elle soutenait que c’était trop fatiguant pour en valoir la peine. Claìre la soupçonnait surtout de ne pas être une personne très croyante.

Le clivage avait atteint les Taupes, qui commençaient à se diviser. Certaines en venaient même à décrier le Recteur, chose étonnante sachant qu’elles l’avaient élu et qu’il était le garant de la sécurité de leur réseau. Mais les Taupes exploraient les Arcanes plus loin que les autres par nature. Le risque de se voir compromettre par la spirimancie n’en était-il pas plus grand ?

Cette hypothèse allait toutefois contre la structure des Arcanes telle qu’elle avait été établie par le Traité, et qui les voyait comme trois entités distinctes sans liens ou possibilités de passage. Peu de Taupes avaient cessé leurs activités, elles s’entraînaient même avec plus d’ardeur en prévention.

 Claìre, toujours en manque de sommeil à cause de ses rêves, toujours épuisée à longueur de journée et prompte à l’erreur sur le chantier, assistait aux entraînements quand elle le pouvait. Ils étaient devenus pour elle un moyen de se défouler en se vidant l’esprit et elle faisait de son mieux pour ne pas trop prêter attention aux débats qui animaient la communauté – elle n’avait pas besoin d’une source d’inquiétude supplémentaire. Le sujet fut d’ailleurs vite banni des tapis d’entraînement suite à plusieurs échanges houleux entre des groupes de Taupes.

Albàne et Vincènt ne cessaient de l’observer d’un air inquiet lorsqu’ils se voyaient. Si elle savait qu’elle n’avait pas fière allure, elle détestait susciter la pitié. Et l’idée qu’ils se retrouvent séparément pour parler de son état ne la quittait pas ; elle la rendait d’humeur massacrante – un mélange de colère sourde et d’impuissance teintée d’agacement.

Il s’était écoulé près de trois semaines depuis qu’elle avait croisé – ou cru croiser – le garçon et n’avait plus l’impression que de survivre à cause du manque de sommeil. Trois semaines avant qu’elle ne doive de nouveau s’entraîner sous la bibliothèque.

Depuis quelques jours déjà, elle utilisait les torches, d’ordinaire employées par les aéromanciens et les hydromanciens, pour se diriger dans les souterrains. Sa fatigue était telle qu’il n’y avait désormais plus de petite économie d’énergie. Ce soir-là, Claìre n’eut pas besoin de retirer ses bottes pour retrouver son chemin. Elle y vit un signe de bon augure et se sentit soulagée d’un poids. Au fond de la salle d’entraînement, elle retrouva Albàne et Vincènt et fut contente de les voir.

L’automne approchait et il pleuvait plus fréquemment. La salle était remplie d’une odeur humide alors que les Taupes se débarrassaient de leurs capes de pluie et que les hydromanciens circulaient parmi elles pour en recueillir l’eau dans des seaux. Les filles laissèrent à Vincènt le soin de drainer leurs deux capes et allèrent s’échauffer. Claìre sentait qu’Albàne l’observait, mais elle ne laissa pas son humeur s’assombrir. Revenir s’entraîner sous la bibliothèque, c’était comme boucler un cycle et pouvoir repartir du bon pied. Peut-être pourrait-elle même battre Vincènt pour une fois.

— Tu as l’air d’aller bien aujourd’hui, remarqua l’hydro-chercheur en déposant le seau contenant l’eau de leurs capes près de leur tapis d’entraînement.

— Ta chance va tourner, répondit Claìre avec un sourire.

— Ma chance ? Tu appelles ça de la chance alors que depuis…

Il se tut brusquement, fixant un point au-dessus de l’épaule de Claìre qui se retourna pour suivre son regard. Un silence lourd tomba sur le groupe de Taupes alors que leur instructeur du jour pénétrait dans la pièce. Sous l’effet de la surprise, Albàne entrouvrit la bouche.

— Bonsoir à tous, dit le Recteur d’un ton affable.

Le silence vola en éclats alors que toutes les Taupes prenaient en même temps la parole :

— Où en est l’enquête ?

— Comment se fait-il que nous ne vous ayons pas vu plus tôt ?

— Où étiez-vous le jour de l’exécution ?

— Enfin vous êtes là !

L’exclamation joyeuse d’Albàne se perdit dans la marée de question qui noyait le reste de leur groupe. Le Recteur sourit et leva les mains en signe d’apaisement :

— Allons, allons. Nous sommes sur le tapis d’entraînement. Nous devrions commencer sans plus attendre.

Il mit fin à la conversation en prenant place au centre de la pièce et montra quelques exercices. Parmi les Taupes bouche bée, Claìre surprit des regards interloqués. Albàne hocha la tête :

— Le sujet est interdit ici, vous vous rappelez ? souffla-t-elle à l’adresse de Claìre et Vincènt. Oh, allez, ajouta-t-elle devant leur immobilité, il en parlera certainement à la sortie.

La démonstration du Recteur fut suivie d’un nouveau silence incrédule avant que les Taupes ne se décident à se répartir en binômes pour commencer à s’entraîner. Le murmure des conversations, d’ordinaire beaucoup plus ténu, envahit bientôt la salle. Les Taupes suivaient le Recteur du coin de l’œil ; il ne semblait nullement affecté par le trouble qu’il avait causé.

— Mais qu’est-ce qu’il fait ? chuchota Claìre en se plaçant en face de Vincènt.

Non loin d’eux, Albàne se préparait à affronter un pyromancien qui avait l’âge d’être encore étudiant et ne paraissait pas ravi à l’idée d’affronter l’élément qui pouvait annihiler le sien. Le sourire qu’Albàne affichait ne devait pas le rassurer. Vincènt haussa les épaules avec une grimace un brin désapprobatrice :

— Il doit être venu prendre la température parmi ceux qui l’ont élu. On verra bien ce qu’il se passe ensuite.

Claìre comprit très vite que malgré toute sa bonne volonté, ce n’était pas ce soir qu’elle réussirait à vaincre Vincènt. En tous cas, ce ne serait pas une vraie victoire. L’hydro-chercheur non plus n’était pas concentré ; il guettait comme tous les autres les moindres gestes du Recteur.

Depuis la dernière fois qu’ils l’avaient vu, ce qui remontait à plus d’un mois auparavant, le Recteur avait changé, cela se voyait. La fatigue marquait clairement ses traits tirés et ses cheveux paraissaient plus gris qu’auparavant. Il se déplaçait parmi les Taupes, leur prodiguant des conseils, mais même lui, soucieux, n’était pas entièrement à ce qu’il faisait. Cette apparition soudaine après des semaines de silence était loin de contenter tout le monde. Claìre sentait l’ambiance s'alourdir et la colère enfler. Les Taupes étaient bruyantes et leurs chuchotements ne se turent à aucun moment de l’entraînement. L’heure passa dans une atmosphère étrange et épaisse. À la fin de l’entraînement, ne tenant plus sous la tension, l’étudiant pyromancien qui faisait équipe avec Albàne explosa :

— Et que répondez-vous quant aux rumeurs concernant la maison de l’hérétique ? Est-ce que vous allez faire quelque chose ?

Toutes les Taupes se figèrent pour guetter la réponse. Claìre jeta un coup d’œil interrogateur à Vincènt, qui se pencha pour lui souffler :

— Il y a eu une fuite au niveau de l’équipe d’enquêteurs. Il paraît que la spiri-élémancienne habitait un appartement miteux dans le Marais, elle a été arrêtée là-bas. En plus de manifester, certains cherchent à le localiser plus précisément. Imagine le nombre de réponses qu’il peut y avoir dans cet endroit… Si les enquêteurs ne font rien, les élémanciens vont finir par mettre le Marais à sac pour le retrouver.

Claìre crut que le Recteur allait éluder la question, mais il adressa un sourire au groupe :

— Comme je l’ai dit lors de ma prise de parole publique, dit-il d’un ton calme, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour trouver des réponses aux questions qui nous taraudent.

Il fit une pause et un éclair espiègle vint allumer ses yeux :

— Toutefois, à titre personnel, je peux vous garantir que je fais tout mon possible pour pousser l’équipe enquêtrice vers une résolution la plus méthodique possible, afin que nous comprenions véritablement le lien entre élémancie et spirimancie… le tout sans être alourdis du poids de la superstition.

Avec un dernier regard appuyé, il leur tourna le dos et annonça la fin de l’entraînement. Comme il était de coutume pour les instructeurs, que ce soit sur les bancs ou dans les souterrains de l’Institut, il se plaça à la sortie de la pièce pour saluer les Taupes. Il ne récolta qu’une poignée de saluts froids. Claìre elle-même ne sut comment l’aborder et passa devant lui en baissant la tête, son aurevoir entre les dents.

— Est-ce que j’ai bien entendu ? fit Vincènt une fois qu’ils se furent écartés de leur lieu de rassemblement.

L’hydro-chercheur se massait les tempes, signe qu’il était plongé dans une intense réflexion. Albàne croisa les bras, fermée.

— Le poids de la superstition, hein ? releva Claìre.

— Il a dit à titre personnel, grommela Albàne. Officiellement, il fera forcément le nécessaire.

— Le Recteur est un homme droit qui soutient ses positions au maximum, dit Vincènt. Je suis sûr qu’officiellement, il fera le nécessaire… pour que l’enquête suive la direction qu’il trouve la plus juste.

Albàne secoua la tête et grimaça :

— Heureusement que c’est Constànt qui la dirige. Si le Recteur considère l’hérésie spirimancienne comme une superstition… ce serait lui, l’hérétique.

Sans attendre de réponse, elle s’enfonça dans les souterrains, sa torche à la main et sa petite bulle d’eau au-dessus de l’épaule.

— J’ai trouvé ça plutôt rassurant, commenta Claìre en repoussant un gravier du coin de la botte. Au moins, il fait ce pourquoi il a été élu. Il explore les pistes sans être ralenti par le poids des… traditions.

Vincènt la considéra un instant, sourit et hocha la tête :

— Tu devrais plus souvent donner ton avis, Claìre.

***

Claìre n’avait jamais été très croyante, au contraire d’Albàne, Jeàn ou Laurà, et elle ne savait pas trop quoi penser du lien entre la spirimancie et le blasphème. Bien sûr, on lui avait appris que les spirimanciens profanaient les terres des Esprits, mais l’arcanisme n’était pas une science exacte. Si ses manifestations pouvaient trouver une explication, que ce soit chez les élémanciens ou chez les physiomanciens du royaume de Cardiban, ses origines n’était pas une science tout court. Ceux qui, à la signature du Traité, avaient bâti la vision des Arcanes que tous les arcanistes partageaient aujourd’hui n’étaient pas infaillibles. Leur perspective pouvait être erronée ou même désuète. Et si un homme pouvait tirer ce mystère au clair, Claìre ne voyait pas d’autre candidat que le Recteur.

Perdue dans ses pensées, la géo-technicienne mit du temps à se rendre compte qu’elle s’était perdue. Elle s’arrêta au milieu d’un couloir, la torche qu’elle avait empruntée à la main, regardant devant et derrière elle en quête d’une indication. Dans cette section-là des souterrains comme dans les autres, les murs se ressemblaient tous.

Elle sentit son cœur se mettre à battre douloureusement dans sa poitrine alors que les considérations politiques et religieuses qui avaient occupé ses pensées jusque-là disparaissaient complètement de son esprit. Fébrile, le souffle court, immobile dans une semi-pénombre, elle devait se déchausser pour retrouver son chemin mais n'osait pas bouger. Le cycle recommençait.

Elle ne pouvait pas rester sur place indéfiniment. À grands renforts d’inspirations profondes, elle se força à se calmer et fit quelques pas en avant, jusqu’à un crochet dans le mur où elle rangea sa torche. Puis elle se baissa pour défaire ses bottes et épousseta le sol d’une main pour écarter poussière et débris avant d’y poser ses pieds nus.

C’est simple. Tu vas juste retrouver ton chemin. Il n’y aura pas de garçon et tu ne penseras plus jamais à cette histoire.

Elle ferma les yeux, remua les orteils sur le sol pour s’y ancrer et déploya sa perception dans la terre.

Elle sursauta lorsqu’elle sentit la présence de deux personnes, dans une galerie latérale, quelques mètres derrière elle. Elle revint aussitôt à elle et son souffle se coinça dans sa gorge.

Des Taupes.

Elle se força à se calmer. À cette heure-ci et à cet endroit, c’étaient forcément des Taupes. Sans prendre le temps de s’attarder pour les identifier plus finement, elle prit sur elle, récupéra ses bottes et sa torche et alla à leur rencontre avant de changer d’avis. Elle n’avait plus qu’à faire quelques pas ; ils se salueraient en souriant, ils riraient qu’elle se soit perdue et ils la raccompagneraient à la surface en lui disant bonsoir.

À la prochaine intersection, ils seraient là.

Ils étaient là.

Le Recteur. Et le garçon.

Un réflexe poussa Claìre à reculer aussitôt. Elle abaissa sa torche et appela à elle une quantité de poussière suffisante pour en souffler la flamme. Elle ferma très fort les yeux et sonda la terre de ses pieds. Le Recteur et le garçon n’avaient pas bougé, toujours plongés dans leur discussion. Prudente, Claìre se pencha légèrement pour regarder au-delà de l’angle où elle s’était dissimulée. Le Recteur et le garçon – c’était lui, le même que la fois précédente, le même que dans ses rêves, il n’y avait pas de doute possible – se tenaient à une vingtaine de mètres de là. Ils conversaient à voix trop basse pour que Claìre ne distinguât quoi que ce soit, mais leur ton était saccadé, comme pressé.

Ils étaient éclairés par une longue langue de feu qui flottaient entre eux ; elle émanait forcément du Recteur, connu pour être à la fois pyromancien et aéromancien. Même si le garçon était lui aussi un élémancien, il était trop jeune pour ce genre d’invocations ou d’appels si maîtrisé. Claìre en profita pour l’observer attentivement et pour graver le moindre de ses traits dans sa tête.

Il ne devait pas avoir plus de douze ans. La flamme jetait des reflets d’or dans ses cheveux blonds mais Claìre était trop éloignée pour voir la couleur de ses yeux et vérifier s’ils étaient verts comme dans ses rêves. Il avait des traits encore ronds, marqués par l’enfance, et il portait une tunique et un pantalon très simples et un peu crasseux. De temps à autre, il regardait derrière son épaule, comme s’il craignait d’être observé.

Et sur son cou, à la base du col, réhaussée par la lumière de la torche… une marque de spirimancien.

Le cœur de Claìre se remit à battre douloureusement dans sa poitrine. Elle aurait aimé pouvoir entendre ce qu’ils se disaient, mais leurs voix étaient trop basses pour que les ondes sonores qu’elles dégagent l’atteignent par le mur ou par le sol. Elle pouvait tenter de les sentir quand même, mais elle risquait de se perdre dans la terre ou de signaler sa présence.

Elle pensa soudain à Vincènt et se demanda ce qu’il aurait fait à sa place. Il aurait certainement tenté quelque chose, mais il était meilleur élémancien qu’elle. Même s’ils ne maîtrisaient pas le même élément, la comparaison était possible. La qualité de chercheur de Vincènt le voulait : sa maîtrise était forcément plus élaborée que celle d’une technicienne. Le bénéfice qu’elle pouvait tirer d’une bribe de conversation surprise à la volée pouvait-il surpasser les dommages qui surviendraient si elle ratait son appel élémantique ?

Elle secoua la tête pour chasser ses interrogations. Une parole l’aiderait certainement à se débarrasser de ses rêves en rendant le garçon encore plus réel à ses yeux. Les yeux de nouveau fermés pour se concentrer, elle décida qu’elle avait plus de chances de surprendre quelque chose grâce aux murs, qui recevait plus directement les ondes sonores des deux interlocuteurs, que grâce au sol. Elle plaça ses deux paumes à plat contre la pierre et se concentra pour faire taire les sensations qui lui parvenaient du sol à travers ses pieds. Puis elle déploya sa conscience en avant.

Sa progression fut lente et douloureuse : une migraine commença à marteler ses temps dès qu’elle eut atteint la distance limite à laquelle elle était habituée. Mais elle persista et finit par les atteindre. Elle n’entendit que la voix du garçon, qui faisait face au mur où elle avait appuyé ses paumes, et ce qu’elle perçut la laissa perplexe :

— Oncle… plus attendre… sortir de la ville… et rejoindre…

Le Recteur et le garçon se figèrent soudain et tournèrent brusquement la tête dans sa direction. La conscience de Claìre revint dans son corps avec brusquerie. Elle chancela mais eut la présence d’esprit de se plaquer contre le mur. Concentrée sur la voix du garçon, elle s’était laissé distraire et une fissure était apparue sur le mur, juste derrière le Recteur. Confuse et les sens embrumés, son nez s’était mis à saigner.

— Qui va là ? fit la voix du Recteur.

Qu’elle avait été stupide ! Bien qu’elle ait réussi sa manœuvre d’écoute, elle avait attiré l’attention sur elle. Elle aurait dû être plus prudente. Le Recteur fit quelques pas en avant mais Claìre entendit le garçon le retenir :

— Je suis sûr que c’est rien.

Claìre n’attendit pas son reste : elle fila dans le noir, les jambes tremblantes de l’effort qu’elle avait fourni, se tenant aux murs pour ne pas tomber. Malgré l’épuisement occasionné par sa manœuvre d’écoute, elle se guida avec son toucher pour retrouver la sortie et fuir les souterrains au plus vite. L’air frais de l’automne qui l’accueillit au dehors lui éclaircit brusquement les idées. Dans un éclair de lucidité, deux éléments se mirent en place dans son esprit. La première fois qu’elle l’avait vu, le garçon cherchait un oncle nommé Paùl. La deuxième fois qu’elle l’avait vu, il était en compagnie du Recteur. Et le Recteur s’appelait Paùl de Vandrenèj.

***

Ce soir-là, Claìre eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil… mais c’était presque devenu une habitude.

Elle ne cessait de se tourner et de se retourner dans ses draps, ressassant les récents événements. Elle était pleine de questions mais n’entrevoyait aucune réponse. Comment était-il possible que le Recteur se soit retrouvé avec un spirimancien pour neveu ? Une telle question pouvait faire basculer l’Institut tout entier.

Lorsqu’elle s’endormit enfin, ce fut pour rêver de nouveau. Mais le rêve fut différent, plus intense encore que les précédents. Elle n’était plus seule dans l’océan de noirceur. Elle retrouva l’angoisse familière du vide insondable mais cette fois, le garçon était arrivé le premier. Il la fixait de ses yeux verts et brillants, et ses marques de spirimanciens, ressortaient nettement sur sa peau, comme si elles avaient attendu que Claìre les voie dans la réalité pour se manifester. Noires sur la pâleur de son teint, on eut dit que l’obscurité s’était prolongée pour aller se graver dans sa chaire.

La silhouette d’une femme se dessina derrière le garçon, une main posée sur son épaule. Claìre n’eut aucun mal à la reconnaître : ces traits tirés de fatigue, ces cheveux courts et sales, cette stature, qu’on devinait autrefois musclée, masquée par une tunique grossière, et ces marques – toujours les marques – qui recouvraient tout son corps. C’était la spiri-élémancienne.

Elle pencha la tête de côté alors que Claìre reculait sans que cela ne la mène nulle part. Puis elle tendit la main avec un sourire triste qui terrifia la géo-technicienne. « Viens », semblait-elle lui dire alors que le garçon hochait la tête pour l’encourager.

Des dizaines d’autres silhouettes se dessinaient progressivement derrière eux. Claìre reconnut son oncle et sa tente, ses cousins et son frère cadet, morts dans un naufrage lorsqu’elle était jeune. Elle reconnut aussi l’étudiant qui avait été écrasé par un bloc de pierre lors de sa première année de formation de géo-technique. Elle reconnut même le chien qu’elle avait eu enfant et qui avait disparu du jour au lendemain. Parti pour les Îles Inconnues, avait dit son père. Il y en avait encore d’autres.

C’étaient des morts, des morts qu’elle avait connus ou croisés, des silhouettes froides, translucides et empreintes de tristesse. Et au premier rang devant eux, la silhouette plus claire du garçon spirimancien la sommait de les rejoindre.

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