Le convoi quitta le palais et pénétra dans la ville pour se diriger vers la porte est. Le soleil s’était enfin levé ; il projetait l’ombre de Màrc et des wyvernes sur les pavés, en avant du chariot bâché. En quittant l’enceinte du palais, le convoi dut passer sous un porche gardé et Àstrid avait levé les yeux pour tenter d’apercevoir Nervà, sa wyverne. Elle se rendit vite compte qu’à cette altitude, elle était incapable de la différencier des sept wyvernes orphelines. Elle avait tellement l’habitude de voler avec elle qu’elle n’arrivait pas à distinguer son allure depuis le sol.
Les roues du chariot cahotaient sur le pavé de la capitale et le bruit des fers des chevaux résonnait dans les rues. La ville était construite circulairement avec plusieurs niveaux de remparts délimitant les différents quartiers. À cette heure, ils ne croisèrent personne à l’intérieur des premières fortifications, qui abritaient le palais, l’Institut impérial d’Élémancie et les résidences secondaires des Ministres et de quelques bourgeois privilégiés. Mais à mesure qu’ils franchissaient les différentes barrières, leur environnement s’animait. Dans le quartier suivant, qui regroupait les résidences de la petite bourgeoisie, ils croisèrent plusieurs groupes de domestiques pressés. Plus loin encore, ils longèrent les Faubourgs, le plus grand quartier marchand de la capitale, ainsi nommé du temps où les remparts suivants n’existaient pas. Il portait encore les stigmates des incendies, mais ils aperçurent les échafaudages qui marquaient le début de sa reconstruction. Les quartiers plus populaires étaient plus animés encore. Des odeurs de cuisine et des éclats de voix s’échappaient des fenêtres pour se mélanger dans la rue, sans parvenir à masquer la senteur de fumier des caniveaux et les râles alcoolisés des couche-tard.
Lorsqu’ils traversèrent le Marais, qui devait son nom à ses rues sans cesse recouvertes d’un mélange spongieux d’eau de mer et d’eaux usées, Àstrid vit Ròbin rabattre sa capuche sur sa tête. Elle retint un ricanement dédaigneux. En effet, le Renard du Marais n’avait vraiment pas intérêt à se montrer prisonnier sur son propre territoire.
— Nous sommes à l’heure, dit Antoìne en rangeant une montre à gousset dans son manteau.
D’excellente facture, le bijou contrastait avec sa tenue de voyageur. Ils étaient arrivés au niveau de la porte est et les soldats en faction appartenaient au quart de nuit. Antoìne camoufla lui aussi son visage – sa sortie de la ville se devait d’être discrète – et laissa les gardes impériaux passer en avant. Ensommeillés et un peu éméchés, les soldats de la ville s’écartèrent devant les représentants de l’impératrice et laissèrent passer le convoi sans réagir. Ce dernier put enfin quitter la capitale et prendre la direction de l’est par les grands chemins.
***
— Si l’impératrice tient autant à ce que nous passions inaperçus, pourquoi restons-nous sur la Grande Voie ?
Mùrielle avait posé une question à laquelle Àstrid n’avait même pas songé. Il était un peu plus de midi, ils n’avaient fait aucune halte et n’avaient pas quitté la route principale de l’empire de Vestrià, qui reliait tous les duchés entre eux. Ils croisaient beaucoup de convois de marchands en chemin vers Vandrenèj. Surpris de les voir avancer dos à la ville en début de matinée, ils se retournaient sur leur passage en leur jetant des regards étonnés ou méfiants. Àstrid ne parvenait pas à déterminer si c’était mauvais signe ou non. Ils parvenaient certes à se faire passer pour des éleveurs de wyvernes, mais ils allaient dans une direction incongrue. À cette période de l’année, ils auraient dû être occupés à prévoir les prochaines reproductions plutôt que sur les routes. Heureusement, le manteau de Ròbin était assez large pour cacher ses chaînes, mais Àstrid ne pouvait pas s’empêcher de gigoter sur sa selle pour le vérifier régulièrement.
— Notre chariot est trop grand, répondit Antoìne. Passer par des chemins moins entretenus nous ferait perdre trop de temps.
Le rythme excessivement lent des chevaux l’avait rendu somnolant et il dodelinait de la tête. Àstrid, qui aurait rêvé de s’entretenir avec lui, s’en trouvait légèrement déçue, même si elle devait bien lui donner raison : ce début de voyage était ennuyeux.
— Si nous avions été à pied ou seulement à cheval, nous aurions pu couper à travers champ, dit Ròbin. Qu’il y a-t-il de si important dans ce chariot ?
— De quoi nous permettre de mener à bien notre mission, répondit le stratège d’un ton laconique.
Àstrid avait rangé sa lance dans le chariot mais n’avait pas pu apercevoir son contenu, protégé par des bâches en toile. Antoìne remua sur son siège et s’éclaircit la voix :
— Dites-moi, Àstrid, combien de temps pensez-vous qu’il faille pour apprendre à chevaucher une wyverne ?
Surprise par la question, Àstrid se retourna sur sa selle pour considérer le stratège, qui lui parut à peine plus réveillé. Elle hésita un instant. Fallait-il qu’elle soit sincère ou qu’elle lui dise ce qu’il voulait entendre ?
— Je… Je ne peux pas vous donner de réponse précise… répondit-elle en choisissant une version édulcorée de la sincérité. Cela dépend de la wyverne, du cavalier et du degré de maîtrise que vous voulez atteindre…
— Donnez-moi une estimation. Combien de temps pour pouvoir… disons… voler à une hauteur standard en se dirigeant facilement sans avoir peur de tomber ?
Àstrid comprit qu’elle devrait lui donner une vraie estimation si elle voulait mettre un terme à cette conversation sortie de nulle part.
— Facilement… un mois, peut-être ?
— Eh bien ! s’écria Antoìne. Notre voyage jusqu’à Maràvie durera une quinzaine de jours. C’est le temps que vous aurez pour apprendre à voler à vos camarades ! Nous commencerons dès que nous aurons quitté la voie principale. Je veux que nous soyons prêts à affronter le dragon dès que nous arriverons en vue de Maràvie.
Àstrid déglutit. Elle n’était pas formée pour être professeure de vol. Mùrielle et Ròbin étaient les seuls du groupe à ne pas savoir voler ; elle n’avait pas besoin de se retourner pour ressentir la tension qui s’était emparée de ses deux futurs élèves.
— Alors quoi ? rit Antoìne devant son silence. Vous ne pensiez tout de même pas pouvoir capturer un dragon en restant les deux pieds sur terre, si ?
Àstrid retint un soupir. C’était en effet une autre question à laquelle elle n’avait pas pensé.
***
Le soir venu, ils quittèrent enfin la Grande Voie pour s’enfoncer dans la campagne et établirent leur camp près d’un petit bosquet. Ils auraient pu séjourner dans l’une des nombreuses auberges qui bordaient l’axe routier principal de Vestrià, mais Antoìne avait fait comprendre que c’était un risque à ne pas prendre.
Un feu fut très vite allumé par les gardes impériaux, ce qui était surprenant puisqu’ils passaient la majeure partie de leur temps à l’intérieur du palais – ils n’étaient pas partis en guerre depuis la bataille des champs du Rònan. Mùrielle les observa faire avec curiosité. Les wyvernes avaient été regroupées à l’écart et Màrc les surveillait du coin de l’œil. Les chevaux avaient tous été désharnachés et broutaient dans les fourrés avec soulagement. Les wyvernes orphelines les considéraient non sans un certain intérêt, mais Màrc ne s’inquiétait pas trop.
Après avoir fait vider l’intégralité du contenu du chariot sur le sol, Antoìne rassembla tout le monde autour des flammes et Màrc alla récupérer le sac qui contenait ses livres.
— Voilà l’idée que nous avons en tête, commença le stratège.
Il haussa les épaules puis fit signe aux gardes impériaux, qui ramassèrent quelque chose sur le tas d’affaires au sol et tendirent les bras. Avec un tintement métallique, un lourd filet de mailles de fer se déplia entre leurs mains. Màrc avait déjà vu de tels instruments, qui servaient aux éleveurs de wyvernes pour regrouper leur troupeau et contrôler son déplacement en vol. Ce filet-là était particulièrement grand.
— L’alliage combine résistance et légèreté, dit Antoìne, et sa taille est adaptée à celle de Finnòdon.
Il écarta l’un des gardes pour prendre sa place et souleva un crochet attaché sur l’un des côtés du filet.
— Ce filet comporte six crochets semblables. Ils permettront d’attacher les wyvernes à l’aide des harnais que vous voyez là-bas. L’objectif est d’appréhender le dragon par le dessous, puis de remonter pour l’enfermer. Il suffira alors à Mùrielle d’électrocuter le filet pour que le dragon soit sonné et nous oppose moins de résistance. Nous pourrons ainsi facilement le ramener à terre.
Il tapota une petite pochette de cuir qui ne quittait pas sa ceinture et qui émit un bruit de verre qu’on secouait.
— Pour la suite, j’ai en ma possession de puissants sédatifs qui nous permettront d’attendre l’arrivée d’experts sans nous faire de mauvais sang. Nous serons ensuite capables de maîtriser le dragon en toute tranquillité et de l’acheminer dans les Terres Sauvages, son nouveau poste !
Alors qu’Antoìne parlait, Màrc s’était entouré de livres ouverts et observait une gravure de dragon avec attention. L’image était tellement grande qu’elle ne tenait pas sur la double-page d’un livre et les éditeurs l’avaient imprimée sur une grande feuille qu’il fallait déplier hors de l’ouvrage.
Màrc avait entendu parler des sédatifs mentionnés par Antoìne. Il s’agissait d’élixirs dont les recettes étaient bien gardées par les dresseurs et les éleveurs de wyvernes. Ils étaient assez puissants pour rendre passif voire pour endormir une telle bête ou, en de plus importantes quantités, pour sédater un dragon.
À côté de Màrc, Ròbin renifla de mépris. Il s’agita sur le sol, essayant de trouver une position confortable malgré les chaînes qui l’entravaient toujours.
— C’est complètement stupide, grogna-t-il.
Màrc ne disait rien. Le plan du stratège impérial n’était pas forcément stupide, mais il nécessitait un minutage rigoureux et une certaine dose de chance. Ròbin désigna Mùrielle du pouce :
— Il faudrait qu’elle l’électrocute assez pour qu’il soit sonné, mais dans le même temps, il faudrait qu’il reste suffisamment conscient pour ne pas tomber et s’écraser par terre… en nous entraînant avec le filet. S’il se dégage avant qu’elle ait pu agir, on est foutu. Et puis, même un dragon peut se blesser en tombant, je suppose, et j’imagine qu’on veut le ramener entier à l’empire, pas vrai ?
Antoìne hocha la tête.
— Il faut aussi qu’elle réussisse à ne pas nous tuer au passage !
Ròbin se leva et se mit à faire les cent pas. Mùrielle le regarda un instant déambuler derrière eux, autour du feu, sans se départir de son calme.
— Pour ma part, c’est tout à fait faisable, dit-elle d’un ton neutre.
Ròbin s’arrêta et écarta les bras :
— Ça, je demande à voir !
Mùrielle se releva à son tour et chassa de ses vêtements la poussière et les brindilles qui s’y étaient accrochées. Sans un mot, elle vint se planter en face de Ròbin et le força à s’arrêter. Elle leva une main, retroussa sa manche et lui mit sa paume sous le nez. Il ne se passa rien.
— Voilà la faille de votre plan ! s’exclama Ròbin. Enfin, l’une des failles. Vous n’auriez pas dû prendre avec vous un ingénieur, mais un élémancien de combat ! C’est une question de bon sens !
Il s’interrompit lorsque l’air se mit à crépiter autour du bras levé de Mùrielle. Des filets d’électricité blanchâtres couraient le long de ses doigts et il eut un moment de recul lorsqu’elle tendit la main vers lui. Elle fut plus rapide et s’empara des chaînes qui n’avaient pas quitté ses poignets et ses chevilles. L’électricité se propagea immédiatement sur le métal. Les yeux écarquillés, Ròbin l’observait danser entre les maillons des chaînes en se tenant aussi loin de Mùrielle qu’il le pouvait.
Màrc ne se rappelait pas l’avoir déjà vu aussi méfiant, même lorsqu’il était aux mains de la garde impériale. C’était presque de la peur qu’il lisait dans ses yeux.
Sans prévenir, il émit un cri de douleur et recula d’un bond alors que Mùrielle relevait son bras.
— Voilà la différence entre une décharge contrôlée et une décharge non-contrôlée, dit-elle en allant se rasseoir avec un sourire non dissimulé.
Lorsqu’elle passa devant lui, Ròbin lui murmura quelques mots à l’oreille que Màrc ne put entendre. Une ombre étrange passa dans les yeux de l a tri-élémancienne, mais son visage resta impassible.
— Si vous avez fini votre petite expérience… marmonna Antoìne. Je propose que ce soit notre ami dresseur de wyvernes qui mène la charge. Je resterai en arrière et je serai vos yeux. Je vous indiquerai les mouvements du dragon, que vous aurez du mal à distinguer car vous serez tous attachés au filet.
— Ça reste complètement fou, répéta Ròbin en jetant un coup d’œil fugace à Mùrielle.
— C’est une mission qui nous vient de l’impératrice en personne ! rappela le stratège d’un ton ferme. Il est de notre devoir de nous y plier, quels que soient les dangers.
— Vous pouvez parler, vous allez rester en arrière, répliqua Ròbin.
Màrc se dit qu’il n’avait pas tort tandis qu’Àstrid pâlissait d’indignation. Antoìne ne releva pas :
— Pouvez-vous, oui ou non, remplir votre part ? Apprendre à vos camarades à voler, électrocuter le dragon et commander les opérations ?
Àstrid, Mùrielle et Màrc acquiescèrent.
— Voilà qui conclut cette discussion.
— Non ! s’exclama Ròbin. Et cet expert dont vous parlez, celui qui nous attend dans les Terres Sauvages ? Pourquoi est-ce que ce n’est pas lui qu’on envoie au casse-pipe ?
Màrc se surprit à devancer Antoìne :
— Ne vous attendez pas à un grand niveau d’expertise, dit-il. Les maîtres-dragon n’existent plus depuis la bataille des champs du Rònan, puisqu’elle les avait fait tous disparaître… enfin jusqu’à présent. Il n’y a plus aucune formation qui se rapporte aux dragons, et les maîtres qui n’ont pas été tués lors des combats ne veulent plus rien avoir à faire avec l’empire. Les seules personnes qui en savent des choses ont dû passer par un tas d’autorisations administratives compliquées… et j’en sais quelque chose.
Antoìne acquiesça :
— On ne peut pas faire confiance aux anciens maîtres-dragon.
— Alors pourquoi est-ce qu’on amènerait un dragon à un expert qui n’en est pas un ? répliqua Ròbin.
— Parce que c’est un homme de confiance. De plus, le dragon sera capturé discrètement et nous le conduirons maîtrisé, dit Antoìne. Sédaté, il ne sera pas plus dangereux qu’une wyverne. Maintenant, taisez-vous. Je crois que vous avez d’autres préoccupations plus urgentes.
Sympa cette petite attaque électrique sur Robin, il le méritait je pense xD
Le plane semble plutôt bon mais ça m'étonnerait que tout se passe aussi facilement. Mon petit doigt me dit que tu nous réserves une paire de surprise...
La description de la ville au début m'a aidé à m'imaginer la ville très facilement.
J'attends de voir où tu vas nous mener.
Une petite remarque :
"ils n’étaient pas parti" -> partis
Un plaisir,
A bientôt !
Et top le passage avec la magicienne et l'électricité contrôlée :)
Toujours très prenant (et oui chez toi ça commence très vite ^^)