— Evan ?
L’allure de Yasuo Fuyusuke était atypique. Le front ceint par un bandeau rouge sang, il était vêtu d’un simple maillot de corps et d’un pantalon court qui découvraient les muscles dessinés de ses mollets et de ses bras hâlés. Ses cheveux blond-roux se dressaient sur sa tête comme les épines d’un blérisson et son nez busqué filait entre deux sourcils en accents circonflexes. Lisandra le dévisagea de haut en bas, puis pinça les lèvres.
— On te cherchait, dit Saru.
Remarquant le vieil homme qui ramassait ses bouloches de crottin à deux pas d’eux, il fronça le nez et ajouta :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Hayalee grimaça intérieurement. Si elle racontait à Saru et Lisandra qu’elle avait failli se mettre entre une troupe de gardiens de prison et cet homme, elle était sûre de s’attirer leurs foudres.
— Ce… ce monsieur a renversé sa brouette, dit-elle, d’un ton si hasardeux qu’on aurait pu douter des faits malgré des preuves aussi évidentes qu’odorantes.
Elle craignit que Yasuo Fuyusuke n’en dise plus, mais il dut respecter son désir de taire les détails de l’affaire, car il resta aussi muet et impassible qu’un mur. Hayalee aurait bien eu quelques questions à lui poser. Elle n’arrivait pas à croire qu’il lui soit tombé dessus par hasard. Avait-il… senti ce qui couvait dans les entrailles d’Hayalee ? Avait-il compris qu’elle était de l’Alliance ?
— Hayalee… fit Lisandra, la coupant dans ses réflexions. Où sont les chevaux ?
— Oh !
Elle fit volte-face et balaya la rue du regard, horrifiée par sa négligence. Elle repéra Pat et Ikar plus bas, en train de s’attaquer à un tonneau à ordures qu’ils avaient couché sur le sol. Hayalee s’empressa d’aller les arrêter avant que quelqu’un n’alerte les autorités. Ni Saru ni Lisandra ne leva le petit doigt pour l’aider à ramasser les immondices.
— Y a un endroit moins… fréquenté où on pourrait discuter ? s’enquit Saru, alors qu’Hayalee remettait une dernière poignée d’os de volaille et d’épluchures dans le tonneau, le cœur au bord des lèvres.
— Bien sûr, dit Yasuo. Suivez-moi.
Il quitta la voie principale pour les entraîner sur des chemins plus étroits, vers des recoins moins animés de la ville. La journée était bien avancée et, même lorsqu’il ne disparaissait pas derrière de gros nuages, le soleil n’était plus assez haut pour se faufiler au fond des allées. Le vent taquinait les girouettes sur les toits et Saru et Lisandra ne tardèrent pas à renfiler leur pèlerine.
— Tu nous demandes pas ce qu’on fait là ? dit Saru.
Leur nouveau coéquipier, qui observait le ciel d’un air détaché, mit quelques secondes avant de répondre :
— Si ça me concerne, j’imagine que vous allez m’en informer.
Saru ne trouva rien à rétorquer à cette logique. Il se contenta de hocher la tête et plongea la main dans sa poche pour en ressortir le message qu’Iltaïr lui avait confié le matin même. Avec des gestes lents, soigneux, Yasuo le décacheta, l’ouvrit et le parcourut des yeux. Hayalee tendit le cou pour lire par-dessus son épaule.
« 012016, 012340, 012366, 012103 : vous êtes invités à jouer ensemble jusqu’à nouvel ordre.
Tonton I.
W.W »
— Qu’est-ce que c’est que ça ? lâcha-t-elle.
Son intervention tira un claquement de langue agacé à Lisandra.
— Un code. Qu’est-ce que tu crois ?
— Tonton I… répéta Hayalee en pouffant.
— Je vois, dit Yasuo.
La nouvelle ne parut pas le bouleverser outre mesure. Tirant un briquet à amadou de sa poche, il enflamma le mot et abandonna les restes dans le caniveau. Il s’arrêta devant une auberge à l’allure on ne peut plus modeste.
— « Auberge du Donjon », lut Hayalee. Quel donjon ?
— Le gros bâtiment qui se trouve en haut de la colline, peut-être ? suggéra Lisandra, l’air de s’adresser à une gamine de trois ans.
Dieu que cette fille pouvait être agaçante.
— C’est une prison, dit Yasuo. Et la raison de notre présence ici.
Hayalee entrouvrit les lèvres. C’était donc là que travaillaient les déplaisants types en uniforme gris ? Si elle savait ce qu’était une « prison », c’était la première fois qu’elle en voyait une. Karakha comptait plus d’une caserne à réprouvés, mais pas de prison, à sa connaissance.
— Tu nous expliques ? demanda Saru. Iltaïr a pas vraiment pris le temps de nous donner les détails…
— Hum… fit Yasuo. Allons marcher.
Hayalee retint un râle de fatigue. Elle aurait préféré qu’il leur propose de s’asseoir près d’un bon feu ou devant un verre… Près d’un bon feu avec un verre aurait été parfait.
Confiant leurs montures à la fille d’écurie, ils prirent deux chambres à l’Auberge du Donjon où logeait déjà leur coéquipier et se délestèrent de leurs affaires. Un passage aux toilettes plus tard et ils étaient repartis pour une promenade.
Mains dans les poches, Yasuo les conduisit à la périphérie de la ville. La route pavée se changea en chemin de terre, les maisons en bosquets d’arbres et leur marche prit des airs de balade en forêt.
— Alors ? fit Lisandra après s’être assurée qu’ils étaient bien seuls. Qu’a-t-elle de si particulier, cette prison ?
— Elle est.
Lisandra fronça les sourcils.
— Tu peux élaborer ?
Elle avait allongé la foulée pour se maintenir aux côtés du jeune homme et l’observait de biais. Il laissa filer quelques secondes de silence, comme s’il rechignait à bouleverser la sérénité du bois.
— Psamias n’a pas l’utilité d’une prison comme celle-ci. Selon la loi, les criminels deviennent des réprouvés : certains sont envoyés travailler dans les champs ou les villes. Les criminels les plus dangereux, jugés inaptes au travail en semi-liberté, sont quant à eux envoyés dans des camps très isolés – dans les montagnes, la forêt de Givre, le désert d’Aravas…
— Le désert d’Aravas ? releva Hayalee dans son dos.
— Oui. Psamias y extrait la majorité du sable utilisé dans la confection du verre. Le travail dans les camps est très difficile, rares sont ceux qui survivent plus de dix ans.
Il disait ça avec autant de détachement que s’il avait commenté le temps. Hayalee, pour sa part, sentit un froid qui n’avait rien à voir avec le vent lui remonter dans le dos.
Elle ne s’était jamais posé plus de questions que ça sur les conditions de vie des réprouvés, surtout pas sur celles de ceux qu’on ne voyait pas. Elle s’était naïvement imaginé qu’on les traitait justement. Après tout, à l’époque où ses grands-parents habitaient encore la ferme, le vieux Touk venait les aider tous les ans pour les semis et les récoltes et il semblait heureux d’être là. Il partageait leur repas, fumait la pipe avec Phylias après le travail, faisait jouer Hayalee sur ses genoux… Mais qu’en était-il dans les casernes ? Dans les camps ? Hayalee avait toujours entendu dire que servir la société était une chance qu’on leur offrait ; non pas une punition, mais l’opportunité de se racheter. Et elle ne s’était pas posé de questions. Aujourd’hui, elle se demandait combien méritaient vraiment d’être condamnés et ce qu’on leur faisait subir.
— Mais le Donjon n’est pas un camp de travail, poursuivit Yasuo, ni une caserne de réprouvés. Les condamnés y entrent et n’en sortent jamais. Une sanction qui n’apparaît nulle part dans les textes de loi psamiens.
— Ce qui amène l’Alliance à penser qu’il pourrait renfermer des Descendants ? conclut Lisandra.
— En effet.
Un instant, on entendit plus que le bruit de leurs pas sur le sentier.
— Je croyais que Psamias tuait les Descendants ? dit Hayalee.
— Pas tous. Pas toujours. Quand ils peuvent, les soldats noirs les capturent vivants pour leur soutirer des informations ou les étudier. Par le passé, le gouvernement psamien a vendu des Descendants au gouvernement massanien pour ses expérimentations.
— Oh ? fit Lisandra. Alors le gouvernement massanien a bel et bien expérimenté sur des Descendants…
Ce fut un tout autre détail qui interpella Hayalee.
— Les soldats noirs ? Qu’est-ce que c’est que ça, encore ?
À sa gauche, Saru grimaça et frissonna tout à la fois.
— Les soldats de la division Zéro, répondit-il, reconnaissables à leur uniforme noir.
— Je croyais que les divisions de l’armée psamienne allaient de la Une à la Trente ? dit Lisandra.
— Officiellement, oui, fit Yasuo, le regard perdu dans les feuillages frémissants des arbres. La division Zéro est un commando d’élite dont l’existence n’a pas été rendue publique. Ils agissent sous les ordres directs du Conseil des Trois et n’ont qu’un seul et unique but : traquer et exterminer les Descendants.
Hayalee faillit dégringoler dans les fourrés.
— Je suis surpris que vous n’ayez jamais entendu parler des soldats noirs, ajouta-t-il sur un ton tout à fait dénué de surprise.
— Hayalee et Lisandra sont pas dans le coup depuis très longtemps, expliqua Saru. Mais Hayalee a déjà eu le plaisir de les croiser… Tu te souviens ? lui lança-t-il. C’est eux qui t’ont collé une flèche dans le jambon, à Karakha.
Elle porta instinctivement la main à sa cuisse. Elle s’en souvenait très bien : leur fuite à travers les bois, la flèche, le poison et les silhouettes qui avaient émergé de partout. Des silhouettes noires. Hayalee n’avait jamais eu aussi peur de sa vie. Savoir qu’elle avait eu affaire à des soldats spécialement formés pour tuer les gens comme elle – savoir que de tels soldats existaient – lui donna des sueurs froides.
— L’avantage avec les soldats classiques, dit Saru, c’est qu’ils s’attendent pas à nous voir faire des trucs qui sortent de l’ordinaire. Les soldats noirs, si. Ils sont préparés à affronter des Descendants et ils ont développé des techniques.
— Comme les flèches empoisonnées ? grommela Hayalee.
— Tout juste.
— Pour en revenir à cette prison, dit Lisandra, je vois bien ce qu’elle a de singulière, de là à penser qu’elle renfermerait des Descendants…
Elle stoppa, forçant tout le groupe à en faire autant.
— Enfin, ce serait stupide de garder des Descendants ici, près d’une ville, dans la région la plus peuplée du pays !
— Peut-être, peut-être pas, souffla Yasuo. Il y a parfois du génie dans la stupidité.
Lisandra tressaillit comme s’il venait de proférer un horrible juron et Hayalee faillit pouffer de rire. Elle aimait bien ce nouveau coéquipier. Elle comprenait un peu plus à chaque seconde ce que Saru avait voulu dire par « spécial ». Yasuo Fuyusuke était bizarre, l’air détaché de tout, constamment ailleurs, même lorsqu’il parlait. Mais si sa bizarrerie pouvait faire descendre Lisandra de son piédestal, alors Hayalee la saluait.
— Par ailleurs, certaines de mes découvertes semblent aller dans ce sens, ajouta-t-il, et la tempête qui couvait dans le regard de Lisandra se calma. Rufus Rollo, le directeur du Donjon, est un soldat de la division Zéro.
Un silence angoissant plana sur le sentier.
— Si les soldats noirs sont dans le coup, alors ça concerne forcément les Descendants, dit Saru.
— Qu’en est-il du reste du personnel ? demanda Lisandra.
— De simples gardiens de prison, répondit Yasuo. Même pas des militaires.
Elle porta son pouce à ses lèvres et commença à se ronger l’ongle, pensive.
— Ça n’a pas de sens.
— Hum… fit Yasuo. En observant l’infrastructure d’un peu plus près, il m’est aussi apparu que les moyens déployés étaient maigres pour retenir des Descendants : des fenêtres condamnées par des barreaux en acier, un mur d’enceinte de vingt pieds de haut sur lequel patrouillent quatre gardes, deux hommes à l’entrée de l’enceinte.
— Mais qui sait comment ça se présente à l’intérieur ? dit Saru. Peut-être bien qu’ils gardent enfermés les Descendants les moins dangereux ? Avec des pouvoirs comme celui de Lisandra, par exemple.
Cette dernière cessa de ronger son ongle et releva le menton.
— Tu t’imagines que des barreaux et une bande de crétins pourraient me retenir ? lâcha-t-elle. Soit tu n’es pas assez intelligent pour saisir toute l’étendue des applications de ma singularité, soit tu sous-estimes grandement mes capacités.
— Ou alors, j’ai sous-estimé ton orgueil surdimensionné ? renvoya Saru sur le même ton. Je parlais pas de toi en particulier, d’accord ? Doit bien y avoir des Descendants qui ont ni des pouvoirs très dangereux ni ton gros cerveau, acheva-t-il avec dédain.
Lisandra enfla comme un aurochs en colère, sous l’œil provocateur de Saru. Une nouvelle idée germa dans l’esprit de ce dernier, qui en oublia aussitôt leur querelle.
— Ou peut-être qu’ils les assomment à coup de plantes et de médocs ?
— C’est une façon d’amoindrir un Descendant, concéda Yasuo. Mais peu envisageable, sur le long terme. Le corps s’accoutume, les effets finiraient par diminuer.
Lisandra approuva d’un hochement de tête. Un instant, plus personne ne parla.
— Bon… soupira Saru. En gros, peut-être qu’il y a des Descendants dans ce donjon, mais peut-être pas ? Nous v’la bien avancés.
— Pardon, dit Yasuo. Ce sont là tous les éléments que j’ai pu rassembler.
— Euh, t’excuse pas, bredouilla-t-il. C’était pas un reproche.
Mais Yasuo ne sonnait ni honteux ni désolé, simplement très poli. L’estomac d’Hayalee choisit ce moment précis pour gronder sa faim. Tous les regards se tournèrent vers elle.
— Désolée… Je commence à avoir un creux. Je suis la seule à avoir un creux ?
Saru pouffa.
— Non, moi aussi je mangerais bien un truc. On devrait rentrer, y fera bientôt nuit.
— Si vous voulez manger, je connais un endroit, dit Yasuo.
Le crépuscule avait fait place à la nuit lorsqu’ils regagnèrent la ville. Les ruelles s’étaient vidées, les lampadaires avaient été allumés et les échoppes fermées. Ils repassèrent devant l’Auberge du Donjon sans s’arrêter, suivant Yasuo qui les ramena sur la grand-rue, dans les hauteurs de la ville. L’avenue comptait plus d’une auberge d’où s’élevaient des odeurs prometteuses, mais le jeune homme leur préféra une taverne à la devanture reculée derrière une rangée de poteaux. Si Hayalee eut un doute sur la pertinence du choix, elle fut pleinement convaincue qu’ils n’avaient pas leur place dans cet établissement après en avoir franchi le seuil.
La clientèle était presque entièrement constituée de gardiens.
Hayalee, Saru et Lisandra se figèrent sur le pas de la porte comme trois mùflaux dans une tanière de maok. Les hommes et femmes en uniforme étaient partout, qui jouaient aux cartes près de l’entrée, trinquaient au bar, s’esclaffaient devant la cheminée. Sans être veilleurs ou soldats, ils représentaient l’autorité et les gens qu’ils gardaient enfermés dans leur donjon étaient peut-être des Descendants… comme eux. Ça ne freina pas Yasuo, qui se faufila jusqu’à une table restée libre devant le couloir de service. Ses coéquipiers finirent par le rejoindre, sous les coups d’œil curieux de quelques gardiens.
Assis autour de la table, Lisandra se mit à fixer Yasuo tandis que Saru se repliait dans sa capuche comme un escargot dans sa coquille et qu’Hayalee se dandinait sur le banc.
— ‘Soir, qu’est-ce que j’vous sers ?
Elle sursauta. Une grande femme aux cheveux blonds coupés court s’était arrêtée près d’eux, un chiffon jeté sur l’épaule et trois chopes vides dans chaque main. Ses yeux pétillèrent en se posant sur Yasuo :
— La même chose que la dernière fois ?
Il se fendit d’un sourire poli et hocha la tête. La femme se tourna ensuite vers les trois autres et sa jovialité s’envola.
— Z’ont pas l’air majeurs, les trois loustics ? J’aime autant vous prévenir, les enfants, ici on fait pas d’entorse à la loi : pas d’alcool pour les mineurs.
— J’ai dix-sept ans, objecta Lisandra. Mais je ne bois pas d’alcool, de toute façon. Qu’est-ce que vous servez d’autre ?
La tenancière haussa un sourcil, puis une épaule.
— Du lait de mùflon ou d’aurochs, j’ai aussi quelques fruits de la saison, mais z’êtes pas vraiment chez un limonadier…
— Des fruits pressés, ce sera très bien pour moi, merci.
— C’est possible de manger un morceau ? enchaîna Saru.
La femme grogna.
Un instant plus tard, Yasuo faisait face à une belle chope de cervoise, Lisandra, Saru et Hayalee à trois verres de jus de baies et une miche de pain accompagnée de fromage et de jambon sec. Si la pensée que l’endroit était plus approprié à la beuverie qu’à un bon repas les traversa tous trois, aucun ne se risqua à froisser leur nouvel équipier en lui faisant la remarque, pas même Lisandra – sûrement jaugeait-elle encore le bonhomme avant de dévoiler son propre caractère.
— Tu es déjà venu là ? interrogea-t-elle pendant qu’Hayalee et Saru se confectionnaient des tartines.
— Quelques fois, répondit Yasuo.
Adossé au mur, assis à califourchon sur le banc, il promenait son regard absent sur la salle. En face, Lisandra scrutait son profil comme un livre écrit dans une langue qu’elle n’arrivait pas à décrypter.
— Qu’est-ce qu’on fait là ?
Il tourna la tête vers elle, un rien perplexe.
— On boit, dit-il en portant pour la première fois sa chope à ses lèvres. On mange.
Mais lui ne mangeait pas. Il retourna à sa contemplation du vide. Lisandra se rabattit sur la nourriture avec une insatisfaction évidente. Elle semblait croire qu’il leur cachait quelque chose, mais Yasuo était peut-être aussi insouciant qu’il en avait l’air ?
Le repas ne fut pas très animé. Discuter de la mission, de l’Alliance ou des Descendants était exclu avec tous ces gardiens autour, même dans le brouhaha. Ils auraient pu en profiter pour faire connaissance avec leur coéquipier, mais celui-ci se montrait plus passionné par la pendule qui égrainait les minutes que par leur compagnie. Hayalee renonça à se creuser la tête à la recherche d’un sujet de conversation et se contenta de manger. Plus vite ils auraient fini, plus vite ils pourraient déguerpir et aller se coucher. Il ne se faisait pas très tard, mais la fatigue des derniers jours commençait à la rattraper.
Elle finissait sa deuxième tartine quand Yasuo braqua soudain le regard vers la porte. Deux secondes plus tard, le battant pivota pour laisser entrer un jeune homme : un gardien de plus.
Le nouvel arrivant ne brillait pas par son charisme. Il manqua de trébucher alors qu’il tournait sur lui-même, pressé de saluer un maximum de ses camarades sur son chemin jusqu’au bar.
— He, Gab ! Salut Rovald ! Ayla, ça galope ? À quoi qu’vous jouez ? Je peux me joindre ?
— Un joueur de ta trempe ? répondit une gardienne, sans même relever le nez de ses cartes. On fait pas le poids, ce serait pas du jeu.
Ses compagnons ricanèrent et le jeune homme les imita avec un temps de retard.
— Je vais m’servir un verre, je vous offre un truc ?
— La paix ?
— Ah ah ! s’esclaffa-t-il avec exagération. Elle est bonne, celle-là !
Le jeune homme finit par s’éloigner, sans cesser de rigoler. Il ne fut pas mieux accueilli au bar, où il tenta d’entamer la conversation avec la tenancière qui s’enfuit sitôt qu’elle l’eut servi. Seul avec son verre, il s’accouda au comptoir, croisa ses grands pieds et promena un sourire un peu crétin sur la salle. Hayalee allait détourner le regard quand celui du gardien tomba sur leur table. Son sourire s’accentua et il se rua dans leur direction.
Avant qu’elle ait pu comprendre ce qui se passait, il était devant eux et s’exclamait :
— Salut, l’ami !
Hayalee faillit s’étouffer dans son jus de baies. L’homme tendit une main sous son nez et, à sa grande stupeur, Yasuo la serra.
— Bonsoir, Esdher.
Saru et Lisandra affichaient la même surprise teintée d’horreur. Leur coéquipier poussa le vice jusqu’à suggérer au gardien :
— Tu te joins à nous ?
— C’est pas de refus !
Il tira un tabouret et s’installa en bout de table sans remarquer le malaise des trois autres. Quelle mouche piquait Yasuo pour inviter un de ces gardiens ? Il allait forcément leur poser des questions et même s’ils avaient préparé une histoire, Hayalee était trop mauvaise menteuse pour avoir envie d’en passer par là.
— Voici Esdher, annonça Yasuo, le plus naturellement du monde. Esdher, permets-moi de te présenter Hayalee, Saru et Andra – les narines de Lisandra palpitèrent, mais elle s’abstint de le reprendre. Ce sont des amis. J’ai eu l’heureux plaisir de les rencontrer par hasard aujourd’hui.
— Ah ? fit Esdher en les dévisageant un à un. Vous v’nez aussi de Mùnhilkya ?
Voilà qui ne cadrait pas du tout avec leur histoire. Lisandra, dont le visage était de glace une seconde plus tôt, se fendit d’un sourire et répondit :
— Non, nous venons de Takmas. C’est là qu’on s’est rencontrés, à vrai dire.
La spontanéité et l’assurance avec lesquelles elle s’adaptait à la situation et montait des bobards étaient bluffantes – et un peu terrifiantes. Lisandra avait beau être infernale à vivre, il fallait reconnaître qu’elle leur sauvait la mise. Ni Saru ni Hayalee ne s’était assez remis de leur surprise pour jouer le jeu des bons amis en vadrouille. Mais trois adolescents comme eux sur les routes, dont deux toujours en âge d’être à l’académie, le mensonge de Lisandra allait amener d’autres questions…
— Ah, Takmas ! C’est une belle ville, hein ? J’y suis souvent y allé quand j’étais jeune, mais maintenant c’est plus possible avec môman. Et qu’est-ce qui vous amène à Psizun ?
Cillant et reniflant plus que de raison, Esdher fixait Hayalee, le nez pratiquement collé au sien. Son cœur s’emballa alors qu’elle réprimait un mouvement de recul et réfléchissait à une réponse. Lisandra vola à sa rescousse :
— On vient rendre visite à notre oncle. Il se fait vieux, un peu sénile, et le pauvre n’a pas d’enfants… Ça lui fait du bien de nous voir.
Esdher, qui avait replongé dans sa chope, acquiesça et dit :
— Ça, c’est important la famille. J’ai plein d’amis qui se la racontent, voyez ? des qui sont partis dans le sud, des qu’ont mis les voiles pour les îles et qu’ont monté leur affaire et qui se font plein de ronds. Moi aussi que je pourrais ! J’suis un peu une tête.
La façade polie que s’était composée Lisandra frémit. Saru, lui, cacha son sourire sardonique dans son verre.
— Mais môman a plus toute sa tête et elle a que moi… Et pis ça m’intéresse pas de faire des joyaux. Moi, j’suis un homme de d’voir.
Bombant le torse, il se jeta une gorgée de bière et se pencha sur la table.
— Y a des gars qu’endossent l’uniforme juste pour faire les beaux, souffla-t-il en lançant un coup d’œil appuyé à ses collègues. Y se promènent en montrant leurs biceps et en jouant les durs, mais dans une vraie bagarre… ah ! y feraient pas long feu, moi j’vous le dis. Comme j’te disais l’autre jour, hein Ya ? c’est pas une question de gros muscles, ça non : c’est une question de technique.
Il hocha la tête, comme s’il venait de leur confier une vérité pleine de sagesse, et se coupa une tranche de jambon. Yasuo l’incita à développer le fond de sa pensée. Esdher se fit alors un devoir de leur expliquer dans les moindres détails les secrets d’un corps et d’un esprit solides. Sans être le plus grand et large des gardiens, Esdher avait en effet réussi à dessiner quelques muscles à ses bras, ce dont il n’était pas peu fier en dépit de son insistance à répéter qu’il ne faisait pas ça pour l’image.
Il s’avérait qu’Esdher était trop passionné par sa personne pour s’intéresser à son public. Hayalee comprit vite pourquoi les autres gardiens n’avaient pas voulu de lui à leur table. Il n’était pas méchant, mais il était bavard à s’en arracher les oreilles et semblait se croire plus malin et plus doué que tout le monde. Il finit le fromage tout en leur racontant sa routine du matin et, plus il leur en disait sur ses petits-déjeuners à base d’œufs crus et de céleris, plus Hayalee se demandait à quoi rimait tout ça. Esdher n’était pas loin d’avoir fini sa chope quand la tenancière apparut pour déposer une bouteille d’eau-de-vie et deux verres. À quel moment Yasuo avait-il commandé ça ?
— Je sais pas si c’est bien sérieux… commença Esdher en le voyant servir deux bonnes doses.
— Ah ? Tu ne disais pas tout à l’heure qu’il fallait aussi savoir se détendre pour être au mieux de sa forme ?
Il poussa le verre dans sa direction, un sourire avenant sur le visage. Un éclair de compréhension frappa Hayalee.
Lisandra avait vu juste, Yasuo n’avait pas choisi cette taverne par hasard et il ne s’agissait pas de se détendre : ils étaient là pour soutirer des informations à un gardien. Leur mission avait déjà commencé.
Hayalee eut l’impression que la salle se resserrait autour d’eux. Ses oreilles bourdonnèrent sous les rires gras et les éclats de voix. Et si Esdher réalisait que Yasuo essayait de le soûler pour le faire parler ? Si les autres gardiens surprenaient leur conversation ? Le pied de Lisandra écrasa les orteils d’Hayalee, qui se souvint de respirer et répondit à son regard appuyé par une œillade noire. Bien entendu, Hayalee était la dernière à saisir…
— Bon, allez… une p’tite goutte pour oublier la journée ! dit Esdher.
Ils trinquèrent, burent un premier verre cul sec, puis Yasuo les resservit. Assise entre eux, Hayalee fit de son mieux pour ne pas avoir l’air de s’être coincé un citron dans le gosier.
— J’ai cru comprendre que tu avais toi-même un peu voyagé avant de devenir gardien, commença Yasuo. Où es-tu allé ?
Il n’en fallut pas plus pour lancer Esdher dans le récit de ses épopées. Lui qui s’était montré frileux à attaquer l’eau-de-vie, il se resservit sitôt son deuxième verre fini. Yasuo le laissa palabrer tout son soûl sur les bandits de grand chemin qu’il aurait fait fuir ou sur l’alligator qu’il prétendait avoir un jour aperçu à Takmas. En face, Lisandra semblait ronger son frein pour ne pas orienter la conversation vers la prison – ou pour ne pas faire remarquer à Esdher que ses histoires ne tenaient pas la route, difficile à dire – et Saru finit par noyer son ennui dans la cervoise que Yasuo avait à peine touchée. Hayalee, quant à elle, regarda l’heure tourner et le niveau de la bouteille chuter avec la clarté des propos de leur invité.
— T’cherches t’jours du travail, alors ? lâcha Esdher après un rot particulièrement bruyant.
Il en était à son sixième verre et éprouvait toutes les difficultés du monde à planter son regard dans celui de Yasuo.
— T’sais… je pourrais te r’commander à M’sieur le directeur. T’as un peu l’physique d’l’emploi, et on n’est jamais trop nombreux pour garder les malfrats.
Hayalee, qui avait perdu tout espoir qu’il parle du Donjon et somnolait depuis plusieurs minutes, se réveilla aussi soudainement que si on lui avait versé un seau d’eau glacé sur la tête. Saru cessa de sculpter des visages dans les quignons de pain et Lisandra réduisit la distance qu’elle avait prise avec Esdher.
— Hum… je ne sais pas si je serais à la hauteur, dit Yasuo, en sirotant son verre. Ça semble être un métier difficile.
— Ah ça ! Sûr que c’est pas pour les âmes sensibles ! Pis faut suivre le règlement à la lettre… M’sieur Rollo y rigole pas avec le règlement ! Faut toujours tout bien faire comme y faut…
— Ça doit être dangereux, intervint Lisandra, feignant à merveille une curiosité pleine d’innocence.
— Bah… fit Esdher. Pas tant qu’ça, en fait. Y a ben deux trois zigotos un peu nerveux qu’essayent de s’faire la malle tous les psaru du mois – un, en particulier… on a dû le mettre à l’isolement – mais la plupart s’tiennent à carreau.
Hayalee aurait bien aimé se prêter au jeu, mais elle redoutait que sa nervosité transparaisse, ou que sa bêtise lui fasse dire quelque chose qui les trahirait, aussi se contenta-t-elle d’écouter. L’œil perdu au fond de son verre, Esdher ouvrit la bouche, la referma.
— J’devrais pas dire ça, lâcha-t-il finalement, mais y en a même qu’sont plutôt sympas. On dirait pas qu’z’ont commis des crimes.
— Pour ne pas être envoyés aux travaux, ils ont pourtant dû commettre des crimes très graves, fit remarquer Yasuo.
— Ah oui, certains… Mais c’est une prison spaciale, le Donjon, savez…
— Ah ?
Esdher se pencha tant qu’il finit couché sur la table, le verre en l’air. Indifférent à l’eau-de-vie qu’il renversait de-ci de-là, il prit des airs de conspirateur et chuchota :
— Les criminels qu’on nous amène sont tous des discendents à l’état.
Le cœur d’Hayalee rata au moins trois battements. Est-ce qu’elle avait bien entendu « descendants » ?
— Vous voulez dire dissidents ? le reprit Lisandra.
Esdher tourna vers elle une mine de parfait ahuri et Hayalee le maudit intérieurement pour l’émotion qu’il lui avait causée.
— Ces gens se seraient rebellés contre le gouvernement ? dit Yasuo.
— Vi ! C’est ça. Y z’ont commis des crimes… et y z’ont comploté contre l’gouvernement. Et c’est pas bien, conclut-il en tapant son verre sur la table, finissant d’en répandre le contenu.
Hayalee, Saru et Lisandra échangèrent le même regard éloquent.
— Mais moi, c’que j’trouve vraiment bizarre…
Il s’interrompit en réalisant que sa manche traînait dans l’alcool et inspecta le fond de son verre, laissant les trois autres au bord de leur banc.
— Zut… jairenversé.
Yasuo eut la prévenance de le resservir avant que Lisandra ne craque et ne l’attrape par le col pour le presser de parler.
— Merci, l’ami, bredouilla Esdher avec un sourire coulant. Quesque j’disais déjà ?
— Vous parliez de ce qui vous semble bizarre, dit Lisandra.
— Ahui ! C’que j’trouve bizarre, c’est qu’on a plein d’criminels qui viennent de la même famille : des frères et des sœurs… parfois on r’çoit les enfants, plusieurs années après leurs parents ! Les gars, y disent qu’c’est parce que c’est dans le sang. Les criminels font des criminels.
Il haussa les épaules et conclut, fataliste :
— C’logique.
Hayalee se retint de le contredire.
— M’sieur Rollo, lui, y dit qu’c’est une question d’éducation, poursuivit-il, et aussi parce que toute la famille est dans l’coup. Z’ont constipé ensemble !
Saru manqua de s’étouffer dans la chope qu’il portait à ses lèvres et vira rouge brique, gloussant et toussant à la fois. Hayalee eut beaucoup de mal à ne pas perdre également son sérieux. Lisandra les gratifia d’un regard affligé.
— Eh ben alors, Des, tu t’es fait des amis ? lança une voix sur la gauche.
Accoudés au bar, deux gardiens les observaient d’un air goguenard. Derrière l’hilarité, Hayalee crut déceler une pointe de méfiance dans le regard qu’ils promenaient sur leur table. Les pommettes rouges, l’homme qui les avait interpellés se dévissa du bar et approcha, chope à la main.
— C’est pas la première fois que je te vois ici, toi, dit-il en pointant un doigt vers Yasuo. Qu’est-ce qui t’amène dans notre antre ?
— La compagnie, répondit Yasuo avec un sourire poli.
— Ah ouais… Et de quoi est-ce que vous étiez en train de bavarder, alors ?
Il baissa les yeux sur Esdher. Le cœur d’Hayalee se mit à battre si fort que la rumeur des conversations et des rires fut réduite à un bruit de fond. Si Esdher était trop ivre et trop naïf pour se méfier de Yasuo et de ses « amis », ce n’était sûrement pas le cas de tous ses collègues. Hayalee aurait parié que les gardiens n’étaient pas censés dire toutes les choses qu’Esdher leur avait dites.
Oscillant sur son tabouret, les paupières à demi-closes, Esdher ne réagit pas. Son camarade perdit patience et le secoua d’une bourrade dans le dos. Mauvaise idée. Esdher se réveilla dans un haut-le-corps, plongea sur le côté et vomit tout le contenu de son estomac sur les bottes de l’homme. Hayalee bondit presque sur les genoux de Yasuo pour s’écarter et Saru se couvrit le nez et la bouche en jurant.
Aussi déplaisant que soit le spectacle, il eut l’avantage de couper court à l’interrogatoire. Yasuo aida Esdher à se camper sur ses guibolles et ils détalèrent sous l’œil noir de la tenancière, talonnés par les exclamations furieuses du gardien et les quolibets de la clientèle.
— Suidézeulé… suis vraiment vraiment dézeulé… geignit Esdher alors qu’ils se faisaient un devoir de le raccompagner chez lui.
— Ce n’est rien, assura Yasuo.
Malgré les quelques verres qu’il avait partagés avec Esdher, Yasuo ne semblait pas ivre – ou l’était-il en permanence ? ça aurait expliqué son aptitude à rester serein en toutes circonstances. Il réussissait l’exploit de marcher droit en soutenant Esdher qui trébuchait contre lui à chaque enjambée et ne frémissait même pas lorsque le jeune homme lui soufflait son haleine nauséabonde à la figure pour lui indiquer le chemin. Ses marmonnements étaient à la limite de la cohérence, mais Yasuo avait l’air de savoir où il allait. Une quinzaine de minutes plus tard, ils se tenaient devant le porche d’une bicoque à la façade fissurée, où un chat en porcelaine veillait derrière les carreaux du rez-de-chaussée.
— M’ci Ya… t’es vraiment un gars bien, tu saissa ? bredouilla Esdher. Les yeux dans les yeux !
Il se jeta au cou de Yasuo pour lui offrir une longue – et gênante – accolade, puis disparut à l’intérieur en se cognant au chambranle. Hayalee regarda la porte se refermer sur sa silhouette, un goût amer sur la langue. Elle n’aimait pas l’idée de l’avoir manipulé, même pour une bonne cause, et elle se demanda si Yasuo éprouvait la même chose. Si c’était le cas, il le cachait bien. Il n’avait pas montré l’ombre d’une hésitation ou d’une gêne de toute la soirée et il n’en montra pas plus maintenant qu’Esdher n’était plus là pour le voir.
Le silence que leur avait imposé la présence du gardien s’éternisa alors qu’ils reprenaient le chemin de leur auberge. La nuit était sombre et fraîche, les rues vides à l’exception des chats perchés sur les tonneaux à ordures et des badauds éméchés qui déambulaient le long des caniveaux. Ils marchaient depuis dix bonnes minutes quand Saru se décida à dire tout haut ce que tout le monde pensait :
— Elle est définitivement pas nette, cette prison. Si c’est pas des Descendants qu’ils enferment là-dedans, ça doit au moins être des… gens de chez nous, acheva-t-il pour ne pas dire « membres de l’Alliance ».
— Ça y ressemble, concéda Yasuo.
— Ça parait plus probable, renchérit Lisandra.
— Mais… commença Hayalee. Ils enfermeraient vraiment des membres d’une même famille, dans ce cas ? Ce serait pas plutôt ce qui se passerait s’ils décidaient d’enfermer des… – elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’aucune oreille ne traînait à portée – des Descendants ?
— Des Descendants ou des dissidents, dit Lisandra. Regarde ma famille : elle collabore depuis plusieurs générations.
— La mienne aussi, fit Saru.
— Rufus Rollo n’a pas tort. On observe souvent les mêmes inclinaisons politiques au sein d’une famille.
Ils se turent le temps de croiser un couple qui descendait la rue en sens inverse. Cinq minutes de silence méditatif et un croisement plus tard, Saru reprenait la parole.
— Y a juste un détail qui colle pas : Rufus Rollo. Que je sache, la division Zéro court pas après les rebelles, mais les Descendants.
— Ce n’est pas tout à fait vrai, dit Yasuo.
Il marchait sans se presser, le visage levé vers le ciel et les mains dans les poches. Il mit si longtemps à développer son propos qu’Hayalee crut un instant qu’il avait perdu le fil de ses pensées dans la contemplation des étoiles.
— La division Zéro a en effet pour but d’éradiquer les Descendants, mais l’Alliance s’étant fait un devoir de les protéger, les soldats noirs travaillent également à démanteler l’organisation. Depuis qu’ils opèrent, l’Alliance a perdu un grand nombre d’alliés et de bases.
— Ah, fit Saru. Dans ce cas, ça pourrait être ça. Peut-être que c’est là qu’ils enferment les membres qu’ils ont coincés ?
— Descendants ou dissidents, l’organisation voudra savoir, murmura Yasuo.
Il s’arrêta. Les trois autres se figèrent avec lui. Une seconde plus tard, une patrouille de veilleurs apparut sur l’avenue qu’ils s’apprêtaient à rejoindre. La troupe passa sous les halos dansant des lampadaires, puis disparut à l’angle des maisons sans remarquer les quatre silhouettes restées dans l’ombre. Bien qu’ils n’aient en apparence rien à se reprocher – les mineurs comme Hayalee et Saru avaient le droit de se promener après le couvre-feu s’ils étaient accompagnés d’un adulte – Hayalee comprenait qu’en tant que rebelles, mieux valait éviter de se pavaner sous le nez des veilleurs ou des soldats. Ce qu’elle comprenait moins, c’était comment Yasuo avait deviné qu’il s’agissait de veilleurs… À croire qu’il possédait un sixième sens. Ce qui était peut-être bien le cas, maintenant qu’elle y songeait. Yasuo était aussi un Descendant, puisque membre de la section 01, mais personne n’avait pensé à lui demander de quoi il était capable.
Ils attendirent que l’écho des bottes des veilleurs se soit évanoui pour poursuivre leur route.
— J’aimerais voir le Donjon de plus près, dit Lisandra. L’extérieur et l’intérieur. Jusqu’à quelle distance peut-on approcher sans risque ?
— Je dirais une quarantaine de pieds, répondit Yasuo. Les bois qui entourent le Donjon offrent une bonne couverture.
— Parfait. Plus on sera près, mieux ce sera.
Nul doute qu’elle s’attendait à ce que Yasuo lui demande de quoi il retournait, mais il n’en fit rien. Il se contenta de hocher la tête d’un air entendu et Hayalee vit clairement Lisandra froncer le nez à la lueur des lampes. Cette attitude ne manqua pas de ramener d’autres interrogations à la surface.
— Pourquoi ne pas nous avoir dit que nous étions dans cette taverne pour questionner un gardien ? lâcha-t-elle, une note de reproche dans la voix.
La réponse, autant que la sincérité du ton, les déconcerta tous.
— Il aurait fallu ?
Lisandra parut sur le point de rétorquer quelque chose, puis se tut. Hayalee aurait parié tous les joyaux de sa bourse qu’elle essayait de déterminer si Yasuo se moquait d’eux, les testait, ou s’il manquait simplement une roue à son chariot. Hayalee optait pour les trois à la fois.
— C’est décidé, alors ? fit Saru, comme l’enseigne de l’Auberge du Donjon se profilait au bout de la rue. Demain, on approche pour que Lisandra puisse voir comment ça se présente à l’intérieur ?
Le reste du groupe approuva. Saru et Lisandra profitèrent des quelques pas qui les séparaient encore de l’auberge pour discuter de l’heure à laquelle il convenait de mettre leur plan à exécution.
Ils trouvèrent la salle de l’auberge nettement moins animée que la taverne d’où ils venaient. Une poignée de clients discutaient au coin du feu, devant les reliefs d’un dîner englouti ou derrière une tasse d’infusion. Hayalee, Saru, Lisandra et Yasuo saluèrent l’aubergiste occupé à passer un coup de chiffon sur les tables et montèrent vers les chambres.
Plus enclins à économiser leurs joyaux qu’à s’offrir le luxe d’une intimité dont ils avaient déjà appris à se passer, Hayalee, Saru et Lisandra avaient réservé une unique chambre pour trois. Les deux derniers s’étaient battus pour savoir qui aurait droit au lit simple, chacun prétendant mieux dormir seul. Saru avait fini par capituler devant une Lisandra à l’égoïsme inflexible et une Hayalee de plus en plus vexée que personne ne veuille partager le lit double avec elle. Saru venait de déverrouiller la porte de la chambre quand Lisandra se tourna vers Yasuo, qui avait poursuivi son chemin pour s’arrêter deux portes plus loin.
— Au fait, lança-t-elle, mon nom à moi c’est Lisandra.
Main sur la poignée de la porte, Yasuo la regarda, perplexe.
— Oui. Tu l’as déjà dit.
Il leur adressa un dernier sourires affables, leur souhaita bonne nuit et se retira dans sa chambre. Un tic nerveux agita la paupière de Lisandra, restée plantée au milieu du couloir. Se retenant de rire, Hayalee et Saru s’empressèrent de se réfugier dans la chambre avant que la frustration ne la fasse exploser.
J'aime beaucoup Yasuo ='D Je pensais au début qu'il bossait seul parce qu'il avait un pouvoir qui s'y prêtait particulièrement, mais est-ce que c'est pas à cause de son caractère plutôt ='D Lisandra va pas tarder à décéder vu comment il fait absolument tout pour la faire tourner en bourrique sans en avoir l'air ='D Le "Je sais" quand elle lui rappelle son nom, ça m'a achevé !
Sinon, quand il explique le fait que la prison est louche, que le simple fait que la prison existe, ça m'a fait tiquer que ça soit Lisandra qui demande et qu'elle capte pas toute seule qu'une prison, ça devrait pas exister, vu son intelligence.
Sinon, le chapitre est sympa et bien écrit, j'aime beaucoup les différentes dynamique entre les persos ^^ J'aime aussi bien le fait que Hayalee, qu'on suit le plus, n'est pas le personnage le plus intelligent, parfait, doué ou autre, c'est cool de voir ça =D Bon, par contre, maintenant, je suis curieuse de voir ce qui se cache dans cette prison, ça a plus l'air d'être des dissidents, mais bon, bien sûr, tout va pas se passer comme prévu, sinon c'est pas drôle :p
Tu valides Yasuo alors ? :P
Son caractère... mais surtout ses compétences. Si tout va bien ça devrait devenir claire d'ici la fin du mouvement.
Fallait bien que quelqu'un remette un peu Lisandra à sa place.
Par rapport à Lisandra qui ne comprends pas tout de suite pourquoi une prison c'est bizarre, pour moi ça relève plus de la connaissance (culture) que de l'intelligence, non ? Et comme Lisandra n'est pas Psamienne, ça me semblait logique qu'elle connaisse pas forcément les détails du système pénitentiaire de Psamias. Disons qu'elle peut pas savoir tout sur tout. Après, si même malgré ça ça semble plus logique qu'elle soit quand même au courant (ou qu'elle comprenne toute seule le sous-entendu de Yasuo) je peux rectifier ça.
Merci pour le chapitre !
Je suis contente que le concept de l'héroïne pas très douée te plaise. C'était toute l'idée derrière le personnage (j'avoue, j'ai une préférence pour les héros un peu tarte (mais qui essayent très fort)).
Ta curiosité devrait être bientôt satisfaite. :D J'espère que ce qui arrive sera la hauteur !