4. Nina
Ma colère était viscérale, brûlante, sans limite. Tout en moi vibrait de rage et de tension. J’avais 15 ans, Pauline en avait 16.
Il avait l’habitude de quitter la maison chaque dimanche matin. Très tôt, avant l’aube, il s’engouffrait dans son vieux fourgon, direction le port, sa barque, et sa canne à pêche. Il revenait toujours vers 19 h, ivre de soleil et d’alcool, après avoir passé l’après-midi avec ses copains de bistrot.
Mais cette fois, c’était différent. Ma cousine, Juliette, et ses parents étaient en vacances chez nous. Un court répit. Juliette dormait avec nous, dans notre chambre. Mes parents avaient prêté leur chambre à mon oncle et ma tante, et comme notre maison était trop petite, mes parents dormaient chez la voisine, qui leur avait gentiment proposé une chambre d’enfants inutilisée.
Pour Pauline, c’était comme un supplément de vacances. Elle essayait de profiter de ces moments comme une fille de son âge devrait le faire. Elle riait avec Juliette, s’autorisait quelques instants de légèreté. Moi, j’étais ailleurs. Mon esprit ne trouvait pas de paix. J’observais de loin, feignant de participer, mais mes pensées étaient toujours sur lui. Sur ce qu’il lui faisait.
Ce samedi-là, en fin d’après-midi, j’ai pris le bus pour le port. J’avais un plan. En arrivant, je l’ai aperçu, avec mon oncle. Ils revenaient de la pêche, deux dorades suspendues à des crochets. Il souriait, faussement amical, jouant les bons vivants devant mon oncle. Il n’aurait jamais osé traîner un membre de la famille dans ses bistrots. Pas question de ternir son image.
J’ai attendu la tombée de la nuit.
Mon cœur battait la chamade tandis que je m’approchais du bateau. Je n’avais aucune idée précise de ce que je faisais, mais je savais ce que je voulais : qu’il ne revienne pas. J’ai percé son gilet de sauvetage, dévissé légèrement l’arbre du moteur. J’ai jeté les baquets qu’il gardait sous un plastique à la mer. Je sabotais son bateau, sans savoir si ce serait suffisant. Mais je faisais ce qui me semblait logique. Ce que mon instinct me dictait.
Je suis rentrée en stop, personne ne se souciant de moi. Pauline, elle, ne posait jamais de questions. Quand je suis arrivée, je l’ai prise dans mes bras, l’embrassant doucement. Je voulais sentir sa chaleur, m’assurer qu’elle allait bien.
Mon oncle et ma tante m’ont tout de même interrogée sur mon absence. Ma tante, surtout, toujours inquiète pour nous, toujours à veiller comme si c’était son rôle de remplacer ma mère lorsqu’elle venait. Mais je savais mentir. Je savais faire comme si tout allait bien.
Quelques jours plus tard, on a retrouvé son corps. Le bateau était en morceaux. Les gendarmes ont parlé d’un accident, d’une tempête inattendue, d’une mer déchaînée. Un coup de vent brutal, des vagues que personne n’avait vues venir.
Je ne savais pas si c’était vraiment de ma faute. Je n’avais pas les réponses. Et, au fond, ça m’était égal.
Ma sœur était enfin libre.