Après qu'Antoine m'ait injecté les nanites, nous nous attendions à une réaction soudaine, à une sorte de transformation, voire même, comble de nos espoirs, à l'apparition d'un quelconque super pouvoir technologique... Mais le seul résultat fut que, à l'endroit de l'injection, se dessine un tatouage représentant la silhouette d'un porc-épic, dont les piques étaient figurées par des notes de musique. Sur le même thème, donc, que le tatouage d'Emily Lindermark, ce qui valida la théorie de mon ami.
Déduisant simplement que le processus prenait du temps, nous décidâmes de nous débarrasser discrètement de l'injecteur dans le recycleur de la cuisine, après quoi nous retournâmes jouer à ce fameux jeu de combat. D'après Antoine, c'était un excellent moyen de voir si, au fil des parties, mes réflexes finissaient par s'améliorer au-delà de ceux d'un humain ordinaire. Mais rien de tel ne se produisit. Et même si je parvenais à remporter quelques manches, elles n'étaient dues qu'au fait de ma prise en main naturelle du jeu.
Nous avions donc continué notre routine habituelle. Écouter nos musiques préférées, découvrir de nouveaux groupes, continuer de jouer, de plaisanter, et de se lancer nos meilleures vannes en cas de victoire. Rien qui sortait de l'ordinaire.
C'est lorsque nous passâmes à table que les choses se compliquèrent. La mère d'Antoine avait préparé son fameux rougail saucisse, dont elle seule avait le secret, nous étions donc très excités à l'idée d'attaquer nos assiettes, lorsque quelque chose d'étrange se produisit.
— Tiens, dis-je à Antoine en lui passant le sel.
— Heu, merci... j'allais justement te le demander.
— Ah, j'ai cru que tu l'avais fait...
Nous échangeâmes alors un regard. Nous venions tous deux de comprendre que certaines choses avaient commencées à se mettre en marche. Tout au long du repas, et de mes discussions avec les divers membres de la famille Rodriguez, je me surprenais à répondre à des questions où à effectuer des actions soit légèrement en avance, soit à la milliseconde près où on me le demandait.
Au bout d'un moment, Antoine me lança un regard lourd de sens, puis fit un geste de la main que je compris tout de suite. Je hochais alors la tête. Il fallait que je me concentre pour ne pas réagir trop vite. Un autre fait notable, était que j'en étais à ma deuxième assiette, alors qu'habituellement, je peinais à finir les généreuses portions servies par madame Rodriguez. Je pris alors l'initiative de m'arrêter de manger avant d'avoir fini.
— Ouf, j'ai eu les yeux plus gros que le ventre ! C'était vraiment par gourmandise que j'ai attaqué une deuxième assiette ! déclarais-je avec un sourire gêné.
— Ça me fait bien plaisir ! déclara la mère d'Antoine avec un sourire. Il en reste encore, une belle part, quelqu'un en veut ? demanda-t-elle à la tablée.
Antoine et son père firent non de la tête en soupirant, exprimant qu'ils n'avaient plus de place.
— Bon, et bien je vais t'emballer ça pour ce soir, Lili ! Je sais que tu adores ! déclara la mère de famille.
Je me réjouissais d'avance à l'idée de pouvoir en remanger. Et si je m'écoutais, j'aurais fini de tout dévorer immédiatement.
— Ah, Lili, il faut que tu m'aides pour un truc ! déclara Antoine en se levant de table, m'adressant un regard complice.
— Oui, je vais juste laver mon assiette et...
Soudain, je me retrouvais dans le couloir, suivant Antoine jusqu'à sa chambre.
— Attend ! l'interpellais-je. J'ai lavé mon assiette ?
— T'as même fait toute la vaisselle en un temps record, répondit mon ami en me faisant entrer dans sa chambre. Ma mère t'a largement complimentée, et de mon côté, j'arrivais pas à attirer ton attention pour te dire de ralentir.
Il referma la porte derrière nous et je me laissais tomber sur le pouf qui faisait face à son écran de télé, sur lequel tournait toujours le jeu de tout à l'heure.
— Tu crois que c'est normal ? demandais-je.
— Si tu veux mon avis, fit-il en s'asseyant dans la chaise de son bureau. Les nanites commencent à s'harmoniser avec ton tatouage/carte mère. C'est comme installer un système d'exploitation sur un ordinateur, qui serait ton corps dans ce cas. Ça peut prendre du temps, mais en théorie, ça finira par se stabiliser...
— En théorie ? réagissais-je, passant une main dans ma tignasse. Et si quelque chose s'était mal passé ? Comment tu peux dire que ça se passera bien ?
Antoine tourna sur son siège en regardant le plafond, ce qu'il faisait souvent pour réfléchir. Après quatre tours, il stoppa sa rotation en lançant son pied sur le sol.
— En fait, j'ai pas de preuve... confessa-t-il.
— Rassurant, ironisais-je. Et ça t'a pris quatre tours pour me sortir ça ?
— Cependant ! répondit-il en haussant les sourcils. C'est la personne la plus intelligente du monde, disposant des technologies les plus avancées, et qui te veut foncièrement du bien, qui t'a donné cet injecteur...
— Oui, j'imagine qu'elle sait ce qu'elle fait, soupirais-je. Mais si nous avions fait une erreur ?
— Elle t'as donné l'injecteur avec une rare nonchalance, s'agissant d'une technologie aussi avancée. Elle était sûre et certaine que rien ne pourrait mal tourner, commenta mon ami. Même en filant un truc pareil à une adolescente.
Antoine attrapa alors sa manette et me fit un signe de tête.
— Le mieux, c'est d'accélérer le processus. On va jouer, ça va stimuler tes réflexes, ta prise de décision et ton sens de la stratégie. Je pense que ça aidera ton organisme à gérer certains changements, proposa-t-il. Je haussais les épaules en prenant ma manette.
— Pas sûre de ton idée, mais jouer ne peux pas faire de mal.
Et nous jouâmes donc, les parties devenaient de plus en plus serrées, Antoine restait silencieux. D'habitude, il cabotinait en jouant, lorsqu'il était sûr de gagner. Petit à petit, son expression neutre laissa place à une grande stupeur. Tant et si bien qu'au bout de sa vingt-quatrième défaite d'affilée, il décida de poser sa manette, me lançant un étrange regard.
— Tu connais déjà toutes mes stratégies par cœur, sur tous les personnages, tu anticipes tous mes coups, et quand je trouve un moyen de contourner ta technique, elle ne marche qu'une seule fois, car tu trouves encore une faille, avoua-t-il, stupéfait.
Pour ma part, je pensais jouer de manière plutôt décontractée, je pensais que j'étais simplement meilleure que lui sur ce jeu en particulier. Je fronçais les sourcils pour réfléchir...
— Attend, j'ai une idée ! déclarais-je en tendant le bras vers son bureau. Passe-moi un jeu sur lequel tu me bats systématiquement !
— Oui ! Excellente idée ! déclara-t-il, plus intéressé par sa théorie que par la perspective de gagner. Tiens, normalement tu le détestes celui-là !
Et en effet, la simple vision de la boite qu'il me tendit me fit grimacer. Il s'agissait du genre de jeu où, si un combo était parfaitement exécuté, il pouvait mettre fin au combat sans que l'adversaire n'ai eu l'occasion de jouer. Un peu comme une partie de billard anglais où le premier joueur réussirait à rentrer une boule à chaque essaie, ne laissant jamais son adversaire prendre la main.
— Beurk, comment tu peux aimer ce genre de jeu ? demandais-je, enfilant le CD dans la console.
— Oh, ça va, c'est pour la science ! justifia Antoine en prenant joyeusement sa manette en mains.
Mais son sourire s'effaça rapidement lorsque je parvins, au bout de quelques matchs seulement, à connaitre les mouvements de tous les personnages par cœur et réussir à enchaîner parfaitement tous les coups. Il en avait même lâché sa manette tant il ne pouvait rien faire.
— Tu vois, je t'avais dit que ce genre de jeu était débile ! fis-je d'un ton moqueur.
Soudain, je sentis un vertige me gagner et lâchais ma propre manette avant de porter une main à mon front, me laissant aller en arrière dans le pouf afin de m'y allonger.
— Putain, j'suis pas bien là... grognais-je en essayant de respirer profondément.
Dans un premier temps, je soupçonnais l'arrivée imminente du pire ennemi des adolescentes imprévoyantes... mais il n'en était rien. La période du mois ne correspondait même pas.
— Je sais ! s'exclama soudainement Antoine. Tu carbures à fond la caisse, mais tes réserves ne sont pas illimitées ! Le cerveau consomme énormément de glucose.
Il fouilla dans son tiroir et me lança un paquet de nos bonbons préférés, très sucrés, au goût horriblement chimique, mais terriblement addictif. Sans réfléchir, j'en gobais la totalité et commençais à soupirer de soulagement.
— Bordel, ils ont jamais été aussi bons...! soupirais-je dans un râle de satisfaction.
— Tu comptes m'en laisser du coup ?
— Y en a plus... répondis-je en secouant le sachet vide.
Nous échangeâmes alors un long regard... puis nous éclatâmes de rire avant de nous taper dans les mains. J'étais désormais dotées de réflexes surhumains, et mon carburant principal était le sucre. C'était une bonne nouvelle à tous les niveaux, l'adjonction parfaite du très utile au très agréable.
— Mais bon, fais quand même attention Lili... Porcupine Tree n'a pas encore révélé son potentiel... me fit remarquer Antoine.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Emily Lindermark t'a expliqué qu'elle avait la capacité de lire les émotions des gens, elle a ensuite ajouté qu'elle avait nommé ce pouvoir "Cool Cat", on ne donne pas un nom à une simple amélioration physique ou mentale... Je pense que l'amélioration de tes réflexes n'est qu'un effet secondaire. (Il marqua une pause pour tourner dans son fauteuil) En plus, Lorsque Lindermark utilise son pouvoir, ses yeux deviennent luisants et sa pupille prend une forme étrange. Elle a clairement un mode "on" et "off" sur son Cool Cat... Même si elle reste surhumaine sans l'activer. Mais elle, contrairement à toi, a absorbé un "artefact de puissance" !
— Tu as décidé de ce nom ? demandais-je avec un sourire en coin. (Il hocha la tête d'un air ravi) Mais je suis d'accord avec toi... je sens des choses bouger dans mon corps, je pense que les nanites n'ont pas vraiment fini de se mettre en place. Je pense que je devrais faire très attention, jusqu'à ce que Porcupine Tree se réveille complètement... Une bonne nuit de sommeil serait profitable.
Antoine acquiesça d'un air songeur, puis quelqu'un frappa à la porte.
— Ouais ! lança Antoine.
— Lili reste dormir ici ? Ou je la raccompagne en voiture ? demanda la voix de son père, sans même entrouvrir la porte.
Antoine me lança un regard interrogateur, je pris deux petites secondes de réflexion avant de répondre à voix haute :
— Je vais bientôt rentrer, mais je peux y aller à pied, il fait bien moins chaud !
— Bah ça m'embête pas, j'en profiterai pour aller chercher des cigarettes en ville, répondit le père d'Antoine, toujours sans ouvrir la porte.
Mon ami me lança alors un regard inquiet, puis il se pencha pour me murmurer :
— Je crains un peu de ce qui pourrait se passer si tu rentres à pied... souviens-toi le coup avec la vaisselle...
Je hochais simplement la tête et me levais en prenant mon sac.
— Ok, j'arrive tout de suite.
— Yo, Lili, me salua Antoine en me tendant son poing.
— Yo Antoine, répondis-je en lui présentant le mien. Merci pour aujourd'hui !
— À vôt' service m'dame ! conclut-il dans une imitation très réussie de Columbo.
J'avais hâte de rentrer chez moi, de m'enfermer dans ma chambre avec ma portion de rougail et de continuer d'explorer mes nouvelles capacités dans mon coin.