4. Shiloh Howard

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis la première visite au Sangtuaire. Il avait été étonné d’apprendre que son meilleur ami, la personne la plus casanière qui soit, s’était rendu seul au bar. Il s’était d’ailleurs amusé à le taquiner. Elijah avait prétendu y avoir été pour présenter ses excuses mais Shiloh savait que la vérité était toute autre. La petite rouquine lui avait tapé dans l’œil et il n’avait pas eu d’autre moyen que de retourner au Sangtuaire pour la revoir.

Éirinn. Voilà l’identité de la mystérieuse fille à la poigne de fer (ça, il s’en souvenait) qui dirigeait un bar aussi étrange que le Noël de Mr Jack.

Depuis, la bande – sans Julius qui déclinait à chaque fois leur invitation – avait honoré le Sangtuaire de sa présence quelques fois.

Shiloh se méfiait de cette fille. Elle avait tenu à ce que l’existence de son bar reste entre eux, personne d’autre ne devait être au courant qu’ils allaient là-bas. Bizarre. Pourquoi ne voulait-elle pas avoir e pub et par conséquence, de nouveaux clients ? En général, c’est ce qu’on souhaite quand on tient un commerce, non ?

Elle avait quelque chose de dérangeant. Elle paraissait trop parfaite pour l’être réellement. Son ton amical sonnait faux, ses sourires crispés ne semblaient pas plus sincères que le reste. Sa gentillesse et sa douceur cachaient une personnalité bien plus vicelarde. Shiloh en était convaincu.

Il restait donc en retrait lorsque la bande se rendait au Sanctuaire. Il participait aux conversations mais sans se montrer trop bavard, il observait beaucoup. Il éprouvait des difficultés à la cerner. Elle semblait vive d’esprit mais elle ne comprenait pas certaines expressions ou façons de parler, comme si elle venait d’un autre temps, ce qui donnait d’elle l’image d’une fille idiote. Mais c’était mignon quand elle était à côté de la plaque, quand même. Lorsque cela arrivait, Elijah lui expliquait les choses, comme à une petite fille. Il aurait dû être prof, sérieux…

Shiloh se sentait mal à l’aise en la présence d’Éirinn. Elle était vraiment dérangeante. Il ne savait pas s’il devait l’apprécier et apprendre à la connaître ou rester sur sa première impression qui, avouons-le, n’était pas terrible. Plus d’une fois, son intuition s’était montrée juste, que devait-il faire ?

Cependant, il y avait une chose pour laquelle il était sûr de ne pas l’apprécier : pour elle, Elijah faisait l’effort de sortir. Les semaines et les sorties au Sangtuaire s’enchaînaient sans un seul « non » de sa part. Shiloh eut du mal à se l’avouer mais il se sentait vexé et jaloux. Il ne savait pas comment le prendre. Quand il s’agissait de sortir entre potes, Elijah en faisait toujours des caisses et trouvait des excuses pour rester chez lui. Même s’il faisait parfois des efforts là-dessus, le favoritisme devenait flagrant et franchement lourd. Daniel aussi s’en était aperçu alors qu’il n’était pas du genre à se soucier de ça ; à partir du moment où il était avec ses potes, il s’en foutait de qui préférait qui ou qui faisait plus d’activités avec qui.

Dans le même temps, il y avait eu d’autres meurtres ici et là en ville. La police ne donnait pas plus de détails qu’au début et semblait dépassée par les événements.

Le sujet était sur toutes les bouches. Les gens démontraient une curiosité malsaine à faire vomir. Ils voulaient absolument avoir les derniers potins sur le cadavre retrouvé la veille. Comment avait-il été retrouvé ? Nu ? Habillé ? Était-ce un homme ou une femme ? Les poivrots osaient des blagues salaces et autres remarques graveleuses.. « Si c’t’une bonn’ femme, c’est con. J’aurais pû la niquer ». Suivi d’un rire bien gras. Pour peu que les journalistes eurent accompagné leur article d’une photo de la pauvre dame, ça allait à coup de « t’as vu la paire de nichons ? » et « elle a dû en faire, des heureux ». Bizarrement, pour un homme c’était « pauv’ gars, il avait encore tout’la vie d’vant lui ».

Au Sangtuaire, la situation était différente. C’était bien le seul endroit où personne n’en parlait et quand les garçons essayaient d’aborder le sujet, Dimitri coupait court à la conversation. Elijah ne voulait pas évoquer le problème devant Éirinn, de peur qu’elle puisse penser qu’il était un fou furieux de s’intéresser à ce genre de choses.

Ce soir-là, Éirinn n’était pas présente au bar. Dimitri leur avait expliqué qu’elle devait s’occuper de la paperasse et qu’elle s’était donc enfermée dans son bureau pour la soirée, voire toute la nuit.

— Je vais devoir me coltiner ces badauds tout seul, avait-il ajouté en soupirant.

Il pointa du doigt un groupe de personnes à une table non loin d’eux mais les gens ne semblaient pas si alcoolisés que ça.

Les deux verres d’Orange Sanguine qu’avait bu Shiloh l’obligèrent à se rendre aux toilettes. Il passa devant une porte derrière laquelle résonnait une voix grave masculine.

Il ralentit puis finit par s’arrêter. Il ne put s’empêcher de prêter une oreille attentive. L’homme ne criait pas mais son ton sec et expéditif montrait à quel point il était furieux.

— Ils n’auraient jamais dû entrer ici. Tu es inconsciente. Tu te rends compte de la situation dans laquelle ils peuvent nous mettre ? On ne sait pas qui ils sont, d’où ils sont, ce qu’ils font et avec qui ils sont. Ils peuvent être une menace pour nous.

Il y eut un petit silence.

— D’ailleurs, j’aimerais bien savoir comment ils ont pu nous trouver, ajouta-t-il d’un ton accusateur.

— Ce n’est pas moi qui leur ai vendu la mèche, si c’est ce que tu insinues, riposta une voix féminine. L’un d’entre eux a entendu un de ses collègues parler du Sangtuaire et donner l’adresse. Ils étaient déjà à l’entrée, que voulais-tu que je leur dise ?

Shiloh reconnut Éirinn. Il fronça les sourcils.

L’homme qui se trouvait avec elle baissa le volume de sa voix, ce qui le rendit davantage menaçant.

— Je te conseille vivement de trouver un prétexte pour qu’ils ne se ramènent plus jamais ici. Compris ?

Éirinn ne répondit pas. Du moins, verbalement. Des bruits de pas se rapprochèrent de la porte. Shiloh fila vers les toilettes avant que l’homme ne le découvre.

Shiloh fixait le jet se fracasser contre l’intérieur de l’urinoir. Ça voulait dire quoi, ça ? Pourquoi n’avaient-ils pas le droit de venir au bar ? Ce mec a tout l’air d’être un connard, pensa-t-il en remontant sa braguette.

Revenu au comptoir, il choisit de ne pas dire un mot sur ce qu’il venait d’entendre. En tout cas, il attendait l’excuse d’Éirinn avec impatience.

Elijah proposa de rester jusqu’à la fermeture pour avoir une chance de la croiser et de discuter un peu mais Dimitri insista sur le fait qu’elle avait beaucoup de boulot et qu’il était donc inutile de rester jusqu’au petit matin. Elijah et Daniel ne se posèrent pas plus de questions que ça mais Shiloh, lui, trouvait cela suspicieux. Elle avait passé tous les soirs précédents avec eux. Pourquoi celui-ci était-il différent des autres ? Et c’était qui, ce mec ?

Le lendemain, Elijah lui apprit qu’un nouveau meurtre avait été commis dans la nuit. Le cadavre avait été retrouvé à Piccadilly, dans la rue où se trouvait le Sangtuaire.

— C’est le deuxième corps que la police découvre là-bas, commenta Elijah.

— Oui, c’est bizarre.

Shiloh ne lui tendit pas une perche mais une poutre. Elijah ne la saisit pas.

— Deux corps retrouvés pas loin du Sangtuaire, ça fait beaucoup tu trouves pas ? ajouta Shiloh.

— Qu’est-ce que tu insinues par là ? se méfia son meilleur ami.

— Rien. Je dis juste que c’est vachement bizarre qu’on retrouve des morts près du bar d’Éirinn. La série de meurtres a commencé peu de temps avant l’ouverture.

— Attends… j’ai peur de comprendre, là. T’es en train de dire que ça serait Éirinn l’auteure des crimes ? Mais t’es malade ! s’exclama Elijah en faisant tournoyer sa main à côté de sa tête.

— Mais avoue que c’est bizarre, quand même ! Je te connais, Elijah. Je sais que tu penses la même chose. C’est juste que tu veux pas l’admettre.

— Je ne l’admets pas pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien à admettre !

Shiloh soupira. Son meilleur ami était vraiment subjugué par cette fille. Il prit une décision difficile mais il n’eut pas le choix.

— Hier soir, quand je suis parti aux toilettes, j’ai surpris une conversation entre Éirinn et un mec, confessa-t-il. Il lui disait qu’on aurait jamais dû venir au bar et qu’on pouvait être dangereux pour eux.

Elijah haussa les épaules.

— Cet homme ne parlait peut-être pas de nous.

Il le faisait exprès ou quoi ? C’était quoi, son but ? Le pousser à bout ? Shiloh en eut de plus en plus l’impression.

— Ensuite, il lui a dit qu’elle devait trouver une excuse pour qu’on ne vienne plus. Donc, s’ils parlaient effectivement de nous, je suis prêt à parier que dans peu de temps, Éirinn va nous sortir un truc bidon pour nous virer.

— Moi, je parie rien du tout, répliqua Elijah. Tu sais quoi ? Pour te prouver que tu te fais des idées et qu’elle n’a rien à voir avec tout ça, on va faire une soirée tous ensemble chez moi et on verra !

— Mais les meurtres ne sont même pas réguliers, soupira Shiloh. C’est pas parce que personne ne sera mort le soir où elle sera avec nous que ça voudra dire que c’est pas elle.

— De toute façon, ta théorie ne tient pas la route parce qu’il y a déjà eu des morts alors qu’elle était avec nous au bar.

Shiloh ne répliqua pas. Elijah pouvait se montrer têtu quand il voulait. Il pouvait lui dire que les meurtres avaient très bien pu être perpétrés après, à la fermeture, Elijah trouverait quelque chose à redire. Valait mieux laisser tomber.

— Bah invite la, alors, capitula-t-il.

Éirinn refusa plusieurs fois la proposition d’Elijah. Il insista encore et elle finit par accepter, très certainement par dépit plutôt qu’autre chose, lasse d’entendre la même chanson dès qu’il mettait un pied dans son bar. Shiloh avait de la peine pour lui. Elijah appréciait beaucoup leur nouvelle amie, elle lui plaisait bien et il espérait que les choses évoluent. Malheureusement, cela ne semblait pas être réciproque.

Il avait aussi remarqué que depuis la fameuse conversation avec l’inconnu, elle se faisait plus distante avec le groupe, elle n’était pas beaucoup au Sangtuaire et le peu qu’elle y était, elle ne passait qu’en coup de vent.

Le fameux soir tant attendu par Elijah, tout le monde s’était retrouvé chez lui. Il y avait même Julius, le quatrième gars de la bande. Lorsqu’il avait appris l’existence de cette mystérieuse fille qui faisait de l’œil à Elijah, il avait été curieux de savoir à quoi elle ressemblait. Depuis que Julius connaissait les trois autres amis, c’était la première fois qu’il voyait Elijah avec une fille.

Il ne manquait plus qu’elle.