4 | Solstice d'été (2/2)

NOVA.

Je pédale je pédale, on arrive devant le Grand Observatoire. Et cette ivresse dans laquelle la boussole m’avait plongé, elle tombe soudain. Je déglutis. C’est que, tout de même… Il m’écrase cet immense édifice qui surplombe la Ville Usinière, cerclée par des hautes murailles. Un vaste jardin, symétriquement taillé, s’étend devant des façades opalines, hautes, quadrillées par des hautes fenêtres. Des statues et des colonnes décorent avec faste la maison des savants. Et bien sûr il y a cette coupole, énorme, blanche très blanche, qui couronne le tout, l’air de vous narguer depuis haut le ciel. Et toute l’enceinte prise dans son ensemble, parfaitement équilibrée, si lourde dans la terre, elle peut jusqu’à vous manger votre courage quand on sait – ou plutôt quand on ne sait pas – ce qu’il s’y trame là-derrière.

Grincette mes dents. L’aberrance à chaque fois que je passe là-devant ! Parce que, tout de même ? Depuis que l’astrologie a été institutionnalisée au même titre qu’une science dure durant la Belle Guerre, remplaçant carrément l’astronomie, plus rien n’a jamais été pareil, et tout a été pour le pire. Influente, directive, elle a changé et radicalisé notre vision du monde. Là où l’astronomie considérait autrefois l’univers comme un stock de matière brute, aux lois aveugles et mécaniques, sans volonté propre, les astrologues le conçoivent en tant qu’organisme vivant. C’est un cosmos supérieur, juste, beau (hum-hum) et surtout : harmonieux (sans aucun doute !). Il est un modèle ordonné où chacun possède sa juste place. On y croit ou on y croit pas, me dira-t-on ! Le problème, c’est que ça implique des méthodes épistémologiques différentes et impacte directement notre vie quotidienne. Bah oui ! L’astronomie s’est toujours voulu « axiologiquement neutre », objective, décrivant uniquement ce qui est, sans jamais entrer en considération avec ce qui doit être. Elle n’en a que faire de nos ptites personnes. Mais l’astrologie… ô notre belle l’astrologie ! Elle ne s’arrêtera pas à uniquement décrire le Ciel, elle visera à entrer en relation avec, afin d’en tirer des finalités morales pour l’existence morale. C’est une lecture de la nature cosmique comme une mise en harmonie : lisons dans le Ciel le destin des hommes, accordons-nous aux signes qu’il nous envoie, réalisons-nous et soyons ces personnes probes, honnêtes et justes (et tutti quanti blablabla) que nous devons être, à l’image du cosmos. En d’autres mots… plus normatif que ça, tu meurs ? Ou alors c’est moi qui ai un problème dans le ciboulot ? Parce que bon… hein ?

La gorge serrée, je pédale plus vite. Je jette un regard apeuré à l'enfant-idéelle. Pourquoi ton chemin est-il obligé de passer par là, hein gamin ? Toi qui souvent me guides dans la Ville Grandiosère à vouloir me montrer des choses, on ne pouvions pas emprunter une autre route ? Même si… bon. À se situer au centre de la Ville Emprisonnère, l’Observatoire surmonte tout et personne n’échappe à son regard. Alors passer par ici, passer par-lalà… n’y changera rien. Et toujours, je détesterai cet endroit. Et toujours, je le haïrai, avec d’autant plus de force que c’est là où se situe le siège de l’O.V.E.A. (et ce n’est pas pour rien ! bordel de…). Faut dire, les Grisœils et l’astrologie font plutôt bon ménage ensemble. D’un côté, on prohibe les idéelles. De l’autre, on nous fige dans des destins tout tracés. Dans les deux cas, on nous gèle : interdite la mouvance de la pensée… adios la possibilité de se réinventer ! Tout ça pour quoi ? Apporter de l’ordre et un juste équilibre qu’ils disent ? De la sécurité, soit disant que les idéelles sont dangereuses pour nous ? Mais en quoi des pensées peuvent-elles nous faire du mal ou meurtrir les autres ?

Mes jambes pédalent pédalent toujours plus vite. Bientôt, l’Observatoire est loin derrière moi. Le sentiment qu’il m’épie reste toutefois, son regard est lourd sur mon dos, l’angoisse me creuse le ventre, soudain j’ai l’impression non la conviction qu’il sait pour mon anniversaire et que même, c’est tout le monde autour de moi qui sait, sait, sait, ils savent tous leurs yeux ils me fixent me regardent me pointent du doigt, je pédale cavale dans la rue derrière l’enfant-idéelle qui skate, me guide, je déteste cette journée je la hais, enfin j’arrive où tu voulais qu’on aille puisque tu t’arrêtes tu me montres là-bas du doigt, c’est la Fontaine Astrale qui… oh quoi encore ? Mais qu’est-ce qu’il s’est passé par là ?

Je freine. Mes roues qui grincent. Pied à terre. Je cligne des yeux.

La première chose que je puisse dire, c’est : couleur. De la couleur, il y a de la couleur partout. On a peint toute la Fontaine, elle qui d’habitude est d’un gris-pierre ordinaire. Mon pouls s’accélère. Et je… c’est tout… ‘fin… tout de même c’est si beau ? Ma main passée dans les cheveux, elle s’arrête un court instant sur ma nuque, je remue ma boucle d’oreille, enfin je m’avance avec mon vélo, l’enfant-idéelle à mes côtés. Tourniquant autour du bassin d’eau, je rejoins la petite grappe de curieux qui examine ce qui est là aujourd’hui et qui hier ne l’était pas.

Une palette infinie de couleurs farde douze statues disposées en anneau, douze statues qui s’élèvent au centre du bassin. Chacune d’elle rejette un filet d’eau, chacune d’elle symbolise un signe astrologique, comme un bélier pour Bélier, un lion pour Lion, une balance pour Balance, et caetera et caetera. La tête du Taureau en bleu, le crabe pour Cancer dans une palette carmine, le Scorpion dans un dégradé de jaune, les écailles des Poissons en multicolore, et tant de couleurs partout que je ne sais plus où donner de la tête. Décidément… Pourquoi donc autant de choses étranges se compilent aujourd’hui ?? Mon anniversaire, la boussole, et maintenant… ça ?

Et soudain on me saute dessus, par-derrière, je sursaute mais très vite je reconnais Maxine alors je relâche la pression. Aussi grande que moi, elle me serre les épaules, me salue, à moi de m’exclamer :

— Vous ici ! Heureux soit l’hasard qui amène nos chemins à se croiser. N’avez-vous donc pas cours ce matin ?

Elle pouffe, me lâche se place en face de moi, ses deux mains naturellement agrippées à son appareil photo, prête à éterneller le monde dans sa petite machine. Ses longs cheveux roux, tressés, rayonnent sous le soleil. Ce matin, ses lèvres sont fardées de bleu.

— Bof, me répond-elle. Le cours d’archi de dix heures ? Morne à mourir. Par contre ici… C’est là où ça se passe les choses ! Tu trouves pas que l’Onde a fait particulièrement fort cette fois-ci ?

— C’est l’Onde qui est à la source de tout ce barbouillage ?

Maxine part dans un rire cristallin, avant de poser ses mains sur mes épaules, me retourner pour que je regarde le mur de l’immeuble là-bas.

— Toi ma belle, t’as pas encore vu ça.

Ma bouche s’ouvre de stupeur, je cligne des yeux. C’était une vague peinte sur le mur. Une énorme vague, une toute grande mer, un coucher de soleil, comme un été doré posé sur le béton. Il y a une goélette, deux silhouettes indéterminées dessus, il y a le gonflement des voiles et Maxine qui me tire vigoureusement par la main afin qu’on s’approche. Elle court presque, ses vêtements excentriques très pétants flottent, se fondent à merveille dans ce décor nouveau, si colorlumineux.

— Là regarde ! me montre-t-elle. Y’a des poèmes !

Et dans une vague, je remarque effectivement :

poésie de                            vie

elle langage du fond des Âges

récit tout               en naufrage

et moi           je               virage

fluage photograph                ie

— Et là-bas regarde, s’écrie Maxine, y’en a un autre ! Viens !

Volte-vie ~

            Solfie ton vivème ~

                        Anime-le ! Anime-toi ~

                                               Onde-toi ~

                                                           Volte-monde ~

Voici la couleur des ondes tous nos ondes-mondes,

Sur la terre et sur la mer,

Aucun Astre-pétrificActeur,

Faire-monde autrement ~

Onde-vie. Onde-visage. Onde-mivage.

Pivolte-mOnde

vOnde Vois et

                                  V I V É M O N S

~ Elévie & OriOn ViVèmOndent bientÔooOot ~

Les poèmes sont signés l’Onde. Je penche ma tête, me gratte la nuque. Gigotant de droite à gauche, Maxine foudroie le mur avec ses photos, rieuse.

— Tu y comprends quelque chose toi ? lui demandé-je.

— C’est vrai qu’ils sont pas très limpides. C’est beau mais c’est bête, personne va capter leur message.

— Tu sais…

— Hmm ?

— « Vivème ». Je suis sûr d’avoir déjà entendu Milan lâcher ce mot.

— On aura qu’à lui demander tout à l’heure !

Je hoche la tête. Alors je remarque l’enfant-idéelle qui sautille en me montrant expressément la ligne ~ OriOn & Elévie, ça me confuse, je demande à Maxine si elle connaît ces deux personnes mais elle hausse ses épaules. L’enfant-idéelle insiste, je ne comprends pas, il râle, c’est ça que tu veux me montrer aujourd’hui ? C’est pour ça que tu as insisté pour qu’on sorte du Pensionnat, alors même que mon anniversaire d’habitude je reste cloîtré dans ma chambre tellement la peur et… et tout le reste ? Mais comment tu pouvais savoir par avance que l’Onde… ? Je me recule pour avoir une meilleure vue d’ensemble, et je ne sais pas pourquoi mais, tout à coup, à fixer ce mur avec intensité, je me sens tout étourdi, comme si ce dessin, il réveillait des choses en moi. Instinctiv ment, je serre  a boussole dans ma poche. Alors, l’ét ange sensation  e tout à  ’heure revient, un peu, bien que ce soit moins  ntense. Ma vision s  floute, et c’est moi où l  mer semble s’animer ? Oui, non, non, oui… ? Je divague,  ’égare ? Et sou ain elle est là, vivante et mouvan e sur le béton-tabac. Sans que j  n’ose y croire,  e vois les couleurs qui s’animent. Elles bougent tou es seules. La mer elle sinueuse  lle tremble, flux reflux, flots reflots on pourrait  resque y voi  des reflets dans l’eau et  ’est tout un panel méconnu de bleus qui m’est donné à  oir. Et moi je  e suis pas peintre mais    peux dire avec exactitude qu’il y a  u bleu comme du bleu acier, bleu azur, bleu barbeau, bleu céleste, bleu ciel, bleu cobalt, bleu cyan, bleu égyptien, bleu électrique, bleu fumée, bleu givré, bleu horizon, bleu indigo, bleu minuit, bleu nuit, bleu outremer, bleu pastel, bleu persan, bleu pétrole, bleu saphir, bleu sarcelle, bleu smalt, bleu tiffany, bleu turquin, bleu roi,

bleu

              bleu

bleu,

c’est c mme si, à regard r cette mer remuer sur le mur,  ’y étais. J’entends le cri des goélands, le vent étincelant, fuiii fuiii les vagues  ui s’écrasent contre les rochers, et le soleil crache dans l’eau    e sel perle sur mes joues su  mes lèvres. Qu’est-ce  u’il m’arri-ive ? Qu’est-ce que… ? Parce que, tout de même…

PAN !

E  u  criiii

comme un coup  e pistolet et ce cri un infini, m n pouls s’accélélère, ma nuque se sueur froide, je m   ourne tour e regarde autour  e moi, j’odeur du rouge    j’ouïe du sang à travers ce cri strident qui ne s’arrête pas, mais j  n  vois rien, ri n, rie , je ne reperds rien, aucu e personne armée, aucune per onne ballée, je le jurerais pourtant que  a mort s’écoule entr   es pavés, q ’un cri  ’horreur transperce les nuages, ne reprend pas s   souffle, non jamais, c’es   n cri à s’en fendre la gorge, i  peur-glace, il porte en lui un coeur qui saigne, quelque part, je ne sais où,  ’est nulle part et c’ st partout, mes pores se dilatent je transpi e tandis que la fillette hu uurle encore à s’en écorcher les larmes, je ferme  es yeux, ma main crispée autour de ma bous ole.

Petit à pe it le   i s’estompe un   tit peu, la mort saigne moins entr  les pierres, ça  art  a part… Ça va mieux. Je crois. Je. Peut-êtr . Les choses ça s’en va. Je m’assieds sur le rebord de la Fo taine, le dos suant, nausée x, me frotte les tempes jus  ’à ce que le vertige disparaisse. Tout est parti maintenant. Je pense, le solei   ’a frappé trop fort le crâne et voilà que je déli e ? Encore. Je souffle. Autour de moi, rien n’a bougé, les gens agissent comme à l’habituée, confirmant mon impression première. Pour eux, il n’y a jamais eu aucun pan! aucun hurlement, aucune goutte de sang. C’est moi qui fièvre tout seul, là, ma boussole à la main. L’enfant-idéelle s’est assis à mes côtés, inquiet comme ce matin, mais je lui souris pour le rassurer. Mes berlues ça va passer, t’inquiète pas, ce soir je me coucherai tôt et–

— Ça va Nova ?

Sursaut. Maxine se tient debout devant moi. Sa haute silhouette me recouvre de son ombre. Fouillant dans mon ventre pour un peu de force, j’allonge mon sourire :

— Bien sûr que tout va bien ! Pourquoi ça n’irait pas ? Aujourd’hui est un jour marqué par le sceau de la couleur et de l’allégresse. Là, admirons ce ciel vaste-bleu, ce soleil-vaste-mer ! Glissez-vous le vent dans nos cheveux de soie, chantez-vous les fleurs l’été qui danse ?

— Le ciel est gris.

— Plus la Fontaine.

— Aujourd’hui est un jour porte-malheur.

— Tatata. Tout dépend du point de vue. Pour nous deux qui ne croyons pas au maudit des signes, il est fête de l’été.

— Nova…

Elle s’assied à mes côtés.

— Sérieusement ?

— Tu crois y’aurait moyen de rejoindre le mouvement ?

Son corps se crispe. Son nez frémit. Elle m’observe ahurie.

— Tu voudras rejoindre l’Onde ? s’étonne-t-elle.

Encore je souris encore. Voilà des années et des années et des années que l’enfant-idéelle me voyage à travers toute la Ville à me montrer des rues des immeubles des statues mais je ne décode non jamais ses messages. Et pour la première fois depuis jours-tous, malgré que je fièvre aujourd’hui, je l’ai mon indice nouveau : Orion et Elévie. Manifestement, l’Onde sait qui ils sont. Je ne peux pas laisser passer cette piste-là, non je ne peux pas.

— Et pourquoi pas ? m’égayé-je. Tu es autant révoltée que moi contre cette idéologie qui émane de l’Observatoire, ou contre sa volonté d’anéantir les idéelles. Ce serait une bonne occasion de faire entendre notre désaccord, non ? Un petit peu.

— Tes mères n’approuveraient pas.

— Maman-Rosa est très maternante et tu sais bien que ça a tendance à m’irriter.

Ses traits se crispent, Maxine fuit mon regard, reporte son attention sur ses photos qu’elle fait défiler.

— Maxy ? Allez ! Où sont passées ta verve et ton insatiable curiosité ?

Ses cheveux tombent, me cachent son visage aux joues rougissantes. Ses ongles sont rongés.

— Je ne sais pas, Nova. Sincèrement, je doute que ce soit une bonne idée.

— Leurs actions ne sont pas dangereuses. Ils prônent une philosophie de non-violence.

— Mouais. C’est ce qu’ils disent, ils sont plus fourbes que ce que tu t’imagines, et quoiqu’il en soit, ça reste dangereux d’y appartenir. C’est comme être né sous le mauvais signe : ça craint. Tu sais, il y a cette rumeur qui court que ce temps où on tuait des gens pour ça, il n’a en vérité jamais cessé et que toujours, on élimine ces signes porte-chaos ? M’est avis qu’on ne doit pas réserver un sort beaucoup plus favorable envers les Ondés. Alors… bon ?

— Roh voyons Max ! Je connais tout ça, me dis pas que toi tu crois à ces folleries ? On n’est plus à l’époque de la Belle Guerre, les mentalités ont changé ! Jamais aujourd’hui on ne–

— Et tu crois que c’est quoi qui les attend, si ce n’est pas la mort ?

— Eh bien…

— Des camps de redressement ? Mais est-ce vraiment mieux ? Je ne sais pas dans quel monde tu vis, Nova, mais il serait temps de te réveiller. On arrive à un point où ta naïveté t’est plus dangereuse que les Grisœils eux-mêmes.

D’une brusquerie inhabituelle, Maxine se lève, s’avance pour ramasser mon vélo tombé par terre. Mon ventre se compresse. Elle garde son dos tourné, puis s’exclame, d’une voix faussement gaie :

— Tu viens ? Je voulais photographier l’avenue Mille-pavés avant que la lumière du soleil penche du mauvais côté.