4. Téléphone

Ma chère Gaëlle,

Tu seras ravie de savoir que j’ai reçu ce matin une lettre de ton mari. Le ravissement est d’ailleurs partagé : lire de vos nouvelles me donne immanquablement le sourire. J’ai cependant été fort chagrinée d’apprendre que ta santé te causait encore des malheurs. Je ne vais pas gaspiller mon encre en te répétant les façons de préserver au mieux la magnifique mais ô combien frêle machine qui te tient lieu de corps. Depuis le temps, j’ose espérer que tu connais mes préceptes par cœur et t’en épargnerai donc pour une fois la teneur. De toute manière, j’ai cru comprendre que tu étais consignée au lit, te voilà déjà suffisamment punie.

Tiens, cela me rappelle quand Jasmin plaisantait pendant vos fiançailles que tu serais la plus belle plante de sa collection. Toi et moi savons que tu es moins une plante qu’une prédatrice et que ce pauvre botaniste est ta proie sans le savoir. Ceci étant, ne crois-tu pas que tu pourrais lui faire une faveur pour les prochaines semaines ? En lui accordant par exemple l’impression rassurante de pouvoir garder sa précieuse fleur sous serre cet hiver et lui donner tous les soins dont elle a besoin, plutôt que de la voir jouer les perce-neiges dans les prés ou sur le balcon.

De mon côté, j’ai bien peur de n’avoir pas beaucoup de nouvelles à partager avec toi. Mon travail remplit mes journées du matin au soir, le temps file à une vitesse effrayante. Heureusement mon entourage s’occupe de ralentir cette cadence lors de repas chaleureux et de conversations nocturnes près du poêle. Je m’étonne encore de voir à quel point la présence d’une simple personne peut me placer instantanément dans une parenthèse hors du monde et de ses urgences. Je comprenais le sentiment particulier qui t’habitais lorsque Jasmin était près de toi, mais je dois dire que comprendre une émotion et en faire l’expérience est une chose bien différente.

Ah tout de même, il y a une nouveauté dans mon quotidien dont je ne crois pas t’avoir parlé. J’ai dernièrement réservé dans mon emploi du temps un moment pour lire des revues d’actualité. C’est plus instructif encore que je le croyais, même si pour être tout à fait honnête, certaines parutions sont plus ennuyantes que d’autres.

Je suis particulièrement fascinée par les rubriques dédiées aux inventions technologiques, et je suis sûre que tu le serais aussi. Sais-tu que le téléphone va bientôt pouvoir être installé chez les particuliers dans les villes de France ? Imagine que dans quelques mois nous puissions discuter ensemble à un combiné chacune depuis notre maison ! Enfin, je suppose que le fait que vous habitiez sur une île, et un territoire indépendant qui plus est, ne rendra pas la chose facile. Je reste néanmoins persuadée que cet avenir n’est pas si lointain.  Il y a tant d’autres progrès techniques dont je pourrais te parler ; ou plutôt, je crois que j’en serais incapable. Je pourrais en revanche t’apporter les revues les plus intéressantes lors de ma prochaine visite.

Loin de moi l’idée de te convertir à ces lectures pour occuper ton temps libre, je sais que tu préfères trop la littérature et qu’une vie ne te suffira pas à lire ne serait-ce que les livres qui remplissent tes bibliothèques. Il faudra d’ailleurs que je te rende les romans que tu m’as prêtés au printemps. Comme tu t’en doute, je ne les ai pas tous lus. En revanche c’est le cas de Tiphaine, l’amie dont je te parlais la dernière fois. Elle a dévoré avec appétit chaque récit et s’est fait ensuite un plaisir de me raconter ses passages favoris. À choisir, je crois que je préfèrerais encore garder cette tournure des évènements plutôt que d’avoir le temps de lire par moi-même.

À propos de ma prochaine visite dont je te parlais tout à l’heure : c’est avec grand plaisir que j’accepte votre invitation de passer les fêtes de fin d’année en votre compagnie. Je prévois de vous rejoindre quelques jours avant le solstice. Je n’ai pas encore planifié mon trajet mais vous serez informés de mon arrivée par télégramme avant que je prenne le bateau. En ce qui concerne le début de la nouvelle année, je t’avoue que je comptais le célébrer avec mon amie Tiphaine. Cependant nous avons eu l’occasion d’en discuter, et elle serait prête à me rejoindre à l’Orée des Embruns après le solstice si une personne supplémentaire à accueillir dans votre demeure ne vous cause pas trop de souci. Tiphaine et moi pourrions regagner ensemble le continent après avoir dument fêté avec votre famille le début d’une année qui, j’en suis sûre, nous apportera son lot de réjouissances. Je vous souhaite d’ores et déjà beaucoup de joies d’ici que l’on se voit.

Prends grand soin de toi,

Ton amie dévouée,

Jade