4- Trevor

Par Aylyn

Six ans plus tard.

Salle de répétition, Cleveland, Ohio.

 

Link m’avait filé la démo mise au point par lui et Seth.  Dans la petite pièce aménagée en bureau perso, je me posai sur le canapé et enclenchai mon mp4. Une première écoute pour découvrir les sons, le rythme, la musicalité du morceau. Les yeux clos, mes doigts tapaient le tempo, mon corps se laissait aller au rythme entraînant. L’option lecture en boucle me permettait de continuer à m’immerger et à découvrir toutes les facettes de la bande, sa structure. Tout comme les textes que j’écrivais, la partie instrumentale racontait une histoire. Parfois le texte imposait en quelque sorte la musique, la guidait. D’autres fois, ils me proposaient une piste et celle-ci m’inspirait des paroles. Je posais alors des mots sur ces évocations.

Sauf que depuis plusieurs semaines, l’inspiration avait pris la tangente. Je luttais pour attraper les mots justes. Ils se dérobaient dès lors que je les effleurais. Des phrases, des textes, j’en écrivais des centaines, des fragments qui ornaient des pages entières de mes carnets, des feuilles volantes entassées sur mon bureau en un bordel insolent. Pourtant le déclic ne s’opérait plus. Quand je relisais, les mots sonnaient creux, vides de sens. Impossible pour moi de créer une chanson pour laquelle je ne vibrai pas. Impossible de juste pondre un texte commercial, un énième cliché vendeur. Le reste du groupe respectait mon fonctionnement et suivait le même principe. C’était notre patte ou rien. Pour le moment, cela nous avait réussi.

                Une main se posa tout à coup sur mon épaule. Je sursautai et découvris le visage amusé du bassiste. J’abaissai le casque pour discerner ses paroles.

—Alors mec ? Du nouveau à se mettre sous la dent ? Mes doigts me démangent.

J’ignorai avec application la question de Seth.

 Tire-toi.

 Bon, pour le pouvoir des injonctions mentales, on repasserait. Il posa ses fesses juste à côté des miennes et se pencha par-dessus mon épaule.

— L’espace vital ou l’intimité tu connais ? grognais-je.

— T’as encore rien pondu, c’est ça ?

Je fermai les yeux et pris sur moi pour ne pas lui envoyer mon poing dans la figure. Ma petite panne d’inspiration me filait déjà assez les boules pour qu’il ne vienne pas me titiller sur ce terrain. Je bouillonnai intérieurement et ne trouvai rien de mieux que de lui faire un magistral doigt mental.

— Est-ce que je viens te faire chier quand tu bosses ?

— Ah ! Parce que là tu… Ok.

Il s’écarta, les deux mains levées en signe d’excuse et fila dans le couloir.

Je rejetai la tête contre le dossier du canapé et expirai. Plus je forçais, plus les mots butaient, se désaccordaient. Une énième feuille de papier raturée. Je la froissai en une boule grossière qui alla rejoindre les autres dans la corbeille : direct dedans, mince satisfaction. Frustré, je jetai le stylo et m’enfonçai dans les coussins. Avais-je déjà tout extirpé de mon âme ? Impossible. La douleur restait omniprésente, même si elle s’atténuait avec les années.

Avait-elle connu le manque d’inspiration ? j’en doutai. Les mots la traversaient en un courant continu. Peut-être était-ce ce trop-plein qui l’avait mené à … Je fermai vivement les yeux et appuyai au creux de mon sternum pour soulager la douleur vive. Je devais me bouger, cacher cette résurgence de déprime et retrouver ce flux créatif qui coulait en moi. Mes doigts effleurèrent le bracelet élastique noir autour de mon poignet droit et l’étirèrent avant de le laisser claquer contre ma peau, puis coup d’œil à l’auriculaire de cette même main. Le symbole de l’infini finit de m’ancrer dans le moment présent tout en me rappelant la promesse.

Cinq ans déjà que le groupe existait et notre succès me surprenait encore. D’une simple bande de gars qui s’éclataient à jouer, nous avions vu notre trajectoire filer vers les hauteurs. De représentations dans des bars inconnus, les grandes salles nous avaient ouvert leurs portes. J’en avais encore le tournis parfois. Notre communauté de fans m’insufflait une énergie supplémentaire.

Dès le début, je ne m’étais pas posé de question. Tout avait coulé de source. Je donnais mes textes à Mike et avec Link et Seth, ils me pondaient un accompagnement. On discutait, je posais ma voix sur leur compo et la sauce prenait. Dès que je chantais, tout le reste s’effaçait, ne comptait plus que l’histoire interprétée avec toute la rage qui bouillonnait en moi. Les trois avaient déjà joué ensemble à l’époque du lycée. Ils auraient pu continuer si Michael ne s’était pas senti obligé de rester moisir dans notre bled paumé pour veiller sur moi. Nouveau claquement contre mon poignet droit. Ces derniers temps, mon humeur jouait aux montagnes russes. Des pulsions de violence émergeaient lorsque je me sentais au plus bas. J’arrivai encore à les repousser mais cette difficulté à créer n’aidait pas. Un putain de cercle vicieux.

Sur l’écran de mon téléphone, un rappel clignota. Ah oui, le concours. Dans quelques minutes, le résultat des votes allait nous indiquer la destination de notre future mini-tournée. Les gars avaient raison, un changement d’air nous ferait du bien. Peut-être cela suffirait-il à relancer l’inspiration. Je l’espérais. Je m’acharnai à retrouver l’étincelle, enfin, jusqu’à ce qu’on me dérange de nouveau. Mike passa me voir à son tour et me fit signe de le suivre à côté. Ah, le moment était venu de lever le voile sur notre prochain voyage. Dans la salle de détente, je retrouvai Seth et Link penchés sur l’écran de l’ordinateur. Je me laissai tomber sur le canapé, dans l’attente de l’annonce.

— Et le gagnant est…, commença Seth. Roulement de tambour…

Je me renfonçai dans le fauteuil et fis défiler les notifications sur l’écran de mon portable. Peu importe où nous allions faire ces concerts. Si seulement mon inspiration daignait pointer le bout de son nez pour que je puisse faire mon job. Cette parenthèse aurait au moins le mérite d’espacer l’impatience des fans.

— Le Dakota ! brailla Seth à fond dans son rôle de présentateur télé. Avec comme arrêt, Bismarck, Fargo entre autres et quelques bleds du coin.

Un courant d’air glacé venait de me saisir à la seule mention de l’état. Lâchant mon téléphone, je rejoignis Seth et lus par-dessus son épaule. L’étau autour de ma poitrine se resserra. L’ironie du sort. Putain de karma. Je balayai la liste des salles retenues. Là, quatrième position, noir sur blanc, ce nom maudit. Un juron m’échappa et je sortis précipitamment de la pièce avant de faire une connerie. Balancer le pc à terre par exemple, même si le rendre hors service n’allait pas changer les choses. Je traversai le couloir et m’échappai par la première porte venue. A l’arrière du bâtiment, j’inspirai une grande bouffée d’oxygène, mais mes poumons s’obstinaient à se comprimer. Les mains moites, j’agrippai mon paquet de cigarette et en sortis une. L’allumer ne s’avéra pas chose aisée compte tenu des tremblements intempestifs agitant mes doigts. Une bouffée, deux. Je fermai les yeux et me focalisai sur ce simple geste. Expirer, observer les volutes s’échapper de mes lèvres. Recommencer.

 

Un crissement de gravier derrière moi me détourna à peine de ma gestion de crise. Un mouvement sur ma droite. Il s’asseyait sur la marche. Je savais pertinemment qui m’avait rejoint. Il avait compris au même instant que moi. Il savait d’expérience que je devais d’abord gérer par moi-même avant de me parler. Sa présence silencieuse ne me gênait pas au contraire, j’y puisais un réconfort. Avoir mis tant de distance avec le passé et qu’il me retombe ainsi sur la gueule me rendait fou. Nouvelle tafe, nouvelle expiration. L’éventualité de retourner dans le coin était inévitable mais maintenant…

— Fargo, soufflais-je, comme pour me faire à la réalité de cette nouvelle.

— Juste une date, Trevor.

Je secouai la tête avant de faire face à mon frère.

— Quand je te disais que j’avais un karma de merde en ce moment. Le syndrome de la page blanche et maintenant ça.

Je jetai mon mégot et l’écrasai avec plus de force que nécessaire. Mike se leva et me serra l’épaule.

— Je suis là, tu n’es pas seul.

Je hochai la tête. Cela serait-il suffisant pour que je ne me perde pas ?

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coeurfracassé
Posté le 07/07/2024
Coucou !
Bon chapitre ! Je ne vais pas me pencher sur le côté sentimental, pour une fois, car GoatWriter reflète très bien ma pensée ;-)
En un mot : bravo !
J'ai vraiment hâte de lire la suite. Seul bémol, qui me paraît un peu étrange : six ans. ça me paraît, vraiment, vraiment, vraiment très très long. Je veux bien qu'un deuil ne soit pas facile, mais ça me paraît bizarre qu'il ressente autant la douleur, encore maintenant. Peut-être est-ce parce qu'il n'y a jamais fait face ? Si c'est ça, je préciserais.
Sinon, des remarques en vrac :
- L’espace vital ou l’intimité tu connais ? grognais-je --> j'enlèverais l'espace vital pour ne garder que "L'intimité, tu connais ? grognai-je." (avec la virgule et le passé simple). Je trouve cette tournure plus naturelle.
- plus les mots butaient, se désaccordaient --> j'adore les mots qui se désaccordent <3 Tellement que personnellement, j'enlèverais butaient, pour renforcer la figure de style.
- Peut-être était-ce ce trop-plein qui l’avait mené --> qui l'avait menéE (car Morgane est une fille).
- Mes doigts effleurèrent le bracelet élastique noir autour de mon poignet --> j'enlèverais bracelet pour ne garder qu'élastique : forcément que c'est un bracelet, s'il est autour de son poignet. D'ailleurs, pourquoi y est-il ? J'ai hâte de découvrir ça =)
- Sa présence silencieuse ne me gênait pas au contraire, j’y puisais un réconfort --> ne me gênait pas, [virgule] au contraire, blablabla...
- Le syndrome de la page blanche --> syndrôme (avec un chapeau ;-)
Donc voilà voilà !
J'ai hâte de découvrir la suite !
Aylyn
Posté le 07/07/2024
merci pour les erreurs relevées. Concernant la période, oui, il n'a jamais réussi à faire face, à accepter la mort de sa meilleure amie. Je le préciserai.
Contente que l'histoire te plaise :-)
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