Deux ans plus tard,
Minneapolis, Minnesota
Penchée au-dessus du lavabo, je croisai mon reflet dans le miroir. J’effleurai mes cheveux d’un blanc polaire, rappel constant de leur absence. J’essayai de sourire à cette fille fragile aux yeux tristes. S’ils me voyaient… La commissure de mes lèvres s’incurva légèrement vers le haut, maigre victoire. Promis, j’irai mieux quand Kaleb sera là, murmurai-je à l’intention de mes parents. En attendant, je fais de mon mieux. J’inspirai et terminai de me préparer.
Une serviette atterrit sur ma tête au moment de ma sortie de la salle de bain. L’impact, bien que léger, me déstabilisa. Je fis un pas de côté, à moitié aveuglée par le tissu humide et percutai le coin de la bibliothèque. Je glapis sous la douleur qui irradia dans mon coude, pareille à un coup d’électricité. Débarrassée de l’objet indésirable, je fusillai du regard la responsable. Alix grimaça, lâcha un « désolée » aigu, avant de farfouiller dans sa pochette fourre-tout. Elle dégaina un tube, telle une offrande. Je soupirai et l’attrapai avec un sourire. Alors que j’appliquai le gel sur la partie douloureuse pour calmer les élancements, ma coloc se préparait à se rendre à son deuxième travail. Elle enchaînait ainsi trois boulots en plus de ses cours à distance. Je lui enviais cette énergie et cette combativité. Pour ma part, je me contentais d’avoir la tête hors de l’eau, de quoi payer les factures et à manger me suffisait. Toutes mes passions, je les avais enfouies. La vie s’était chargée de me rappeler ma place. Je m’étais brûlée les ailes pour intégrer cette leçon. Ma tante n’en aurait pas dédit. Elle avait elle-même pratiquée cette méthode pour m’éduquer. A croire qu’il me fallait cette fois de trop pour percuter.
La bise qu’Alix me claqua sur la joue effaça ces souvenirs. Je lui souhaitai une bonne journée et la regardai disparaître dans le couloir de l’étage. Seule. Le silence m’entoura, mi-angoissant, mi-libérateur. J’oscillai entre la familiarité de cette froide solitude et la peur qui y résidait, prête à bondir sur moi.
Rencontrer Alix m’avait ouvert les yeux sur ce que la vie pouvait offrir de beau. Tout n’était pas que noirceur, égoïsme et souffrance. Je devais encore travailler sur moi-même pour y croire, vraiment. Sans Alix, je moisirai encore dans ce centre social, à moins d’avoir cédé à l’appel de la rue. Sans Alix, je serai déjà éteinte. Une main tendue inespérée, voilà ce qu’elle représentait. Elle m’avait avoué avoir discerné une force en moi. Avoir saisi cette occasion était le seul moment où j’avais eu l’impression d’être courageuse. Pour le reste…
Je jouai avec mes mèches pâles, avant de les recouvrir de ma capuche sombre, une habitude prise pour échapper à l’attention. Tête baissée, je sortis de l’immeuble. Sur le trottoir juste devant, je bloquai sur cette silhouette frêle, à demi-ensevelie sous un tas informe de tissus. Devant elle, un bonnet retourné attendait le bon plaisir des passants, entre ses bras, une guitare acoustique au bois patiné par le temps. La boule au ventre, je passai devant la musicienne des rues, les mains crispées au fond de mes poches. Déchirée entre l’envie de la regarder pour lui montrer qu’elle existait et celle plus forte de baisser les yeux pour ne pas me confronter aux souvenirs. Une lâche. Les sons mélodieux des accords tirés de son instrument me vrillèrent l’estomac. Ce manque me revenait en pleine poitrine. Cette personne déversait ses sentiments dans sa musique, chose que je lui enviais à un point inimaginable. J’accélérai l’allure, furieuse contre moi-même. Combien de fois avais-je caressé l’idée de m’acheter une guitare, même d’occasion pour renouer avec ce besoin ? Bien trop de fois. Les souvenirs du passé ne s’effaçaient pas comme par magie.
Sa petite main pinçait les cordes avec application. Sur son visage se lisait la joie de produire différents sons. Il répétait chacun de mes gestes, attentif à mes explications. Installés sur son petit lit, la guitare entre nous deux, nous étions dans notre bulle.
— Rejoue la chanson de tonton, Eyzo. S’il te plaît.
Impossible de lui refuser cette demande, entre sa moue trop mignonne et ses grands yeux marrons, je fondais de suite. Je repris l’instrument contre moi et entamai la mélodie. La première partition que mon père m’avait apprise, notre chanson préférée. Elle coulait de source à présent, mes doigts glissaient et se positionnaient pour les différents accords avec une fluidité naît de l’habitude. Kaleb souriait contre sa peluche, la tête posait sur son oreiller. Les notes résonnaient dans la petite chambre et me replongeaient dans mes souvenirs. Entre tristesse et douce nostalgie. Je fermais un instant les yeux, me laissant à mon tour porter par la musique.
Le grincement des marches de l’escalier me sortit de ma transe. Mes doigts se figèrent. Le silence se fit dans la pièce alors que la porte s’ouvrait à la volée. Je croisais brièvement le regard apeuré de mon cousin avant que le visage de ma tante emplisse mon champ de vision.
— Ne t’avais-je pas interdit de jouer de cette chose ici ?
Je déglutis puis hochais la tête. Il ne servait à rien de discuter ou de tenter la faire changer d’avis. Elle m’avait bien fait comprendre que je dépendais d’elle. Et puis, je voulais épargner Kaleb. Quand elle était de mauvaise humeur, il trinquait tout autant que moi.
— Je vais la ranger.
Sa main vint agripper mon poignet. Sous la pression, je grimaçai.
— je vais m’en charger.
Quelques secondes plus tard, le drame avait eu lieu. La guitare offerte par mes parents, brisée en éclats disparates. Cette image s’était imprimée avec la force d’un uppercut sur mes rétines. Le manche qui pendait en un angle improbable, la caisse éventrée, les cordes arrachées, les échardes de bois comme autant d’épines dans mon cœur… Le pire résidait dans le sourire satisfait de ma tante, alors qu’elle contemplait son œuvre.
— J’ai accepté de te recueillir par égard pour mon défunt frère mais n’espère pas que je serai aussi laxiste que lui. J’attends de toi que tu ne te fasses pas remarquer. Aide aux tâches ménagères, travaille à l’école et ne vas pas remplir l’esprit de ton cousin avec ce genre de bêtises.
Ma bouche s’était ouverte, prête à laisser jaillir ma rage. Une fraction de seconde avait suffi à me la faire ravaler. J’avais croisé la silhouette menue de Kaleb, juste derrière ma tante. Son air apeuré… Au creux de mon âme, je m’étais jurée de ne pas la laisser me briser aussi facilement que le bois de mon instrument.
Une bourrasque de vent rabattit ma capuche. Le souvenir se désagrégea alors que je reprenais pied dans le réel. Le tissu retrouva sa place sur le sommet de ma tête et je me focalisai sur le trajet. A peine quelques rues à parcourir avant d’atteindre la librairie. Dès les portes franchies, j’inspirai l’odeur des livres et de l’encre. Dans ce lieu, je me sentais bien, une personne presque normale. Entourée de mes amis de papier, j’occultai mon mal être et mes démons. J’arrivais à donner le change. Par nécessité, j’ôtai ma fragile carapace. Je côtoyais les clients au minimum, préférant œuvrer dans la réserve et la mise en rayon aux heures les moins fréquentées. Ce matin, je m’occupais de la mise en place de la vitrine. Cette activité me permettait de m’évader et de mettre à l’œuvre mon goût pour la création. Je terminai d’accrocher les oiseaux de papiers, délicats origamis de couleurs vert d’eau suspendus à une branche d’arbre bombé en doré. Le présentoir en bois clair, bien niché dans son cocon printanier, n’attendait plus que les livres et albums sélectionnés. Encore deux, trois lampions à fixer au plafond avant de me relever. Je m’étirai et sortis dans la rue pour voir le rendu. Une moue satisfaite aux lèvres, je contemplai la vitrine. Une atmosphère poétique et zen, tout à fait ce que j’avais en tête. J’espérais que la propriétaire en serait contente. Je débarrassai les cartons et le matériel amenés dans l’arrière-boutique.
La journée se déroula comme les autres, une succession de tâches répétitives dont je m’acquittai avec efficacité. A part pour la décoration, mon travail consistait principalement à déplacer des livres de la réserve aux rayons, à remplir des bons de commandes et à répertorier notre stock. Je ne me plaignais pas. J’avais un boulot stable et une rentrée d’argent régulière. Je pouvais mettre de côté chaque mois en rognant sur mes dépenses personnelles. Jour après jour, je me rapprochais du but que je m’étais fixée. Cela me permettait d’endiguer la culpabilité qui me collait à la peau.
Un jour, Kaleb. Nous serons ensemble pour de bon. Je me répétais ce serment, pour ne pas oublier.
J'aime beaucoup cette Zoey... Je la trouve très réelle, même si j'ignore pourquoi. On comprend beaucoup mieux son passé, même si on ne sais pas tout. Je trouve ça mignon que quelqu'un visiblement plus jeune qu'elle puisse autant la réconforter. On se demande encore plus pourquoi il l'a oubliée, lors du premier chapitre de Zoey. Enfin bon, que de mystère !
Petite remarque : tu notes, au tout début, deux ans plus tard. Mais après quoi ? Est-ce à la suite du chapitre de Trevor, à la suite de son propre chapitre, ou alors au tout début ? Ce n'est pas très clair, tout ça... Mais ça ne doit pas être très compliqué à modifier ;-)
je suis contente que le personnage de Zoey te plaise. paradoxalement, j'ai plus de mal à écrire ses chapitres que ceux de Trevor.
Pour la précision temporelle, j'avoue que je suis aussi un peu sceptique sur la manière de l'indiquer. C'est deux ans après la scène écrite de son point de vue avant. J'hésitais avec le choix de mentionner "deux ans auparavant" au premier chapitre de son point de vue et de mettre ensuite "de nos jours" (ou un équivalent) à ce chapitre ...