En tant que fils cadet du Pater, Théophraste Lamnis faisait valoir sa parole dans les quartiers de la Blanche. Il ne tenait pas ses membres par la peur, mais par le respect. Il en avait peu, triés sur le volet, sans fioriture, efficaces, bien qu’il eût parfois à en faire plier lui-même quelques-uns à coup de lames ou de balles en plein front. Les banques d’Elyon travaillaient avec les sénateurs du Palais du Peuple, et certains arrangements discrets y étaient souvent nécessaires. Ils étaient gardiens du silence.
Il restait mesuré et pragmatique, à l’échelle des tarés de ce coin-là. C’est pourquoi, si n’importe qui d’autres qu’Elayin avait quitté le bureau après une entrevue aussi rapide, les regards se seraient tournés. On aurait murmuré.
Sauf qu’Elayin était une aroatis. De sa souple démarche de chat, elle fila jusqu'à la sortie ; ses mouvements fluides, silencieux, n’auraient pas troublé l’ondée d’un lac. Quelque chose de plus, un pouvoir à elle, lui permettait de détourner l’attention de ses mouvements. Le fameux pouvoir spirituel du Levant. Les escaliers grinçants se taisaient sous ses pas, les regards lui faisaient grâce de leur attention. Personne ne remarquait un aroatis qui souhaitait se faire discret.
Elle, observait. Elle se sentait comme un chat au milieu de la jungle, à découvrir une myriade de fauves patauds autour d’elle. La plupart arborait un style visible et excentrique : tatouages, bijoux, montres, colorés et brillants. La volonté de se montrer supérieur par tous les moyens. Des lames, des traces et des relents d'alcool, des revolvers et des cartes. Des cicatrices, des marques dues à la prise de cristaux d’enchants, des traces de poudre au coin des doigts.
Un dernier pas, et elle sortit de la planque. Elle inspira l'air extérieur avec soulagement, acceptant avec plaisir les sauvages gifles du vent frais.
Enfin, un peu de pureté… pensa-t-elle avec un souffle apaisé, avant de froncer le nez. L’air était chargé des fumées des habitations et des fabriques. Cette ville était méprisable, mais cet endroit l'était plus encore. Elle ferma un instant les yeux pour se concentrer, puis partit d'un pas vif sur les pavés humides et sales de la Blanche. Elle n’appréciait pas cette cité construite dans la hauteur, où ces tours et ces ponts aériens bloquaient la vue de son ciel chéri.
Elle tourna plusieurs fois dans les ruelles. Autour d’elle, la brume de la nuit commençait à monter. Elle se choisit une façade facile d'accès, plaça ses phalanges sur le rebord de la première fenêtre et commença à grimper. Les toits étaient bien plus haut que ceux de chez elle, les façades plus régulières : mais, agile dans l'air frais du crépuscule, elle tint bon. Environ deux cents mètres au-dessus du sol, elle atterrit lestement sur les tuiles, continuant sa visite de toits en toits. Elle était fascinée par les ponts de verre qu’elle voyait, encore plus haut, mais elle n’aspirait pas à monter autant. Elle préférait rester au niveau des vents doux, libres comme elle, qui attaquaient doucement sa peau. Bien plus sereine maintenant qu’elle était en hauteur, elle décida de gagner au plus vite le premier lieu naturel qu'elle pourrait, dès les premières heures du lendemain.
Elle s'allongea sur un toit plat, en regardant les vagues noires refléter la lune. Elle savait pourquoi l’homme avait voulu l’engager. C’était pour son doshaï, son talent qui la dissimulait aux regards lorsqu’elle le souhaitait. Son sens supplémentaire, qui lui permettait de ressentir comme si elle les voyait les fils qui tissaient chaque chose, chaque être, et de les interpréter. Magie, force vitale, influence des choses ; ces brins, qu’elles percevaient comme autant de flèches nettes et rassurantes, portaient tant de noms différents. Elle ne se préoccupait pas tant de les comprendre ; les appréhender, les manipuler, les harmoniser était la mission de son ordre, auquel elle vouait une loyauté sans faille.
Elle laissa ce sens particulier se promener sur la ville. Elle y comprenait les gens, tout autour d’elle, dormir ou boire ; elle sentit la brise qui ondoyait autour d’elle, les poissons dans la rivière, les oiseaux qui nichaient près des cheminées. Elle sentait les arbres artificiels respirer de leur souffle étrange, les pierres vibrer presque imperceptiblement autour d’elle, le cristal chanter. C’était ce qui les différenciait, eux, aroatis, des atis, des sans-doshaï. Ces sensations la berçaient, connues, rassurantes.
Elayin s’endormit, calme.
* * *
Son doshaï la réveilla en sursaut par une perception étrange. Deux personnes, peut-être plus, approchaient. Des personnes puissantes. Les auras qu'elle sentait étaient d'une nature sans précédent, fraîches, presque envoûtantes. C’était un motif de tissage qu’elle connaissait, mais qu’elle n’avait jamais vu dans une créature mouvante.
Ils étaient en train de grimper.
Elle se redressa et fila d'un bond sur le toit suivant. Pas une nuit de tranquillité ! Chixala, que me veulent-ils déjà ?
La ville s’éveillait à peine, sous un ciel blanc de nuages. Des volutes de fumée s'échappaient des cheminées, brouillant parfois sa vision. Elle se savait agile ; malgré tout, ses poursuivants tenaient le rythme : pire, ils la rattrapaient. Elle battait les tuiles de ses chaussons de cuir au rythme frénétique de son cœur. Elle vira à droite, à gauche ; mais les toits n'étaient pas son domaine. La surface irrégulière révélait de nombreux pièges à ses réflexes, habitués aux anfractuosités des sentiers sauvages et des montagnes brûlantes. Elle glissa soudain, mais ne tomba pas. Elayin ne tombait jamais.
Une main se referma sur son poignet. Elle aurait su s'en débarrasser, si l'adversaire était humain. Mais la tension dans la peau grise de la créature était plus ferme que ce que n'importe quel être de chair et de sang aurait pu lui imposer. Il y eut un choc ; le ciel blanc, et elle sombra.
* * *
Elle se réveilla attachée, dans une pièce inconnue. Elle détestât instantanément cette sensation : ses bras et ses jambes appelaient la liberté à grands cris douloureux, et la panique menaçait de grimper son œsophage pour la prendre à la gorge. Elle resta calme, comme elle y avait été si longuement formé. Elle se récita le nom de ses dieux, lentement, en silence. Son cœur s’apaisa.
Elle garda les yeux fermés et laissa son doshaï sonder la pièce.
Des gens. Quatre ; les auras particulières qui avaient su l'attraper si vite, et deux humains. Ils attendaient. Elle le sentait.
Elle releva finalement la tête et laissa son regard croiser les leurs. Devant la chaise où elle se tenait attachée, une femme à l’air sévère et aux yeux prune la toisait. La caractéristique était courante dans le pays, mais cela surprenait encore la jeune moniale. Elle laissa ses yeux courir la pièce, et aperçut un homme en retrait, devant ce qui semblait être une paire de sœurs. Le mage portait la robe violette des officiants du petit Art. Les deux sœurs étaient, elles, singulières. Chacune avait la peau couleur roche, marbrée de noir à gris. Leurs lèvres étaient de nuit, comme leur chevelure. Elle peinait à concevoir la structure des fils qui les composaient, bien qu’elle s’imposât à ses yeux : c’était la structure des minéraux inertes. La peau des statues vivantes était veinée de fils blancs, lumineux, visibles à l’œil nu, pulsant sous la pierre.
Elayin était abasourdie. Elle n’avait jamais vu de tissage si dense. Ni humains ni minéraux, qu’étaient ces créatures ? Elle avait entendu parler de l'usage de l'alchimie, développé récemment en Elyon, en avaient sentis les relents à travers la ville. Avaient-ils déjà eu l'audace de créer de nouveaux êtres hybrides, insultes à ses dieux ? Une rage et un dégoût profond remplacèrent les braises de panique qu’elle avait déjà étouffées avec ferveur.
Les deux femme-roches la regardaient avec le même mépris. Elayin releva le menton face à elle, se laissant le loisir d’étudier la pièce du coin de l’œil. Elle remarqua alors qu’ils se trouvaient dans un bureau. Elégant, comme en témoignait les tableaux aux murs et l’immense baie vitrée donnant sur la ville, et deux fenêtres cintrées. Ils étaient au premier étage. Cela ira, pensa Elayin.
La femme semblait avoir l'ascendant : les trois autres devaient être des sortes de mercenaires. Elle lui tendit une feuille blanche. Elayin n'avait aucune idée des caractères étrangers écrits sur le document : elle savait parler la langue eline, la comprendre, mais ni la lire ni l’écrire. Elle tint silence.
- Signe, aroatis, dit la femme d'un ton autoritaire.
Elayin répondit par un simple regard ferme. Le même que celui qu’elle avait offert à Théophraste. Voyant qu'elle se heurtait à un mur, la femme n'insista même pas.
- Peu importe. Tu ne sortiras pas d'ici avant d’avoir signé ce contrat. Le cas échéant, notre mage se fera un plaisir de résoudre ces problèmes d’insolence.
- Un plaisir, je ne sais pas... Objecta le mage.
- La ferme, Innick.
L'homme en robe rouge se tut et baissa les yeux, mécontent. Satisfaite de l'entrevue pourtant bien rapide, elle tourna les talons et quitta le bureau. Les statues firent un pas.
- Barsha, Eryl. Pas tout de suite.
Elles cessèrent leurs mouvements instantanément. L'une d'entre elles toisa Elayin. Elle soutint le regard : une flamme passa. Une promesse de combat. Puis le contact se rompit, et le trio sortit avec leur supérieur.
Elayin soupira doucement. Le papier devait être un ordre d'appartenance. Ce genre de contrat était courant : depuis l'interdiction de l'esclavage, c'était ainsi que l'on contournait la loi. L’homme qui l’avait mise en garde contre le reste de la ville n’avait pas tort, elle s’en rendait compte un peu tard. C'était fatiguant. Maintenant, elle devait se sortir de là. Elle ne portait pas d'armes, objets inutiles à son ordre. Elle avait mieux : elle avait son doshaï. Alors, elle attendit de pouvoir s’en servir.
Deux heures plus tard, le mage revint. Il avait l'air jeune, se dit-elle, avec ses mèches noires en bataille. Il était accompagné de l'une des femmes-roches. Elayin grommela ; pouvait-elle les toucher... ? Pas sûre. Elle se concentra sur le tissage particulier, et parcourut doucement ses fils du bout de son sens. Pensant trouver une ouverture, elle se saisit d’un brin et le tira brutalement. Son doshaï se heurta à un mur d'acier. Elle cilla, hébétée. Oh, non... Ça, c'était mauvais. Très mauvais.
La roche avait tout de même senti l’attaque ; une pichenette, pour elle. Elle envoya son poing dans sa mâchoire. Son visage s'affaissa, un peu de sang coula du bord de ses lèvres.
- Allez, signe. Ça ne me plaît pas, de faire ça, fit Innick, ennuyé.
Aucune réponse. La roche leva son poing à nouveau.
- Attends... Il ne faudrait pas la tuer. Elle a l'air trop fragile. Laisse ; je vais m'en occuper, on fera ça ensuite. C'est décevant... On m'avait parlé d'un mage surpuissant, avec des pouvoirs psychiques jamais vus à Auberyn... Quelle blague. Tu ne fais rien.
- Tu parles trop. Le coupa la roche d'une voix rauque. Agis en silence.
- C'est bon, laisse-moi faire. Sors, va te calmer.
- Comme tu veux. Rétorqua-t-elle, avant de quitter la pièce.
Elayin sourit légèrement. Si une roche était insensible à ses attaques, le mage n’était à ses yeux qu’un tas de viande bien mou et fragile. Celui-ci, inconscient, s’approcha d’elle en sortant un petit poignard.
Le doshaï de la guerrière bondit.
Elle tira le nœud de toutes ses forces. Les mages, profondément parcouru d’une magie qu’elle connaissait par cœur, y étaient particulièrement sensibles. Assommé, hébété par cette agression d'un genre nouveau, il s'effondra non loin d'elle. Elle inclina la chaise pour saisir du bout des doigts la petite dague ; une seconde plus tard, elle défaisait ses bandages ; cinq, et elle sautait par la fenêtre.
Elle roula en se réceptionnant, agile comme un félin. Heureusement que cette ville n'avait jamais vu la queue d'un aroatis.
* * *
- Alors te revoilà.
Théophraste sourit. Une ecchymose grosse comme une pomme sur la joue, du sang séché au coin de sa lèvres fendue, l'air placide, Elayin était de retour dans son bureau. La scène était presque comique.
- J'accepte... Votre proposition.
Il sourit et lui tendit une paume ouverte.
- J'en suis ravi. Théophraste Lamnis.
- Elayin. Souffla-t-elle de sa voix légèrement enrouée.
- Elayin. Il semble que vous ayez rencontré les chères guerrières de roche d'Arinae... Venez ; nous allons soigner tout cela. Un membre a, ici, tous les soins nécessaires.
Elle soupira. Elle détestait vraiment cette ville.
Encore un bon chapitre allant à l'essentiel, toujours bien écrit.
Un peu rapide, peut-être, à mon goût, mais je comprends l'intention derrière.
La course-poursuite mérite d'être étirée, car ainsi on a l'impression qu'Elayin n'a
le temps de faire que trois pas, en dépit de la distance qui semble la séparer de
ses poursuivants au premier abord. Ce n'est que mon avis.
Une petite faute de frappe ici, rien de grave :
"Alors, elle attendit de pouvoir s’n servir."
Vivement la suite, Lumi, continue ainsi.
J’ai lu ton chapitre avec grand plaisir !
Franchement j’adore toujours autant ta plume, donc vivement la suite! 😉
Je te dis à bientôt.