Allongé sur son lit de camp, les bras croisés derrière la tête, Dan fixait distraitement les barres métalliques soutenant le matelas au-dessus du sien.
Six mois. Voilà six longs mois qu’il avait rejoint cet endroit sans jamais le quitter, pas une seule fois. Chaque jour, il effectuait encore et toujours les mêmes besognes : nettoyer les feuilles dans la cour – innombrables en cette période automnale –, tondre la pelouse, entretenir les armes pour les rares patrouilles, réparer les fissures toujours plus nombreuses qui se formaient sur les bâtiments en décrépitude qu’ils avaient investi... Lui qui rêvait d’aventures dans sa prime jeunesse devait se rendre à l’évidence : il était tombé bien bas. Et pourtant, ce choix avait été le sien, préférant, quand on le lui avait demandé, rejoindre l’intendance plutôt que se risquer à reprendre les armes, désirant laisser son passé trouble derrière lui.
Il avait assisté aux horreurs de la guerre ; des horreurs prenant des formes bien différentes que ce à quoi il aurait pu s’attendre. Il aurait voulu s’en éloigner... mais il ne le pouvait pas.
La porte s’ouvrit dans un fracas qui le sortit de sa torpeur. Deux de ses camarades de chambrée entrèrent bruyamment, en pleine discussion exaltée :
– ... j’ai choisi une autre, aujourd’hui. Une noire aux gros seins.
– Ouais, je l’ai déjà eue, celle-là. Sauvage au début, mais elle se met vite à gémir comme une catin.
– Ah ah, c’est vrai ! Je regrette pas, je crois même que je la reprendrai.
L’un d’eux se tourna brusquement vers lui :
– Hé, Dan !
Dan lui prêta une oreille distraite. Leurs incessantes et nauséabondes histoires obscènes ne l’intéressaient en aucune manière.
– La rectrice veut te voir. Tu ferais mieux de te grouiller, la vieille peau n’aime pas qu’on la fasse attendre.
Il haussa un sourcil, mais son camarade s’était aussitôt détourné, trop impatient de reprendre le récit de ses exploits sordides de la matinée. Dan n’insista pas. Peu enclin à subir une nouvelle fois cette litanie dégoûtante, il quitta son lit sans demander son reste.
Que pouvait bien lui vouloir la rectrice, cette mégère au ton mielleux, qui traitait habituellement l’intendance comme une troupe de larbins à son seul service ? Depuis son arrivée, Dan n’avait jamais rien fait pour se distinguer – ni en bien, ni en mal. Pourquoi donc l’avoir convoqué ?
Ce fut ainsi à contrecœur qu’il se présenta à son bureau, croisant au passage plusieurs de ses congénères qui revenaient, l’air hilare, de leur habituelle séance de débauche hebdomadaire.
– Entrez, invita une voix après qu’il eut frappé.
C’était la première fois qu’il mettait le pied dans le bureau de la rectrice. C’était une pièce aux dimensions respectables, luxueusement décorée, mais baignée dans une pénombre oppressante. Il en vint d’ailleurs à se demander comment cet endroit lugubre pouvait tenir lieu de bureau. On ne distinguait même pas le mur du fond !
Celle qui se faisait appeler Madame Martone l’accueillit, avec son sourire faussement aimable. Elle était drapée dans une longue robe noire qui lui donnait un air de grande araignée effilée, ses cheveux cendrés ramenés en un chignon sévère.
– Monsieur Brani, dit-elle d’un ton suave, merci de vous être libéré si vite. Asseyez-vous, je vous prie.
Dan n’était pas dupe. Elle était sa supérieure, et il n’avait aucune liberté réelle. Mais il n’était pas question pour lui de se laisser désarmer par cette fausse cordialité : qui sait quel sort pouvait bien lui réserver cette vieille harpie ?
– Je préfère rester debout, Madame, répondit-il poliment.
Il ne voulait pas commettre de faux pas. S’asseoir, c’eût été se relâcher, baisser sa garde. Mieux valait rester droit, comme un soldat face à un supérieur.
– Bien. Comme vous voudrez.
Elle fit lentement le tour de son bureau et s’installa, sans jamais détourner ses yeux de lui, semblable à un vautour qui jauge sa proie.
– Depuis combien de temps êtes-vous en poste ici, Monsieur Brani ?
– Six mois, Madame.
– Six mois... Et que pensez-vous de ce que nous faisons ici, au Fort de la Rose-Épine ? Des... faveurs que nous réservons à nos troupes ?
Dan hésita. Que cherchait-elle à entendre ? Si seulement il avait pu dire la vérité : que cet endroit le répugnait, que l’asservissement des innocentes Séléniennes enfermées sous leurs pieds ne correspondait en rien à l’idée qu’il se faisait de l’Empire... Mais il n’en dit rien.
– Je n’ai pas à me plaindre, Madame.
Elle continua de le scruter, son regard instigateur s’infiltrant en lui comme une vrille, au point de le mettre mal à l’aise. Puis, abandonnant toute civilité de façade, elle reprit d’un ton plus tranchant :
– Bien. Monsieur Brani, je ne vais pas y aller par quatre chemins. L’Empire a besoin de vous pour une mission... particulière.
Dan s’efforça de rester impassible, mais une étincelle de curiosité passa malgré lui dans ses yeux.
– Je vois que j’ai toute votre attention, observa-t-elle avec un sourire carnassier. Souhaitez-vous en entendre davantage ? Sachez seulement qu’il s’agit d’une affaire strictement confidentielle, qui ne devra jamais franchir le seuil de ces murs. Vous m’avez comprise ?
Dan savait que ces questions étaient purement rhétoriques : elle les posait pour la forme, mais ne souffrirait aucun refus. Aussi, avec une certaine appréhension, répondit-il :
– Oui, Madame.
– Bien, répéta-t-elle, en se redressant et en posant ses deux poings fermés sur le bureau. La semaine prochaine, nous accueillerons de nouvelles... pensionnaires. L’une d’entre elles détient une information capitale pour l’Empire. Nous avons besoin de vous pour obtenir cette information.
Son ton avait changé : froid, tranchant, autoritaire. Elle le fixait de ses yeux durs, comme pour l’avertir que toute objection serait vaine. Pourtant, Dan ne put s’empêcher de murmurer :
– Sauf votre respect, Madame, je suis affecté à l’intendance. Je doute d’être la personne la plus... qualifiée pour ce genre de mission.
Il se demanda un instant s’il n’avait pas franchi une limite en lui faisant part de cette objection. Madame Martone pinça les lèvres, puis répliqua d’une voix sèche :
– Au contraire. Nous sommes convaincus que vous êtes tout indiqué. Vous avez été élève du célèbre Heïzo, n’est-ce pas ?
Dan tressaillit. Ses sourcils se froncèrent malgré lui. Comment... comment pouvait-elle savoir cela ? Il avait toujours pris soin d’enfouir cette vérité, de ne jamais la révéler à personne dans l’armée. C’était un pan de son passé qu’il aurait voulu effacer à tout jamais.
Visiblement satisfaite de l’effet qu’elle venait de produire, la rectrice reprit d’une voix douceâtre :
– Je disais donc que notre nouvelle pensionnaire arrivera la semaine prochaine. Bien entendu, elle ne le sait pas encore... Nous voulons que vous la rencontriez et que vous gagniez sa confiance. Voilà tout.
À cette idée, l’estomac de Dan se noua. Il s’autorisa malgré tout à demander :
– Qu’attendez-vous de moi, exactement ?
– Pour vous, ce sera simplement une fille comme celles que vous voyez toutes les trois semaines, quand vient votre tour de... prendre du bon temps. À ceci près que, exceptionnellement, vous la verrez chaque semaine. Les mêmes règles s’appliqueront pour elle : pas de sévices physiques entraînant contusions ou séquelles, pas de pratiques sexuelles prohibées par le droit impérial, obligation de pratiquer la pénétration au moins une fois par séance, éjaculation interne interdite.
Dan fit tout pour ne pas ciller, mais la nausée l’assaillit à cette simple énumération. L’Empire venait donc de lui intimer, sans détour, de violer une innocente... pour la "cause" ?
– En somme, résuma-t-il, vous me demandez de gagner la confiance de cette femme... en l’obligeant à coucher avec moi ?
Madame Martone se rassit avec un sourire vicié, ses lèvres ridées se retroussant comme celles d’une mante religieuse :
– Je suis certaine que vous trouverez un moyen, Monsieur Brani. Vous êtes un homme intelligent, plein de ressources. Pour l’heure, votre unique but sera de gagner sa confiance. Bien sûr, elle ne devra jamais soupçonner la vérité.
Dan soutint ce regard perfide un moment, puis lâcha, d’un ton de défi :
– Et si je refuse ?
Il n’avait en effet aucun désir de participer à l’accomplissement des sombres desseins de cette vielle femme maléfique. Qu’avait-il réellement à perdre ? Quelques jours au mitard ? Cela valait mieux que de devoir tourmenter une pauvre Sélénienne, qu’il ne connaissait pas et qui n’avait rien demandé, en lui faisant par-dessus le marché miroiter il ne savait quel espoir dans le but qu’elle le croie de son côté. De plus, n’ayant aucune famille à Eriarh, la rectrice n’avait aucun réel moyen de pression sur lui.
Le sourire sournois de la vieille femme s’estompa soudainement de son visage ridé. Ses yeux plissés s’assombrirent, et elle s’apprêtait à répondre quand une autre voix retentit, glaciale, surgissant des ténèbres derrière son bureau.
– Reija...
Dan tressaillit. C’était une voix féminine, assurée. Presque hypnotique.
– Laisse-moi lui répondre.
Contre toute attente, Madame Martone se tut aussitôt et baissa les yeux, soumise.
Dan plissa les paupières pour discerner, dans les ténèbres, les traits de celle qui, manifestement, écoutait leur échange depuis le début. À première vue, il ne distingua qu’une silhouette immobile, assise dans l’ombre, les jambes croisées avec une nonchalance étudiée. Puis, quand elle se pencha légèrement en avant, un rai de lumière blafarde caressa son visage. Ses traits étaient fins, presque délicats, et sa peau, d’une blancheur d’opale, semblait irréelle. Elle aurait pu paraître séduisante... n’eût été la dureté glacée de ses yeux aux reflets sévères, presque autoritaires. Elle paraissait jeune, mais une aura dérangeante, plus mature qu’il n’y semblait, émanait d’elle.
– Depuis votre affectation dans cet avant-poste, reprit-elle d’une voix posée, vous avez pris l’habitude de retrouver une certaine... Cynn, n’est-ce pas ?
Le sang de Dan se glaça instantanément. Il ne répondit pas – mais son silence, trop éloquent, confirma ses propos.
– À compter de maintenant, poursuivit-elle, vous ne la reverrez plus. Pour nous assurer de votre entière et inconditionnelle coopération, nous allons l’isoler. Le temps que votre mission soit menée à bien.
Elle marqua une pause, laissant ses mots s’insinuer comme du poison. Puis, d’un sourire acéré :
– Nous ne voudrions pas que vous commettiez... une bêtise.
Dan serra les poings. Comment savait-elle pour Cynn et lui ? Il n’avait parlé d’elle à quiconque, et avait pris la précaution de ne pas attirer l’attention sur eux lorsqu’ils se voyaient. Cynn... une prisonnière Sélénienne qu’il avait refusé de souiller, dès son arrivée. Une complicité fragile, presque sacrée, était née entre eux. Et voilà qu’on la lui arrachait pour la brandir en otage.
Le ton étant donné, il abandonna sa posture de soldat docile. Sa voix se fit grinçante :
– C’est donc du chantage ?
Le sourire de l’inconnue s’élargit.
– Appelez cela comme vous voulez. Moi, je parle de précaution.
Son menton s’inclina légèrement vers Madame Martone, qui attendait, tête basse, dans un silence docile.
– Reija vous donnera tous les détails.
Puis, sans un mot de plus, elle se réinstalla dans son siège, disparaissant de nouveau dans les ténèbres, comme si elle n’avait été qu’un mirage inquiétant.
***
– Elle me fait confiance. J’ai fait ce que vous m’avez demandé. Maintenant, qu’attendez-vous de moi ?
Cela faisait deux longs mois qu’il n’avait plus eu de nouvelles, mais ce matin, Dan avait enfin été reconvoqué dans le bureau de la rectrice – ou plutôt de sa véritable supérieure, cette femme énigmatique qui semblait tout savoir de lui et de ses activités. Aujourd’hui, elle le fixait de ses pupilles sibyllines tandis qu’il faisait les cent pas, nerveux. Reija Martone, quant à elle, se tenait figée, les yeux baissés vers son bureau, comme une enfant punie au coin.
– Votre mission n’est pas achevée, Monsieur Brani.
– Cette pauvre fille est innocente et n’a rien à voir avec... tout ça ! explosa-t-il. Qu’attendez-vous d’elle ? Qu’elle vous livre le secret de la culture des carottes ?
– Nous nous passerons de vos avis, trancha-t-elle sèchement. Contentez-vous d’obéir, et tout se passera bien pour vous... et pour votre amie, que nous gardons toujours en lieu sûr, est-il utile de le rappeler ? Si vous voulez la revoir, il faudra aller jusqu’au bout.
Dan fulminait intérieurement. Il en avait assez d’être le pantin de cette femme aux intentions opaques. Mais il devait se rendre à l’évidence : tant qu’elle détenait Cynn, il était à sa merci.
– Maintenant que j’ai toute votre attention, reprit-elle, voici la suite : ce matin, vous annoncerez à la prisonnière que vous avez un plan pour vous évader d’ici. Inutile d’entrer dans les détails, vous lui direz simplement que ce plan pourra être exécuté dans deux semaines. Nous profiterons de la relocalisation de certaines troupes au sud pour rendre le manque de sécurité crédible.
– Elle ne voudra pas partir sans son amie, l’interrompit Dan.
La femme le fustigea d’un regard objurgateur pendant une seconde, comme pour lui signifier qu’il n’avait plus intérêt à la couper.
– Nous nous occupons de son amie, finit-elle cependant pas répondre d’une voix posée. Si elle vous le demande, dites-lui que vous ferez le nécessaire.
Malgré ses doutes, il se tut et la laissa poursuivre.
– Nous vous convoquerons sous peu pour de nouvelles instructions. En attendant, restez vague. Disposez.
***
La veille de cette fausse évasion orchestrée, alors qu’il commençait à se demander si on ne l’avait pas oublié, Dan fut rappelé au bureau de Madame Martone, en pleine soirée.
– Qu’est-ce qu’elle te veut encore, cette vieille mégère ? ricana l’un de ses camarades, en plein paquetage pour son départ du lendemain.
– Tu te la tapes, c’est ça ? ajouta un autre, déclenchant des rires gras dans la chambrée.
Qu’allait-on encore lui demander ? Retrouverait-il enfin Cynn ? Il ne savait où elle était retenue, et ne pouvait qu’espérer qu’on ne la maltraitait pas. La pauvre devait se poser bien des questions, après toutes ces semaines...
Comme toujours, Martone faisait office de façade, assise sagement derrière son bureau, tandis que sa véritable maîtresse se tenait tapie dans l’ombre.
– Tout est prêt pour demain, annonça-t-elle sans préambule. Après que tout le monde aura rejoint sa chambre attitrée, vous emmènerez la prisonnière par le passage souterrain entre la salle des gardes ouest et l’aile qui abrite la réserve. Nous nous assurerons que le chemin sera dégagé. En bas des escaliers, vous suivrez la galerie principale jusqu’à une petite alcôve. Vous y trouverez une jeune femme enchaînée. Sans poser de questions, vous la libèrerez et l’emmènerez avec vous. Le passage le plus au sud mènera vers une sortie escarpée. De plus amples instructions vous seront fournies à ce moment-là. Est-ce clair ?
Dan fronça les sourcils. Tout cela n’avait aucun sens.
– Qu’allez-vous faire à Eldria ? demanda-t-il.
Le visage de son interlocutrice demeura impassible.
– Je crains bien que ceci ne vous concerne guère, trancha-t-elle. Une fois votre tâche accomplie, vous n’entendrez plus jamais parler d’elle.
– Et qu’en est-il de Cynn ? Où est-elle ?
– Suivez nos ordres, et nous vous mènerons à elle. Nous vous laisserons ensuite tous deux en paix, pour service rendu. Vous avez ma parole.
Il la dévisagea longuement. Ses yeux ne mentaient pas, mais son instinct lui soufflait de se méfier. Il n’avait cependant guère le choix, et elle le savait.
– Cette fille, que je vais devoir libérer dans la grotte... qui est-ce ? Quelqu’un d’important ?
– Oui, lui répondit-elle paisiblement.
Elle s’avança un peu plus dans la lumière. Dan recula instinctivement d’un pas. Il remarqua, pour la première fois, ses épaules et ses bras dénudés, sillonnés de cicatrices profondes et de contusions foncées.
– C’est moi, dit-elle, une lueur maléfique flamboyant au fond de ses yeux noirs.
***
Peu à peu, l’éclat de vie au fond de ses sombres pupilles laissa place au néant. Son souffle surpris se figea à jamais.
Comme en écho à cette mort brutale, la flamme vacillante que Dan tenait s’éteignit d’un coup, les plongeant, lui, Eldria et Salini, dans une obscurité totale. Les deux filles hurlèrent derrière lui, mais il ne les entendit presque pas. Plus rien ne comptait, sinon l’élan de rage qu’il venait d’assouvir avec une facilité déconcertante. Le reste du monde n’avait plus d’importance. Il l’avait vengée. C’était ce qu’il fallait faire. Et, s’il n’avait pas pu la sauver elle, il pourrait peut-être encore se racheter...
Soudain, sans raison apparente, le bois incandescent s’embrasa de nouveau sous sa paume, dans une gerbe de flammes. La chaleur fut si vive qu’il lâcha la torche sous le choc. Une clarté rougeâtre inonda aussitôt l’alcôve, inquiétante et irréelle.
Dan releva lentement les yeux vers le mur : des chaînes rouillées y pendaient, s’entrechoquant doucement... Le corps avait déjà disparu.
Un silence pesant dura une seconde. Puis, tout à coup, un rire strident éclata, résonnant de partout à la fois.
Glacé d’effroi, Dan se retourna...