41 · La Régente

Notes de l’auteur : Attention, ce chapitre est un peu plus long qu'à l'accoutumée, mais je vous promets qu'il est dense en révélations. Prenez une tisane, installez-vous confortablement... et j'espère que cela vous plaira.

Elle ne comprit pas. Elle ne pouvait pas comprendre. Eldria se jeta en avant, la main tendue vers Dan et Dricielle. Elle cria sans s’en rendre compte. Brusquement, le noir se fit total, comme si un voile s’était abattu sur ses yeux. À ses côtés, Salini hurlait aussi. Leur monde venait de basculer.

Puis, il y eut un éclair lumineux. Le voile sombre se dissipa et Eldria dut se protéger de l’avant-bras pour ne pas être aveuglée. La torche de Dan venait d’exploser dans ses mains et avait rebondi au sol, près de la nappe d’eau au centre de l’alcôve, où elle flamboya de manière presque surnaturelle.

Tout à coup, Eldria sentit un souffle dans son dos. Les poils de sa nuque se hérissèrent. Quelque chose – ou quelqu’un – se mouvait derrière elle, alors que Dan et Salini étaient toujours dans son champ de vision. Lentement, elle se retourna.

– Dricielle... souffla-t-elle, stupéfaite, devant la silhouette qui se dressait sous ses yeux ébahis.

 Alors qu’elle la croyait déjà morte, leur amie était là, en chair et en os, devant elle. L’espace d’un battement de cil, Eldria aurait même juré l’avoir vue flotter au-dessus de l’eau.

Pourtant, quelque chose ne collait pas. Pour le peu qu’elle l’avait côtoyée, Eldria se souvenait de Dricielle comme d’une jeune femme timide et peu exubérante. Or, la Dricielle qui se tenait maintenant face à eux semblait tout autre : elle riait aux éclats et avait, de façon surprenante, réussi à troquer son pagne élimé contre une étonnante mais non moins élégante robe noire, décolletée, aux reflets moirés, qui épousait parfaitement les formes de son corps. Mais un autre détail vint également frapper Eldria de plein fouet. Un détail qui la laissa sans voix : les nombreuses contusions sur sa peau – qu’Eldria avait déjà vues de près et que Dricielle portaient encore une minute plus tôt – avaient purement et simplement... disparu.

Eldria fit un pas en arrière, bouche bée. Elle bascula, mais fut rattrapée de justesse par Salini.

– Comment... ? balbutia cette dernière, tout aussi hébétée.

Les yeux d’un noir profond de Dricielle finirent par se poser sur elles, accroupies au sol. Puis son attention se focalisa finalement sur Dan, resté immobile près du mur aux chaînes pendantes, la mine sombre.

– Que lui avez-vous fait ?! s’écria-t-il, les poings serrés.

Elle s’avança d’un pas lent, chaloupé.

– Je constate que c’était une erreur de vous faire confiance, Monsieur Brani. Vous n’auriez pas dû voir ce que vous avez vu.

– Vous m’aviez promis de la libérer !

Son sourire s’élargit.

– Mais c’est déjà fait.

Un nouvel éclat de lumière jaillit. Eldria cligna des yeux et... ce qu’elle vit ensuite ne l’aida pas davantage à comprendre. À l’endroit exacte où se tenait Dricielle une seconde auparavant, il y avait maintenant une autre jeune femme, aux longs cheveux bruns, qui avançait d’une démarche ondulante vers Dan, revêtue d’une robe azure à l’étoffe vaporeuse. Stupéfaite, Eldria la reconnut aussitôt comme étant l’une des malheureuses qu’ils avaient aperçues quelques dizaines de minutes plus tôt, dans l’étrange salle aux cuves – celle devant laquelle Dan s’était longuement arrêté. Comme ce fut le cas alors, elle eut la curieuse sensation de l’avoir déjà entrevue auparavant... mais où, et quand ?

L’inconnue – qui semblait être surgie du néant – s’exprima à son tour, dans un timbre doux mais cisaillant :

– Tu vois, Dan, je suis libre. Elle m’a libérée de tous mes tourments.

Et sans prévenir, elle défit ses bretelles. Sa robe glissa lentement le long de son corps nu. Dan demeura figé, le teint livide.

– Regarde-moi. Regarde comme je m’offre à toi. Tu m’as toujours désirée, n’est-ce pas ?

Elle se mit à tourner doucement autour de lui, effleurant de manière équivoque sa tunique du bout des doigts. Petit à petit, sa main descendit, jusqu’à atteindre son entrejambe. Elle approcha alors son visage de celui de Dan :

– Et si on rattrapait le temps perdu ? lui souffla-t-elle sensuellement à l’oreille. Et si tu me prenais sauvagement, ici et maintenant ?

Elle eut un regard espiègle en direction d’Eldria.

– Peut-être que ta nouvelle copine voudra se joindre à nous...

Ce fut à cet instant précis qu’Eldria eut la révélation : cette jeune femme... elle l’avait déjà vue, le lendemain de son arrivée à la prison, dans la cour ! C’était elle qui s’était révoltée, qu’on avait emmenée, et qu’aucune des captives n’avait jamais revue par la suite. C’était donc elle que Dan avait évoquée à demi-mot, autrefois, lorsqu’ils étaient assis côte à côte, dans leur chambre hebdomadaire. Mais Eldria la croyait morte, flottant dans l’une de ces cuves d’eau olivâtre... Rien n’avait de sens.

Dan sembla soudain reprendre ses esprits :

– Sorcière ! cracha-t-il. Ce n’est pas elle ! Ce n’est pas la Cynn que je connais !

Il leva sa dague, prêt à frapper de nouveau. Mais la prétendue Cynn le saisit au poignet avec une rapidité inouïe. La lame tomba au sol. De l’autre main, elle empoigna Dan par la gorge et le souleva comme un vulgaire pantin. Ses pieds battirent l’air, suspendus vingt centimètres au-dessus de la roche.

– Dommage pour vous, Monsieur Brani, lâcha-t-elle d’un ton froid, le même que celui de Dricielle une minute plus tôt.

Elle le projeta contre la paroi avec une facilité effroyable. Le choc sourd résonna dans la grotte, et Dan s’effondra, inerte.

– Non ! s’écria Eldria, la gorge serrée, en le voyant immobile.

L’énigmatique femme tourna alors son regard vers elles. Eldria cligna plusieurs fois des yeux, persuadée d’halluciner. Mais à en juger par le souffle haché de Salini, ce qu’elles voyaient était bien réel : ses cheveux bruns prirent des reflets roux, ses hanches s’arrondirent légèrement, sa poitrine se gonfla... Son corps tout entier se métamorphosa sous leurs yeux médusés, de la couleur de ses pupilles jusqu’à la coupe de la pilosité entre ses cuisses. Aussi improbable que cela pouvait paraître... Karina se tenait maintenant face à elles, aussi réelle qu’avaient pu l’être Dricielle, ou Cynn, avant elle.

– Je vous ai manqué ? demanda-t-elle en leur adressant un clin d’œil faux, qui n’avait rien d’amical.

Sa voix était également celle de Karina.

– Hmm...

Elle saisit ses deux seins à pleines mains et les soupesa, comme si elle découvrait pour la première fois sa propre anatomie.

– Celle-ci était bien pourvue par la nature. J’en ressentirais presque de la jalousie.

– Que... que lui avez-vous fait ? parvint courageusement à balbutier Salini, la peur étranglant ses mots.

La femme – qui n’était clairement pas la Karina qu’elles connaissaient – lui accorda un regard acerbe.

– Ce que je lui ai fait ? dit-elle. Je lui ai fait comme à toutes les autres : j’ai offert à sa chair et à ses os une existence bien meilleure que la pitoyable existence à laquelle elle était destinée.

Elle s’avança cette fois-ci vers elles, restées prostrées au sol.

– Mais trêve d’amusement.

En l’espace d’un clignement de cils, Karina disparut et laissa place à... Dricielle, encore, qui surgit comme par magie, drapée de sa robe moulante, noire et dorée. Eldria eut le très net sentiment d’avoir définitivement sombré dans la folie, profonde et insondable. Rien de tout cela ne pouvait être réel.

Devant les mines déconfites de ses deux supposées anciennes camarades, elle reprit :

– Vous vous demandez certainement ce que vous faites ici ? Et surtout ce que je fais ici, n’est-ce pas ?

Elle semblait retirer un certain plaisir à les voir ainsi tourmentées.

– Toi, dit-elle en désignant Salini d’un air dédaigneux. Tu n’étais pas supposée être là.

Puis elle se tourna vers Eldria. Lentement, elle s’accroupit devant elle et saisit son menton tremblant entre deux doigts glacés. Eldria ne bougea pas. Cette fois, ce n’était pas un rêve.

– Quant à toi... Tu te prends peut-être pour la petite vierge innocente, qui cultive ses légumes dans son coin sans rien demander à personne ? Sache que nul n’est innocent en ces temps de guerre. Je pourrais t’apprendre sur ton oncle de quoi hanter tes nuits jusqu’à la fin de tes jours.

À l’évocation de son oncle, Eldria eut un soudain sursaut. Ses sens s’aiguisèrent, son souffle suspendu.

– Car tu croyais peut-être que c’était à toi, que je m’intéressais ? reprit Dricielle en riant. En vérité tu n’es rien, si ce n’est un vulgaire morceau de chair avec des seins, tout juste bonne à divertir mes hommes. Non, tout ce que je veux de toi... c’est que tu me conduises à ton oncle.

Elle se redressa. Son regard glissa vers Dan, étendu contre la paroi, inerte.

– Malheureusement, soupira-t-elle, on dirait que j’ai sous-estimé la propension de celui-là à vouloir jouer les héros et sauver les jeunes demoiselles en détresse.

Eldria baissa les yeux. Qu’est-ce que son oncle Daris avait à voir avec tout ça ? Elle l’avait toujours connu dans les plantations de blé, ou au milieu du bétail, lui qui n’était, comme elle, qu’un simple fermier sans histoire... Elle osa un regard implorant à Dricielle :

– Qui... qui êtes-vous ? Où est la vraie Dricielle ?

Les yeux obscurs de son interlocutrice transpercèrent les siens.

– Qui je suis ? Mais enfin, vous devriez toutes les deux me reconnaître. Je suis Dricielle.

Un autre sourire mauvais, empreint d’une satisfaction cruelle, déforma son visage pourtant délicat.

– Ou peut-être me connaissez-vous mieux sous un autre nom...

Elle marqua une pause. Sa voix se fit grave, solennelle :

Dricelys. Dricelys von Eriarh.

Les pupilles d’Eldria s’écarquillèrent. Une décharge douloureuse lui parcourut l’échine, comme un éclair qui se serait abattu sur elle. Elle connaissait ce nom. Tout le monde le connaissait : c’était celui de...

– La Régente... souffla Salini, blême. L’épouse de l’Empereur Valderim von Eriarh.

– Exact, répondit leur tourmenteuse avec un sourire cruel. Vos livres d’Histoire sont précis, au Val-de-Lune.

La tête d’Eldria se mit subitement à lui tourner, comme si elle avait subi un choc violent sur le sommet du crâne. Ainsi donc, Dricielle, la jeune fille frêle et inoffensive qui avait partagé sa cellule une poignée de semaines plus tôt, avec qui Karina, Salini et elle avaient vécu des moments intimes... serait en fait la femme la plus puissante et la plus influente de la nation en guerre contre la leur ?

– P-pourquoi ? balbutia-t-elle, au bord des larmes.

Celle qu’elles connaissaient maintenant sous sa vraie identité sembla prendre un malin plaisir à distiller, ainsi, l’incompréhension et le doute chez ses victimes.

– Pourquoi ? ricana-t-elle. Mais pour gagner ta confiance, petite sotte. La nuit que nous avons passée ensemble, pendant ton sommeil, j’ai sondé ton esprit. Tu m’as révélé ce que je voulais savoir : tu es bien la nièce de l’homme que je recherche. Tu as ensuite eu une façon... bien à toi de gérer ce surplus de chaleur que j’ai induit dans ton esprit.

Les joues d’Eldria passèrent du pâle au pourpre.

– Tu devais me mener à ton oncle, sans te douter de rien. Depuis le début, tu n’étais sans le savoir qu’un misérable pion à mon service, dans cette guerre qui dépasse de très loin tout ce que vos esprits faibles et étriqués sont capables de concevoir. J’aurais préféré t’utiliser subtilement, mais puisque tu compliques tout, je passerai à des méthodes plus... franches.

Sur ces mots, elle leva le bras et claqua impérieusement des doigts. D’un coup, six gardes surgirent par les galeries, leurs pas résonnant comme une marée d’acier. Ils portaient tous l’armure complète des unités d’élite, étincelant dans la pénombre, qu’Eldria ne connaissait que trop bien pour avoir été celle que le soldat blond avait sur lui lors de sa tentative d’agression, dans la réserve, quelques jours plus tôt. À leur suite, pour ne rien arranger, apparut nulle autre que Madame Martone, les lèvres pincées en un rictus venimeux.

L’un des soldats mit un genou à terre devant Dricelys.

– Tous les mutins ont été tués ou capturés, Madame. Nous avons restauré l’ordre dans le fort. Leur meneur a été retrouvé mort, transpercé d’une épée, dans une des chambres d’épanouissement.

Eldria et Salini blêmirent.

– Très bien. Faites pendre sur le champ tous les renégats que vous avez capturés, ainsi que ce qui se sont rendus.

– Mais... Madame, ce sont nos...

– Exécution, trancha-t-elle.

– B-bien, Madame.

L’homme se redressa, hésitant, mais obéit.

 Sans se détourner de ses prisonnières, Dricelys interpella alors un autre homme armé, resté en retrait.

– Capitaine.

– Oui, Madame, répondit un soldat en s’avançant, sa voix étouffée par son heaume.

Elle pointa Eldria d’un doigt impérieux.

– Vous allez conduire la fille à l’endroit habituel, près de mes quartiers. Le plan A ayant malencontreusement échoué, nous allons devoir passer au plan B. Dénudez-la et préparez-la, comme à l’accoutumée. Nous verrons combien de temps elle résistera avant de cracher ce que je veux savoir.

– Bien, Madame.

Le militaire s’approcha d’Eldria d’une démarche lourde et assurée. Avec bravoure, pourtant, Salini s’accrocha fermement au bras de son amie.

– Non ! cria-t-elle, la voix brisée par les sanglots. Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie !

– Capitaine, reprit Dricelys avec calme.

L’homme s’interrompit, docile à son ordre.

– Je vais me préparer pour l’interrogatoire, poursuivit-elle, ce qui vous laisse un peu de temps... que vous saurez mettre à profit.

Son menton se tourna vers Salini.

– Celle-ci n’était pas censée se trouver ici. Enfermez-la quelques jours à l’isolement, puis nous reprendrons ce que nous avions prévu pour elle. Mais avant cela... je dois bien, à vous et à vos hommes, une petite récompense. Je vous laisse vous amuser avec elle. Sans l’abîmer de manière durable, toutefois.

Elle désigna ensuite Dan, inanimé au sol.

– Lui, vous l’exécutez. Il ne m’est plus d’aucune utilité. Mais surtout...

Elle fixa Eldria d’un regard perçant.

– Je veux qu’elle en soit témoin. Je veux qu’elle assiste au viol de son amie, et à la mort son... pathétique protecteur, juste sous ses yeux.

– Bien, Madame.

Dricelys se tourna alors vers Madame Martone, demeurée un pas en arrière, plus silencieuse qu’à l’accoutumée.

– Reija.

La vieille femme s’inclina légèrement, obéissante.

– Je te laisse le soin de veiller à ce que tout se passe bien en mon absence.

La vieille femme inclina la tête en signe de compréhension.

– Oui, Mère, répondit Martone avec solennité.

Puis, ayant fini de distribuer ses ordres, Dricelys s’éclipsa enfin, son pas s’effaçant dans un souffle qui laissa derrière lui une chape d’angoisse.

Et voilà, songea Eldria. Elle venait de sombrer dans la névrose qui la guettait avec insistance depuis plusieurs minutes déjà. Elle avait nettement entendu Madame Martone appeler cette mystérieuse femme "Mère", alors que c’était bien évidemment impossible. Dricielle, Dricelys... quel que soit son vrai nom, était-elle vraiment celle qu’elle prétendait être ? Elle paraissait beaucoup trop jeune pour cela, d’autant que, si elle se rappelait bien ses lectures assidues des livres d’Histoire de son oncle, l’épouse de l’Empereur d’Eriarh devrait aujourd’hui être âgée.

Eldria demeura figée, pétrifiée par la stupeur. En quelques secondes à peine, la situation leur avait complètement échappé, et ses craintes les plus profondes semblaient prendre corps sous ses yeux. Salini, Dan... tout était perdu. Peu à peu, elle sentit son esprit se verrouiller, se couper du monde extérieur, consciente que ce qu’elle allait vivre – au regard de ce qu’elle avait déjà subi ce jour – la briserait à jamais.

Sans tarder, le capitaine s’approcha de Salini, toujours cramponnée à Eldria. Il ôta son heaume.

– Tu te souviens de moi, poupée ? lança-t-il d’une voix rauque.

Salini écarquilla les yeux. Ce crâne rasé, cette balafre sur la joue... Elles connaissaient toutes deux cet homme : c’était lui qui avait orchestré, sous la contrainte, leur arrivée dans la prison, tout près de la cellule d’Eldria, le jour de leur incarcération. Il avait, de fait, déjà possédé Salini, accompagné de deux de ses compères, probablement postés autour d’elles en cet instant. Le capitaine fit un signe du bras, et trois autres soldats les rejoignirent aussitôt.

– Enlevez-lui sa robe, ordonna-t-il froidement en désignant Salini. Quant à l’autre, placez-la au centre de la grotte, qu’elle n’en perde pas une miette. Et tenez-la bien.

– Non ! Lâchez-moi ! s’écria Salini, tandis que des mains indélicates se posaient déjà sur elle.

Deux hommes la forcèrent sans difficulté à lâcher Eldria. Ils arrachèrent sa robe comme un vulgaire chiffon, la laissant à genoux, grelottante, simplement vêtue de sa culotte, sur la pierre glaciale. Ses bras croisés sur sa poitrine tremblaient de honte et d’effroi. Elle voulut encore protester, mais un bâillon serré entre ses lèvres l’en empêcha aussitôt.

Au même moment, Eldria sentit des doigts gantés l’empoigner fermement. Épuisée, brisée autant physiquement que psychologiquement, elle n’eut même plus la force de se débattre. Ses genoux s’enfoncèrent bientôt dans l’eau glacée et boueuse qui stagnait au centre de l’alcôve.

Le capitaine, quant à lui, s’était dirigé vers Dan. Il saisit le jeune homme inconscient par le col et le traîna lourdement, ventre à terre, pour le jeter non loin de Salini... face à Eldria.

– Alors comme ça, ce traître se permet de désobéir aux ordres ?

Il dégaina un imposant couteau de sa ceinture, puis posa sur Eldria un regard lubrique et malsain.

– Tu as laissé ce gringalet te sauter, hein ? Alors qu’il n’est même pas capable de se défendre ?

La tête de Dan, toujours inanimé, pendait mollement. Eldria pria pour qu’il ouvre enfin les yeux. Elle ne voulait pas être témoin de cela. En larmes, elle le fixa longuement, attendant le moment où ses prunelles cuivrées se rouvriraient. Alors il se relèverait, et comme plus tôt, il se battrait pour sa vie... et pour la leur. Peut-être faisait-il semblant, et, au dernier instant, il se retournerait, vif comme l’éclair, pour frapper son adversaire en plein visage, là où il s’y attendrait le moins.

Le capitaine enfonça la lame contre sa gorge, bien attentif à ce que sa prisonnière ne perde rien du spectacle. C’était maintenant... il devait se réveiller.

– Dommage, il n’aura jamais l’occasion de t’entendre hurler de désespoir, quand je t’emmènerai la rejoindre. C’est finalement lui rendre service que de lui accorder une mort si douce.

Il désigna Salini d’un mouvement de menton.

– Avec ce qui t’attend, tu regretteras de ne pas avoir subi le même sort que ton amie.

Des gouttes de sang se mirent à perler lentement sur la lame, alors que le soldat la pressait plus fort encore contre la carotide de Dan.

– Non ! réagit subitement Eldria, dans un ultime sursaut de courage, dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

Dan, malgré tout ce qu’elle venait d’apprendre sur lui, avait toujours été là pour elle. Il aurait tout tenté pour la sauver, alors elle-même ne pouvait pas le laisser mourir sans rien faire ! Animée de ses dernières forces, elle se redressa et chercha à se projeter en avant afin de, elle ne savait trop comment, empêcher l’inéluctable de se produire.

Malheureusement, son geste audacieux échoua aussitôt : le soldat en armure, derrière elle, veillait au grain et la saisit au vol à peine avait-elle amorcé son mouvement. Elle lutta comme elle le put... mais aucun miracle n’eut lieu. Bien trop frêle pour espérer lui résister, elle fut happée par l’épaule et le bassin, puis basculée la tête en avant d’un ample mouvement. En deux secondes, toute velléité de rébellion fut réprimée. Eldria s’écrasa misérablement au sol, les mains retenues dans son dos, incapable de se protéger. Son visage s’enfonça dans la flaque d’eau trouble où ils pataugeaient, et elle manqua d’en avaler une gorgée.

Soudain, elle réalisa qu’une chose lui avait échappé... et sans doute à tous les autres.

– Eh bien, on dirait qu’elle tient à lui, hein, les gars ? railla le capitaine.

Ses hommes éclatèrent de rire.

– Surtout, maintiens-lui bien la tête hors de l’eau, qu’elle ne détourne pas les yeux, ajouta-t-il.

L’homme derrière elle obéit et plaqua fermement ses paumes contre les joues d’Eldria. Le capitaine, agrippant Dan par les cheveux, s’apprêta alors à commettre l’irréparable. Salini poussa un cri, étouffé par son bâillon. Quant à Madame Martone, un sourire vorace plaqué sur les lèvres, elle écarquilla les yeux pour ne rien perdre de la scène. Eldria, pour sa part, leva les yeux au plafond. Elle venait de comprendre...

Ce qu’elle s’apprêtait à faire, elle n’était pas certaine d’en prévoir l’issue. Pourtant, il lui était impensable de se résoudre à laisser Salini subir ce supplice, ni Dan être exécuté sans agir. Elle prit une profonde inspiration, ressentant pour la première fois depuis le début de cette terrible journée une étrange paix intérieure. Le sort en était jeté...

D’un mouvement rapide et ample, elle étendit la jambe sur le côté. Elle ne devait pas se louper, où ils se rendraient probablement compte de quelque chose et c’en serait alors fini de cette ultime chance que le destin lui offrait. Au même moment, le regard aiguisé et fielleux de Madame Martone se posa sur elle. La vieille femme remarqua d’abord sa robe, normalement d’un blanc nacré, tachée à l’avant d’un noir inquiétant. Elle se demanda probablement, l’espace d’une seconde, comment de l’eau – fût-elle boueuse – pouvait produire une telle souillure.

Puis, à son tour... elle comprit.

Attenti- ! hurla-t-elle.

Son avertissement désespéré se perdit à jamais. Du bout du pied, Eldria avait attiré la torche de Dan, qui flamboyait encore au sol, jusque dans la vaste flaque qui avait imbibé sa robe. Au plafond, à travers un interstice presque imperceptible dans la roche, elle avait reconnu la forme en losange caractéristique des dalles de la réserve, là où le blond avait, dans sa rage, renversé le contenu d’un tonneau entier. Le liquide qu’il contenait avait alors suinté à travers le sol, et s’était écoulé jusqu’ici, au fil des jours. Ce n’était pas de l’eau dans laquelle elle baignait malgré elle... mais de l’huile.

Le feu ardent, au contact de cette nappe épaisse, libéra une déflagration titanesque qui fit trembler la caverne tout entière. Eldria, qui s’y était préparée, eut tout juste le temps de bondir en avant. L’explosion fut si violente qu’elle fut projetée contre une paroi. Sonnée, elle lutta pour ne pas sombrer. Tout autour d’elle, ses yeux peinaient à distinguer les formes, brouillées par la confusion. Ce furent les hurlements, stridents et à glacer le sang, d’une silhouette prise dans les flammes qui la ramenèrent à la réalité : un brasier colossal dévorait l’alcôve. Des ombres humaines s’agitaient désespérément dans l’incendie, certaines déjà transformées en torches vivantes.

Eldria se redressa tant bien que mal. Jamais elle n’aurait imaginé déclencher pareil cataclysme !

– Salini ! s’époumona-t-elle, avant qu’une violente quinte de toux, provoquée par l’épaisse fumée noirâtre, ne lui arrache la gorge. D-Dan !

Titubant, une main crispée sur ses côtes endolories par le choc, elle chercha désespérément ses compagnons du regard. Qu’importe ce qu’elle ferait une fois qu’elle les aurait retrouvés : elle devait les retrouver.

Tout à coup, elle distingua une silhouette se dessinant au travers des volutes de fumée de plus en plus opaques. Elle avançait, bravant les flammes.

– Dan ? appela-t-elle avec espoir entre deux crachotements.

L’air devenait irrespirable. Chaque inspiration la brûlait, chaque seconde de plus dans cette fournaise la rapprochait de l’évanouissement... et de la mort par les flammes.

Mais, à son plus grand désarroi, ce ne fut pas Dan qui surgit devant elle. Ni Salini. Ce fut Madame Martone. Une partie de son chignon, d’ordinaire impeccable, avait pris feu, et la moitié gauche de son visage semblait grièvement brûlé. Eldria se figea, le souffle court, redoutant que la vieille femme ne l’ait repérée à travers le brasier.

– Toi, siffla-t-elle d’une voix déformée par la rage. Toi... tu vas payer pour ce que tu as fait !

Elle tira de sa ceinture une dague recourbée, luisante et menaçante. Malgré ses blessures, Madame Martone fondit sur elle avec une énergie haineuse. Le sang d’Eldria ne fit qu’un tour. Elle se retourna et, par miracle, découvrit un passage encore épargné par les flammes. Ignorant une fois de plus la chorale des douleurs qui résonnait dans toutes les fibres de son être, elle s’élança, haletante, avec autant d’entrain qu’une fouine poursuivie par un renard affamé.

– Cours, cours, aussi vite que tu le pourras ! railla derrière elle la voix grinçante de Martone. Tu ne nous échapperas pas...

Malgré tous ses efforts, Eldria ne parvenait pas à la semer. Elle avait trop mal et avançait péniblement dans des dédales de plus en plus obscurs. Elle ignorait où elle se rendait ainsi, mais elle savait qu’elle devait à tout prix lui échapper.

Soudain, son pied accrocha une grosse pierre qu’elle n’avait pas vue dans la pénombre. Elle hurla de douleur en sentant sa cheville craquer, et s’écroula de tout son long.

– Non... non... sanglota-t-elle, voyant sa persécutrice s’avancer calmement, sûre de sa victoire.

L’œil gauche de Madame Martone était pratiquement carbonisé, pourtant elle semblait insensible à la souffrance. Son autre pupille, sévère et maléfique, se posa sur Eldria, gisant au sol, incapable de fuir.

– Vous n’irez pas plus loin, Mademoiselle Calann, déclara-t-elle de son ton venimeux. Ce que vous venez de faire sera... châtié comme il se doit.

Elle s’accroupit au-dessus d’elle, l’empêchant de ramper plus loin.

– Mais pour prévenir toute nouvelle folie de votre part, je doute que Mère me reproche de vous... arracher vos jolis yeux délicats.

– Laissez-moi ! cria Eldria d’une voix étranglée, luttant vainement.

C’était peine perdue. Malgré son âge, Madame Martone avait une poigne de fer. Doucement, semblant tirer un sinistre plaisir à être ainsi sur le point de la torturer, elle approcha sa lame recourbée des pupilles écarquillées par la terreur d’Eldria.

– Observez bien mon visage, Mademoiselle Calann, car ce sera le dernier que vous verrez. Le reste de votre vie insignifiante ne sera plus que ténèbres et supplices. Vous finirez par nous supplier d’abréger votre... délicieuse agonie.

Eldria tenta de bouger, mais son corps refusait d’obéir. Elle hurla en voyant la pointe de la lame se brouiller devant sa cornée, chaque battement de son cœur la rapprochant de l’horreur. Dans ce flou, des visages défilèrent : Dan, Salini, qu’elle avait peut-être condamnés... Sa ferme de Soufflechamps, ses plaines verdoyantes, ses montagnes enneigées... Sa tante Dona, son oncle Daris... Jarim. Tout cela s’effaçait déjà. C’en était fini d’elle, et de sa vie d’avant.

Un bruit sec de chair transpercée claqua dans l’air, suivi d’un jet chaud qui lui coula sur la joue.

Pour la seconde fois ce jour, ce sang qui la souillait... n’était pas le sien. Une dague effilée sortait de la bouche de Madame Martone. De l’intérieur de sa bouche. Figée dans une expression d’incrédulité, morte avant même de comprendre, la vieille femme s’effondra.

Eldria la repoussa brutalement et leva les yeux. Ses deux yeux. Dans la pénombre, une silhouette familière lui tendait la main.

– Dan ! sanglota-t-elle, soulagée. Co... comment... ?

– Vite, nous n’avons pas de temps à perdre, coupa-t-il d’une voix ferme. Tu arrives à marcher ?

Elle s’aida de son bras pour tenter de se relever.

– Non...

Sa cheville, entre autres, hurlait de douleur.

– Très bien.

Sans attendre, il la prit par-dessous les épaules et les cuisses, et la souleva d’un geste sûr.

– Accroche-toi à mon cou.

Elle s’exécuta. C’était la première fois qu’un homme la portait de cette façon. D’ordinaire, les femmes étaient portées de la sorte par leurs époux à la fin d’une cérémonie de mariage, pour se rendre jusqu’à la couche... Dans d’autres circonstances elle aurait pu rougir, mais pour l’heure, ils avaient d’autres préoccupations.

Derrière eux, un vacarme effroyable résonnait. La grotte tout entière menaçait de s’effondrer après l’explosion qu’Eldria avait déclenchée.

– Il faut retrouver Salini ! cria-t-elle, la voix brisée par l’angoisse.

– C’est trop dangereux ! répliqua Dan. Tout est en train de s’écrouler !

– Mais...

Elle n’eut pas le temps d’argumenter. Il l’emmenait déjà loin du chaos, s’engouffrant dans des galeries qui tremblaient de plus en plus fort. Tout autour d’eux, des pierres de la taille d’un gros melon se détachaient de la voûte et s’écrasaient au sol. Eldria se recroquevilla contre le cou de Dan, craignant d’en recevoir une sur le crâne et de devenir un poids mort.

Puis, au milieu du tumulte, une lumière apparut.

– Là ! Une sortie ! s’écria Dan.

Dans leur dos, le chemin qu’ils arpentaient encore à peine quelques secondes plus tôt était déjà en train de s’effondrer. Dan accéléra encore.

Mais la délivrance espérée n’en était pas une. L’ouverture donnait sur... le vide.  Ils atteignirent bientôt, en effet, une petite ouverture à flanc de falaise. Devant eux s’étendait, à perte de vue, une immense forêt de pins enneigés. Sous leurs pieds, à une trentaine de mètres en contrebas, un torrent déchainé grondait.

– On est pris au piège ! cria Eldria d’une voix paniquée.

Dan la posa au sol, où elle s’efforça de tenir sur sa jambe encore valide. Sujette au vertige, elle fit de son mieux pour ne pas regarder en bas.

– On revient sur nos pas ? hasarda-t-elle alors que le vent glacé foutait leurs visages.

Elle-même n’y croyait pas trop. Dans leur course effrénée, elle n’avait pas vu d’autre chemin qui ne se serait pas encore bouché. Sans surprise, Dan secoua la tête. Eldria regarda alors autour d’eux.

– Alors... on escalade ?

Son regard glissa vers les parois abruptes. C’était insensé. Sans équipement, et avec sa cheville... ils n’auraient aucune chance dans réchapper.

Nouvelle dénégation de Dan. Le jeune homme, de son côté, était en train de regarder... en bas. Il lui jeta un regard entendu. Eldria, envahie par la terreur, recula autant que l’étroite corniche le lui permit.

– N’y pense même pas !

Il soutint son regard, sérieux.

– Non non non... je... je ne pourrai pas !

Derrière eux, la caverne tremblait de plus belle. Bientôt, elle les ensevelirait.

– Non... répéta-t-elle, larmoyante.

Dan lui prit la main, doucement, et la fixa droit dans les yeux.

– C’est notre seule chance. Tu peux le faire. J’ai confiance en toi.

À son tour elle le fixa longuement. Une nouvelle fois, son cœur se mit à battre à tout rompre. Mais pour la deuxième fois ce jour, ce ne fut pas la peur qui en était la cause.

Le sol vibrait sous leurs pieds. Dan l’attira doucement vers le bord, sans lui lâcher la main. Eldria regarda en bas, puis referma aussitôt les yeux.

– On va mourir, murmura-elle d’un ton désespéré.

– On ne va pas mourir ! affirma Dan d’une voix forte, couvrant le vacarme. À cette saison, l’eau est profonde. Elle amortira la chute. Fais-moi confiance !

Sans paniquer, devant le grondement qui se rapprochait de plus en plus et qui serait sur eux d’une seconde à l’autre, il encadra son visage de ses mains chaudes, l’obligeant à le regarder.

– Tu es une fille extraordinaire, Eldria. Tu vas y arriver.

Submergée par l’émotion, elle ne sut que répondre. Il ne lui en laissa de toute façon pas l’occasion : sans attendre, il se pencha face au vide, prêt à sauter.

– À trois !... Un... deux...

Eldria se raidit, incapable de bouger. Elle n’était pas prête.

– Trois !

Et, tels deux anges sans ailes, ils s’élancèrent dans les cieux.

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