41. Escadron

Par Gab B

Chapitre 9 : L'alliance

 

Escadron

 

Depuis plusieurs jours, une sorte de tension fébrile semblait habiter les instructeurs. Quelque chose d’important était sur le point de se passer, Godron en aurait mis sa main à couper. Les entraînements devenaient moins intenses ; la nuit, quand il rentrait enfin chez lui après une journée à voler des objets sans valeur et espionner des cibles sans intérêt juste pour donner la preuve de sa discrétion, suivie d'une soirée à se battre avec ses camarades, la fatigue ne le terrassait plus autant. Le nombre de ses bleus sur les bras et les jambes avait même diminué, comme si leurs entraîneurs avaient soudain décidé de les ménager après des lunes d’exercices acharnés.

Alors, quand on les avait fait pénétrer ce soir-là dans la salle habituelle sans leur fournir les dagues aiguisées qui avaient à présent remplacé les lames émoussées, avec pour seule consigne de former une ligne et de se tenir droit, l’agitation s’était emparée des douze hommes. Aujourd’hui, enfin, ils allaient peut-être savoir pourquoi on les avait autant entraînés.

Ils restèrent debout, en silence, le regard droit devant eux, pendant un long moment. Plus le temps passait, plus Godron se mettait à douter. S’agissait-il encore d’un simple test ? À sa gauche, Mutaf commençait à trépigner. Originaire du quartier Wrynd, l’un des plus pauvres de la Cité, celui-ci avait travaillé en tant qu'égoutier avant d'être recruté par un ami qui partageait ses idées politiques radicales. Il avait trente-sept ans et le nez déformé de celui qui a l’habitude de se bagarrer. Surtout, comme la plupart des recrues, il détestait tous ceux qui gagnaient plus d’écailles que lui.

Avant de le voir entrer dans la pièce, Godron reconnut la voix du Général Ekvar qui discutait dans le couloir avec l’un de leurs entraîneurs. Les deux hommes s’avancèrent vers eux, suivis par deux officiers au visage dur et à la carrure de bâtisseurs. D’un même mouvement, les douze recrues se redressèrent sous le regard pénétrant du Général. Celui-ci les fixa chacun longuement puis se tourna vers l’instructeur.

— Sont-ils prêts ?

— Nous leur avons fait subir les pires épreuves.

— Seront-ils fidèles ?

— Ils le sont déjà, assura son compagnon.

Visiblement satisfait, le Général pivota sur ses talons et se dirigea vers la porte, toujours escorté par les deux officiers.

— Vous pouvez initier le rite, lâcha-t-il avant de quitter la pièce sans accorder un autre regard aux recrues.

L’instructeur se tourna alors vers ses élèves. Godron bouillait d’impatience d’en apprendre davantage et seule la certitude d’une rebuffade l’empêchait de poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Il n’eut pas à attendre longtemps pour recevoir des réponses.

— Messieurs, je vous félicite, annonça l’instructeur. Dès ce soir, vous rejoindrez les rangs de l’Escadron, un groupe sans existence officielle au service du Général Ekvar et de la Cité. À partir d’aujourd’hui, vous mènerez une double vie. Personne dans votre entourage ne doit apprendre ce que vous faites pour nous. Auprès de tous, sauf de vos compagnons de l’Escadron, vous prétendrez être de simples gardes. Nos missions sont les suivantes : surveiller les ennemis de la Cité, faire des rapports réguliers au Général et, si besoin, éliminer les éléments nuisibles. Notre objectif principal est la destruction du Premier Cercle. Pour ceux qui n’en ont jamais entendu parler, il s’agit d’un groupe de traîtres qui se cache parmi la population. Ce sont des illuminés fous et dangereux, dont le but est de répandre l’anarchie et le chaos. Nous les traquons depuis plusieurs années et avons des raisons de penser qu’ils sont à l’origine de l’effondrement du temple qui s’est produit avant la fête du Vent. Ils semblent de mèche avec les Volbar et les Kegal.

Godron essayait de digérer les paroles de l'instructeur. Ainsi, les rumeurs qu’il avait entendues ici disaient vrai. La contrebande et le braconnage, c’étaient des choses dont il était facile d’accuser les quartiers les plus riches de la Cité. L’existence d’une société secrète cherchant à détruire la ville de l’intérieur était plus dure à imaginer, et il avait eu des doutes la première fois qu’on lui en avait parlé, mais il n’avait aucune raison de mettre en cause les propos de cet homme. Après une petite pause, celui-ci reprit en leur tendant à chacun un morceau de tissu noir.

— Maintenant, enfilez ça et suivez-moi.

Un instant plus tard, les yeux bandés, la main sur l’épaule de celui qui le précédait, Godron descendait prudemment un escalier de pierre. À en juger par la température qui refroidissait, ils étaient en train de pénétrer dans des caves. Quand il posa le pied sur une surface plane, il avait déjà compté plus de cinquante-cinq marches. Le lieu dans lequel ils s’étaient arrêtés, froid et humide, se trouvait donc à plus de trente pieds sous terre. Enfin, une voix ferme leur ordonna de retirer leurs bandeaux et une pièce immense, creusée à même la roche, apparut devant les yeux intrigués de Godron et ses camarades. Au centre de la salle trônait un brasero rougeoyant, seule source de lumière et de chaleur, qui laissait échapper des volutes de fumée grise.

L’un des instructeurs qui les accompagnaient leva une main en l’air et aussitôt un chant puissant, grave et rauque s’éleva des profondeurs de la cave, provoquant des frissons dans tout le corps de Godron qui sentit ses poils se hérisser sur ses bras et ses jambes. Des torches s’allumèrent une à une autour d’eux tandis que les voix poursuivaient leur mélodie. Bientôt, il put discerner les contours de la pièce et les silhouettes de la vingtaine de soldats qui les entouraient. Leurs uniformes ne lui étaient pas familiers ; ils portaient les armures de cuir de la Garde à l’exception d’un casque argenté qui recouvraient entièrement leur nez et leurs joues, si bien qu’il était impossible de reconnaître leur visage.

Sans distinguer complètement les paroles du chant qui continuait de résonner dans toute la cave, Godron arrivait cependant à saisir quelques mots qui revenaient régulièrement : le Fleuve, la Cité et l’honneur des Hommes. Il jeta un coup d’œil à ses compagnons, visiblement transis par le spectacle qui se tenait devant eux. Au bout d’un long moment, les dernières notes s’éteignirent sur les lèvres des soldats qui avancèrent de quelques pas pour encercler plus étroitement les nouvelles recrues. L’instructeur qui se trouvait face à ces dernières s’approcha du brasero, tendit sa main au-dessus des braises incandescentes et, après avoir toisé chacun de ses élèves, en attrapa une comme un pêcheur aurait attrapé un poisson à main nue. Le regard droit, les traits détendus, il conserva le charbon ardent au creux de sa paume pendant un instant qui parut interminable, puis la reposa au milieu du foyer dans le silence le plus total.

Un à un, les compagnons de Godron furent désignés pour reproduire l’épreuve. Tous y parvinrent sans le moindre gémissement ou la plus petite grimace. Quand ce fut son tour, l’ancien forgeron s’avança d’un pas impatient, presque trop rapide pour la solennité du moment. L’instructeur hocha la tête et Godron plongea sa main pour se saisir d’une braise qui enferma dans son poing. Au début, il ne ressentit rien, puis la chaleur lui brûla la peau jusqu’à devenir insupportable. Il sentit son visage rougir et les veines de cou gonfler. Au moment où il allait ouvrir la bouche pour tenter d’expirer le feu qui se répandait dans tout son bras, l’homme en face de lui hocha à nouveau la tête et il lâcha précipitamment son douloureux fardeau. Fier d’appartenir à cette unité d’exception au service de la Cité, il regagna sa place en souriant sans un regard pour les chairs calcinées de sa main droite.

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