Comme une ultime accroche au monde qui l’entourait, Eldria serrait la main de Dan avec la conviction désespérée que sa vie en dépendait. Il n’était pas question qu’elle le lâche et se retrouve seule, ballotée par le vent, à attendre que la mort vienne la faucher.
La chute sembla durer une éternité. Une très, trop courte éternité. Quand, au dernier moment, elle rouvrit les yeux, l’air sifflant furieusement à ses oreilles, elle aperçut les remous chaotiques du torrent où elle allait plonger. Elle eut l’impression de rendre son dernier souffle, de voir ses dernières couleurs, de pousser son dernier cri. C’en était fini, sûrement, d’Eldria Calann, dix-neuf ans, fermière de son état.
L’impact fut bref mais cataclysmique. Ce fut comme tomber violemment de cheval et se faire aussitôt piétiner par des milliers de tout petits sabots. Des sabots glacés... Le fond de l’air était gelé mais, trop occupée à tomber, elle y avait à peine prêté attention. Là, immergée intégralement, elle ne pouvait pas l’ignorer : son corps entier était transi, du bout de ses ongles jusqu’à l’intérieur de son cœur. Les palpitations frénétiques de ce dernier, comme soudainement refroidies par l’insupportable température, s’étaient d’ailleurs calmées d’un seul coup. L’inconscience l’attirait déjà. Dans un dernier réflexe, elle resserra la main pour vérifier si Dan était toujours près d’elle. Ses doigts tremblants ne rencontrèrent que le vide de sa propre paume.
Par miracle, elle eut un ultime sursaut salvateur, comme si son corps réagissait de lui-même pour que sa flamme de vie ne s’éteigne pas aussi aisément. Elle se débattit avec fougue, jusqu’à ce que son visage retrouve enfin le chemin de la surface. Ses poumons s’emplirent d’air, et elle fut aussitôt happée par la rumeur assourdissante du torrent. Mais à peine eut-elle repris son souffle que les vagues l’engloutissaient de nouveau. Elle était bonne nageuse, mais jamais elle n’avait affronté un flot pareil, indomptable, glacé, qui malmenait son corps meurtri. Le courant était si intense qu’elle put apercevoir les arbres sur la berge défiler à toute vitesse. Des remous disparates l’empêchaient sens cesse de se maintenir à l’air libre. Pour ne rien arranger, chaque battement de jambes réveillait la douleur de sa cheville brisée, chaque mouvement alourdissait ses muscles engourdis par le froid.
– Dan ! lança-t-elle entre deux bouffées pressées d’oxygène.
Elle avait si froid qu’elle ne fut même pas sûre d’avoir réussi à émettre autre chose qu’une épaisse volute de buée blême. Elle fouilla la surface des yeux, cherchant désespérément la toison brune de Dan émergeant d’entre les vagues. En vain.
– Dan ! appela-t-elle encore, après une profonde inspiration.
Seul le bruit constant des flots lui répondit. D’ailleurs, maintenant qu’elle y pensait, ce bruit sourd semblait s’intensifier à mesure qu’elle dérivait, emportée par le courant... Elle fut soudain frappée d’une vision d’horreur : sur la berge, la ligne continue des pins s’arrêtait net, avalée par le vide. Devant elle, l’eau se cabrait, tourbillonnait, bondissait... Cela ne faisait aucun doute : elle s’approchait inexorablement d’une falaise... et donc d’une cascade !
Prise d’un brutal accès de panique en voyant le bord du précipice se rapprocher à toute allure, elle redoubla d’efforts, nageant à contre-courant, se jetant vers la rive qui paraissait si proche, à quelques mètres seulement. Ses bras battaient l’eau avec l’énergie du désespoir. Ignorant la douleur déchirante qui la transperçait, son esprit convoquait en hâte ses expériences de natation, la projetant fugacement vers ses longues journées passées à dompter l’étendue aquatique de Soufflechamps, en compagnie de Jarim.
Mais c’était peine perdue. Ses gestes désordonnés ne suffisaient plus. Le courant était trop puissant. Elle sentit soudain son corps aspiré, happé par un immense tourbillon. Bientôt, elle fut de nouveau engloutie par les flots tumultueux.
Et puis tout s’accéléra : elle eut l’impression de s’envoler, avant de chuter encore, son cœur bondissant jusque dans sa gorge. Autour d’elle, des trombes d’eau éclatées par la cascade s’éparpillaient en gerbes translucides. En contrebas, à vingt mètres peut-être, s’étalait une large étendue sombre. Un hurlement silencieux se perdit dans le maelström. Eldria se replia sur elle-même, priant pour ne pas heurter la roche, priant pour survivre à cette nouvelle chute.
Enfin, après un calvaire aussi interminable qu’éprouvant, elle se sentit propulsée en avant et refit surface. Les eaux s’étaient apaisées et elle put enfin reprendre le contrôle de ses mouvements. Par miracle, hormis sa cheville qui la lançait atrocement, elle ne croyait pas être blessée. Elle ne se réjouit pas pour autant : ses membres, engourdis par le froid, refusaient presque d’obéir. Si elle ne faisait rien, elle sombrerait bientôt dans l’inconscience... et se noierait.
Tandis qu’elle reprenait son souffle à grand-peine, son regard accrocha une forme flottant à quelques mètres. Son cœur s’emballa. S’agissait-il de... Dan ? Sans réfléchir, elle mobilisa ses dernières forces pour nager dans sa direction. Et c’était bien lui. Son dos émergeait à peine, sa tête ballottant sous l’eau.
– Oh non... souffla-t-elle d’une voix brisée.
Elle le retourna en hâte, libérant son visage de l’emprise glaciale du torrent. Sa peau était livide. Craignant le pire, elle fit de son mieux pour le tirer jusqu’à la berge, ignorant la neige qui recouvrait le sol, indifférente au froid qui mordait ses chairs. Chaque mouvement était une torture, chaque souffle un calvaire, mais elle ne lâcha pas. Dan, lui, ne laissait échapper aucune buée.
Sautillant sur sa jambe valide, elle réussit à le hisser hors de l’eau, l’allongea sur le dos et s’accroupit à ses côtés. Appliquant des gestes que son oncle lui avaient appris autrefois dans le cas où l’une de ses escapades au lac finirait mal, elle plaqua ses deux mains l’une contre l’autre et les pressa contre son torse, le massant frénétiquement.
– Je t’en prie, n’abandonne pas !
Elle répéta les pressions de longues secondes, mais le visage du jeune homme restait désespérément figé, vide, éteint. Les yeux d’Eldria s’emplirent de larmes.
– Ne... ne m’oblige pas à te faire du bouche-à-bouche, s’il te plaît ! Je ne sais pas faire...
Toujours pas de réaction. Elle n’hésita pas longtemps. Après de nouvelles séries de pressions sur sa poitrine, elle se pencha sur son visage. Mais avant que leurs lèvres ne s’effleurent, il ouvrit soudain les yeux et cracha aussitôt l’eau de ses poumons, expirant et inspirant avec violence. Eldria bascula en arrière, submergée d’un soulagement si intense qu’elle éclata en sanglots, terrassée par l’émotion.
– Que... comment ? bredouilla Dan en haletant.
Il se frotta le crâne, là où une épaisse bosse s’était formée.
– J’ai dû heurter quelque chose... Je me suis évanoui longtemps ? C’est toi qui m’as sorti de l’eau ?
Tremblante, prostrée au sol, elle lui adressa un faible sourire. Aucune réponse ne franchit ses lèvres. Sa robe détrempée la glaçait jusqu’à l’os, le vent mordait sa peau. Tout son corps cédait. Elle se sentait... partir.
Dan, vêtu d’une tunique et d’un pantalon lui couvrant bras et jambes, était un peu mieux protégé. La voyant en si fâcheuse posture, comme dans la grotte un peu plus tôt, il n’hésita pas : il la souleva alors que ses lèvres viraient dangereusement au bleu.
– Nous ne devons pas traîner ici, dit-il en s’enfonçant dans la forêt enneigée.
Autour d’eux, des flocons se mirent à tournoyer. Une tempête s’annonçait.
– Je l’ai ab-... abandonnée... murmura Eldria.
Salini était encore dans la prison, sans doute sous les décombres de l’effondrement qu’Eldria avait provoqué. En voulant la sauver... elle l’avait peut-être condamnée. Et si, par miracle, elle s’en était sortie vivante, leurs bourreaux lui feraient sans aucun doute payer leur tentative d’évasion.
– Je suis sûr qu’elle va bien, répondit Dan en se frayant un chemin entre les branches. Surtout, tiens bon !
Trop faible pour s’orienter, Eldria abandonna son sort à Dan et sombra presque dans l’inconscience. Elle n’entendit plus que le sifflement du vent parmi les pins, brisé par le bruit des pas du jeune homme s’imprimant dans la fine pellicule de neige. Au bout d’un long moment, le vent se tut et les pas cessèrent. Eldria rouvrit péniblement ses paupières lourdes, réalisant qu’ils avaient gagné une excavation. Dan la déposa délicatement au sol.
– Reste ici, dit-il. Je reviens.
Il fit demi-tour et disparut derrière le voile blanc désormais compact.
Grommelant de douleur, Eldria s’adossa à la paroi et observa les lieux. Elle se trouvait dans une petite grotte, plongée dans la pénombre, d’une dizaine de mètres de profondeur. L’endroit, austère, avait au moins le mérite de l’abriter du blizzard qui s’abattait sur la région. Elle rabattit ses bras contre elle et se frotta les épaules en grelottant. Elle n’avait pas plus chaud pour autant...
Dan ne tarda pas à réapparaître, les bras chargés de branches et de brindilles.
– On a de la chance, il reste du bois à peu près sec au pied de certains sapins. On devrait pouvoir s’en servir.
Il disposa l’ensemble au sol, ménageant un emplacement pour allumer un feu puis, sans perdre un instant, sortit deux pierres qu’il frotta frénétiquement à quelques centimètres des brindilles. De longues minutes s’écoulèrent. Dehors, la nuit gagnait du terrain. Eldria avait si froid qu’elle ne sentait plus ses orteils... ni même ses jambes. Au moins, songea-t-elle avec une ironie triste, dans ces conditions sa cheville ne la faisait plus souffrir.
Finalement, de timides étincelles jaillirent entre les pierres. Bientôt, l’une d’elles s’accrocha à une brindille et se changea en petite flamme. Dan souffla dessus avec précaution pour la nourrir. Fort heureusement, le feu prit vite. Il semblait savoir ce qu’il faisait. La petite tanière s’emplit bientôt d’une lumière bienvenue, accompagnée d’une bouffée de chaleur réconfortante qu’Eldria accueillit avec soulagement sur sa peau.
– Ce n’est pas grand-chose, mais ça devrait nous éviter de mourir bêtement de froid, dit Dan en s’affairant autour du feu. Avec la tempête, ils ne retrouveront pas nos traces. On peut passer la nuit ici sans trop de risques. Demain, on repartira...
Il disposait maintenant de longues branches inutilisées, positionnant l’une d’elles au-dessus des flammes, comme s’il avait voulu faire rôtir un cochon à la broche.
– Si j’avais su, j’aurais prévu des vêtements chauds et de quoi manger.
Eldria, qui n’avait pas bougé, se tourna vers lui :
– Tu... n’avais pas prévu de nous faire nous échapper, n’est-ce pas ? lança-t-elle sans détour.
Il s’immobilisa un instant, sans la regarder. Puis conclut :
– Je ne suis pas sûr moi-même de ce que je voulais vraiment... Au début, je n’avais pas vraiment le choix.
– Cette femme... tu étais de mèche avec elle depuis le début ?
Nouvelle hésitation. Il prit une longue inspiration, comme si parler lui coûtait.
– Il y a trois mois, cette femme m’a convoqué pour me confier une mission particulière. Je devais gagner la confiance d’une jeune Sélénienne que je ne connaissais pas. Elle ne m’a pas expliqué ce que cette fille avait fait de si spécial ni ce qu’elle lui voulait, seulement que c’était d’une importance capitale pour l’Empire. Cette jeune Sélénienne... c’était toi. J’aurais voulu refuser, mais elle avait un moyen de pression sur moi, aussi n’ai-je eu d’autre choix que d’accepter ses conditions.
Le regard d’Eldria se perdit.
– Ce moyen de pression, c’est... la jeune femme qu’on a vue tout à l’heure, pas vrai ? Celle devant laquelle tu t’es arrêté ?
Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, ses yeux brillèrent d’une émotion vive.
– Oui.
Il lui avait caché tout cela pendant des semaines, mais, étrangement, elle ne lui en voulait pas. Il avait toujours été respectueux – là où d’autres auraient profité de la situation – et, à la fin, il avait risqué sa vie pour elle, n’hésitant pas à pourfendre Madame Martone, sa supérieure, pour la sauver de l’enfer. Cela, jamais elle ne l’oublierait.
– Je suis désolée..., dit-elle enfin, comprenant son deuil, celui d’une personne qu’il avait, de toute évidence, aimée.
Il ne releva pas et éluda par une question :
– Que s’est-il passé après que je me suis évanoui ? Quand j’ai repris connaissance, tout brûlait et je t’ai vue filer.
– Oh, ça ?
Eldria raconta ce qu’il avait manqué, n’omettant aucun détail.
– Je vois, conclut-il lorsqu’elle eut terminé. Donc elle se fait passer pour l’impératrice Dricelys von Eriarh ? Ça n’a pas de sens, elle a l’air plus jeune que moi.
– Pour être honnête, ça n’en a pas davantage pour moi. J’espérais que tu m’en dirais plus sur elle.
Elle frissonna.
– Je ne sais pas comment elle a fait pour se... métamorphoser comme ça sous nos yeux. J’ai déjà entendu des histoires sur des personnes dotées de pouvoirs surnaturels, mais j’ai toujours cru que ce n’étaient que des contes pour enfants. Là, ça avait l’air si réel... tu penses que cela a un rapport avec la salle qu’on a visitée tout à l’heure ?
– Crois-moi, je me pose la même question. Une chose est sûre, cette femme est dangereuse, et tu sembles importante à ses yeux. Nous devrons rester extrêmement prudents à partir de maintenant.
– ... Nous ?
Dan planta enfin ses yeux cuivrés dans les siens.
– Oui, nous, répondit-il avec un léger sourire. Après ce que j’ai fait, on me recherchera aussi. On est dans le même bateau, toi et moi.
Eldria fit de son mieux pour ne pas laisser paraître que cela la touchait plus qu’il devait le penser. Peut-être tenait-il vraiment à elle, après tout.
– Au fait, reprit Dan, tout à l’heure, en revenant à moi derrière la fumée, il m’a semblé apercevoir quelqu’un se débattre et être emmené de force. Une voix de femme. Si ce n’était ni toi, ni la vieille Martone, ni la soi-disant Dricelys... alors c’était forcément Salini. On peut espérer qu’elle est en vie.
Eldria leva vers lui un regard où brillait l’espoir.
– Mais il serait suicidaire d’aller la libérer à deux, ajouta-t-il. Il nous faudra des renforts. Tu as dit que ton oncle servait dans l’armée du Val-de-Lune, non ? Si l’Empire veut mettre la main sur lui, ce n’est pas pour rien, nous devrions le retrouver pour le prévenir.
– Oui, mais j’ignore où il est, et comment remonter sa trace. Et tu as probablement raison, ajouta-t-elle d’une voix résignée. Sans aide, nous ne sauverons pas Salini. Ni toutes les autres...
Dan la considéra à son tour.
– Tu as du cœur, dit-il simplement, après l’avoir longuement toisée.
Elle parvint à lui rendre un mince sourire, mais une bourrasque s’engouffra dans la grotte et lui balaya le dos encore humide, déclenchant un nouveau frisson. Dan le remarqua.
– Nos vêtements sont encore trempés, dit-il. Nous devrions les sécher, sinon c’est l’hypothermie assurée.
Il se leva, ôta chemise et pantalon, ne gardant qu’un caleçon gris. Il suspendit ses affaires à la branche tendue au-dessus des flammes. Cette fois, Eldria sentit les couleurs lui revenir.
– Tu as l’air d’être frigorifiée, insista-t-il. Tu devrais faire pareil. Je me retourne, si tu veux.
Et il tourna les talons. Il avait raison : même si leur petit feu de fortune avait un peu aidé, le tissu trempé de la robe d’Eldria semblait faire obstacle à la chaleur. Sa peau et ses vêtements sécheraient bien plus vite séparés. Avec le sentiment de revivre une scène bien familière, elle se leva et défit ses bretelles. L’étoffe, trempée et glacée, collait tellement à sa peau et de façon si désagréable qu’elle dut tirer pour s’en libérer entièrement.
Malencontreusement, lorsqu’elle reposa la jambe au sol, elle fit un faux mouvement et la douleur jaillit, fulgurante, dans sa cheville. Un cri lui échappa. Certainement surpris par cette soudaine manifestation, Dan se retourna et se retrouva nez à nez avec une Eldria crispée, tenant sa jambe gauche, sautillant sur la droite.
– Heu..., fit-il, gêné.
Eldria suivit son regard, qui descendait sur son propre corps, puis se rappela soudain qu’elle ne portait plus rien d’autre depuis que le blond lui avait arraché sa culotte, plus tôt dans la journée.
– Oups... lâcha-t-elle en tentant de se couvrir des bras.
Dan l’avait déjà vue intégralement nue une – et une seule – fois. Mais, par pudeur mutuelle, sans doute, ils n’en avaient jamais reparlé. Sans se démonter, la voyant pliée de douleur, il s’avança pourtant d’un pas décidé.
– Assieds-toi près du feu, lui intima-t-il sans faire davantage état de sa nudité. Je vais regarder cette cheville. Sans soin, demain, tu ne pourras plus marcher.
Gênée, Eldria obéit, s’efforçant de dissimuler autant que possible ce qui faisait d’elle une femme. Dan saisit un bâton d’une trentaine de centimètres, déchira l’une des manches de sa propre chemise qui séchait, puis s’accroupit devant elle.
– Tends ta jambe.
Il ne s’était plus détourné, mais elle nota tout de même qu’il prenait bien soin de ne jamais tenter de regarder directement ce qu’elle essayait vainement de lui dissimuler. Elle lui offrit sa cheville gauche, qu’il déposa avec une infinie délicatesse sur sa cuisse à lui. Ses doigts experts glissèrent sur sa zone douloureuse, lui arrachant une grimace.
– Aïe !
– Hm... J’ai l’impression qu’elle n’est pas cassée, heureusement. C’est une simple entorse.
Il plaqua le bâton sous son mollet, déchira encore la manche dans la longueur pour en doubler la taille, puis l’enroula autour de la cheville blessée.
– Avec ça, et du repos cette nuit, ça devrait aller.
Eldria, embarrassée par ce rapprochement inattendu, le regarda faire, le cœur affolé. Deux minutes plus tôt, elle n’aurait jamais imaginé qu’ils se retrouveraient presque l’un contre l’autre, lui à moitié nu, elle entièrement. Et qu’elle passerait en si peu de temps d’un froid mordant à une chaleur si vive...
Malgré ses gestes assurés, Dan faisait preuve d’une douceur infinie, soulevant par instants sa jambe pour faire passer le bandage de fortune, veillant à ne pas trop serrer pour ne pas lui faire mal par inadvertance. Il était précis, énergique et bienveillant à la fois, un véritable exploit. Sous ses mains adroites, la douleur d’Eldria s’amenuisait miraculeusement, comme si le simple fait d’être touchée à cet endroit suffisait à la soigner en profondeur. Elle avait, vraiment, de plus en plus chaud.
– Merci... dit-elle en sentant ses joues d’embraser.
– Je t’en prie, répondit-il sans quitter son activité des yeux. Tu m’as sorti de l’eau tout à l’heure, c’est le moins que je puisse faire. Heureusement que tu es meilleure nageuse que moi. Sans toi, je serais probablement mort.
Une minute s’écoula, ponctuée seulement par le vent dehors, presque plus fort que le crépitement du feu. Ce fut Eldria qui rompit la première le silence :
– Dan ?
– Oui ?
Elle resta en suspend un court instant.
– Si tu ne m’as jamais touchée... c’est parce qu’elle te l’avait demandé ? Ça faisait partie de... ta mission ?
Bien que son visage demeurât impassible, un léger tremblement de ses mains affairées trahit son trouble. Enfin, il répondit :
– Non. Elle m’avait même demandé de... faire comme avec les autres. Mais je ne pouvais pas.
À discuter de cela, Eldria vira au cramoisi.
– Pourquoi ?
– Parce que ce n’est probablement pas ce que tu voulais. Et parce que je te faisais déjà assez de mal comme ça.
Nouveau silence.
– Dan ?
– Oui, Eldria ?
– Merci.
– Tu m’as déjà remercié.
– Non... Merci de m’avoir respectée. Merci de m’avoir écoutée, malgré tout. Merci de m’avoir... sauvée.
De son plein gré, elle retira l’avant-bras qui couvrait sa poitrine et se laissa aller en arrière, sans chercher, cette fois, à dissimuler quoi que ce soit. Dan s’en était forcément rendu compte du coin de l’œil, mais il ne se tourna toujours pas vers elle. Pourtant, Eldria aurait juré le voir, lui aussi, rosir légèrement. Un autre signe ne trompait pas : une bosse discrète se formait en un endroit stratégique...
– Et voilà, dit-il avec un sourire. C’est fini. Avec ça, tu devrais avoir un peu moins mal.
Il reposa la jambe d’Eldria et balaya les alentours du regard. Partout, sauf vers elle, comme si la regarder telle que la nature l’avait faite serait un affront. Mais, pour une fois, l’intéressée n’était pas de cet avis.
Sur la paroi de granit, les flammes orangées dessinèrent, à l’encre noir, l’ombre d’une silhouette voluptueuse qui se rapprochait d’une autre, indécise.