44. Affiches

Par Gab B

Chapitre 10 : Le vote

 

Affiches

 

Mevanor grimaça.

— Tout le monde nous connaît chez Dastir. On y va tout le temps.

— Qu’est-ce que tu proposes, alors ? demanda son frère en levant les yeux au ciel.

— Il paraît qu’une taverne sympa a ouvert dans le quartier Kemel, près de la frontière Visgar.

— Ils ne se sont pas encore prononcés publiquement au sujet du barrage. Nous pouvons prendre la température là-bas et essayer de convaincre la population, répondit Bann après un instant de réflexion.

Convaincre la population d’un bar ? Mevanor retint un soupir exaspéré. En réalité, il voulait surtout changer un peu d’air, dans un quartier du centre-ville réputé pour sa neutralité politique, mais la perspective de pouvoir se donner en spectacle constituait un bon argument pour son frère. Les voix des administrateurs indépendants, sans vassaux ni suzerains, s’avéraient souvent décisives lors des votes du Haut Conseil.

— Oui, c’est exactement ce à quoi je pensais, mentit-il. Glaë, ça te va ?

Leur compagne haussa les épaules. Elle ne semblait pas très emballée à l’idée de traverser la moitié de la ville juste pour une bière, mais elle les accompagna sans rien dire. La rousse avait été convoquée par le gardien de la prison deux sizaines avant la sortie de Mevanor et Bann. Apparemment, son procès ne pouvait pas encore avoir lieu, car l’enquête suivait toujours son cours pour déterminer ce qu’il s’était réellement passé entre elle et l’éclaireur qui avait perdu la vie. Néanmoins, elle était restée longtemps enfermée et la loi stipulait qu’après cent jours la présomption d’innocence s’appliquait. Elle avait donc pu réintégrer son poste au sein de la garde et profitait de ses journées de repos, comme aujourd’hui, pour sortir avec ses deux anciens camarades de cellule.

La perspective de se rendre dans un lieu où son frère et lui passeraient relativement inaperçus soulageait Mevanor. Dans une taverne de leur quartier, ou chez leurs voisins Nott et Volbar, Bann aurait écoulé la soirée à raconter la même histoire aux mêmes soûlards. Ce soir au moins, ils pourraient boire quelques verres tranquillement. Puis Bann raconterait encore la même histoire, mais à d’autres soûlards.

Alors qu’ils quittaient le quartier Tosnir, Mevanor commença à sentir des regards insistants se poser sur eux. Les têtes se retournaient sur leur passage et il vit aussi quelques personnes les pointer du doigt.

— J’ai l’impression que vous êtes connus jusqu’au cœur de la ville, à présent, chuchota Glaë.

Mevanor se tourna vers son frère, un air interrogateur sur le visage. Même si ces gens avaient entendu parler d’eux, ils n’auraient pas dû les reconnaître si facilement. Bann répondit par une moue perplexe.

— J’imagine que nos vêtements trahissent notre quartier d’origine. Avec un peu d’observation, ça ne doit pas être difficile de deviner qui nous sommes.

Ils hâtèrent le pas sous les regards de plus en plus soutenus et inquisiteurs des passants. Arrivés devant l’établissement où ils comptaient occuper leur soirée, ils croisèrent un groupe d’hommes à peine plus âgés qu’eux, qui échangèrent des murmures en les considérant d’un œil mauvais. Mevanor fronça les sourcils. Un sentiment désagréable commençait à l’étreindre et il regrettait déjà d’avoir proposé de quitter le confort de leur quartier. Ils franchirent rapidement la porte de la taverne pour rejoindre l’atmosphère bruyante et joviale qui l’habitait.

La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était bondée, alors que l’après-midi ne touchait pas encore à sa fin. Mevanor sentit son corps se détendre. Il ne se souvenait pas avoir serré les poings si forts, et fut surpris de constater que ses ongles avaient laissé des marques dans ses paumes. Il inspira un grand coup et son nez s’emplit des odeurs familières de sueur et d’alcool. Plus personne ne faisait attention à eux.

Ils s’approchèrent du comptoir, derrière lequel un couple souriant s’affairait à servir des chopes de bière et des assiettes de charcuterie.

— Trois verres, s’il vous plaît, lança Bann à leur intention.

L’homme se tourna vers eux. Sa figure avenante se figea à leur vue.

— Je ne crois pas, non, répondit-il après les avoir longuement examinés.

Mevanor plissa les yeux. Son frère ouvrit la bouche, certainement pour protester, mais Glaë le devança.

— Il y a un souci ? demanda-t-elle d’une voix forte.

Mal à l’aise, Mevanor baissa la tête pour fixer ses chaussures alors que leurs voisins les regardaient d’un drôle d’air.

Derrière le comptoir, la femme pointa le menton vers le mur à côté d’eux.

— C’est vous là, sur les dessins, non ?

Les deux affiches qu’elle désignait arboraient leurs noms en lettres capitales ainsi que leurs portraits à taille réelle, grossiers, mais ressemblants. Celle de gauche représentait le visage de Mevanor, l’autre celui de Bann. Les croquis étaient accompagnés d’un texte assez long qui les accusait de vouloir défier les Dieux et mettre en péril la vie des habitants de la Cité pour leur profit personnel. Le message reprochait également aux Volbar et aux Kegal de s’enrichir sur le dos des bonnes gens ; il concluait par une incitation à empêcher ces dangereux individus d’arriver à leurs fins. Mevanor détourna les yeux, dégoûté. Qui avait bien pu inventer tout ça ? Quel intérêt à répandre ainsi des calomnies à leur égard ?

— C’est vous ou pas ? insista l’homme d’une voix menaçante.

— Ce sont nos noms en tout cas, répondit calmement Bann. Mais le reste est un tissu de mensonges.

— Ça me regarde pas. Je vais devoir vous demander de partir.

À nouveau, son frère allait répliquer, mais Mevanor le tira par la manche et lui indiqua la sortie d’un signe de tête. À côté de lui, Glaë s’agitait nerveusement. Ses doigts caressaient presque imperceptiblement sa ceinture où elle portait un couteau caché sous les pans de sa veste. Tous les yeux étaient braqués sur eux et si la plupart semblaient indifférents, personne ne faisait mine de les soutenir.

— À bientôt, alors, continua Bann, visiblement déterminé à ne pas perdre la face, avant de se diriger vers la porte.

Mevanor le suivait de près, attentif à ne croiser aucun regard. Un homme moustachu au visage rougeaud les bouscula et quelques rires fusèrent d’un groupe d’ouvriers aux habits couverts d’encre.

— Vous avez du culot pour vous ramener ici, loin de chez papa et maman, et vous pavaner devant des travailleurs honnêtes qui galèrent pour gagner leur vie !

— Si vous croyez qu’on va vous laisser nous prendre encore plus d’écailles ! renchérit un deuxième.

Devant Mevanor, Glaë se tendit et ralentit légèrement. Il se rapprocha d’elle.

— On se dépêche, murmura-t-il les dents serrées.

— Nous sortons, répondit Bann d’une voix forte. Quant au barrage, il sera construit, que ça vous plaise ou non.

Mevanor sentit son estomac se tordre. Pourquoi son frère voulait-il toujours avoir le dernier mot ?

Quelqu’un agrippa la manche de sa veste et il se retourna vivement pour faire face à un homme au visage écarlate et à l’haleine chargée d’alcool. Son sourire goguenard laissait entrevoir ses dents jaunes.

— Et toi, petit, tu ne dis rien ? cracha-t-il.

Mevanor comprit trop tard ce qui arrivait et ferma les yeux, s’apprêtant à prendre le poing de l’inconnu en pleine figure. Il les rouvrit brusquement quand son assaillant le lâcha et grogna de douleur. À côté de lui, Glaë l’avait projeté à terre et le menaçait de son couteau.

— Vous reculez ! hurla-t-elle aux trois autres hommes qui étaient venus prêter main-forte au premier. Sa posture belliqueuse produisit l’effet escompté pendant un court instant durant lequel personne n’osa bouger. Puis leurs quatre agresseurs se jetèrent sur eux, poings en avant. L’un d’eux brandissait également une lame qui toucha Bann au visage. Mevanor parvint à le rejoindre malgré les coups qui pleuvaient sur lui et constata avec effroi que la tempe de son frère saignait abondamment. Alors que les tenanciers de la taverne les sommaient tous de reprendre leur calme, le cadet tira son aîné par le bras pour le guider vers l’extérieur, mais fut arrêté par un coup de genou en plein ventre. Le souffle coupé, il chancela, réussit néanmoins à rester sur ses deux pieds et attrapa Bann par la ceinture. S’arrachant aux mains qui tentaient de s’emparer d’eux, ils finirent par sortir de l’établissement, sous les huées et les sifflements.

Dehors, un attroupement les attendait. Des femmes et hommes de tous âges se pressaient autour de la porte en agitant des affiches à leur effigie. Derrière eux, Glaë jaillit en trombe dans la rue, poings écorchés, couteau brandi en signe de défi. Son allure hostile déclencha des hurlements. Mevanor leva le bras pour se protéger des projectiles. Il avait espéré que les choses se calmeraient hors de l’atmosphère confinée et enivrée de la taverne, mais partout où il portait son regard il ne voyait que des visages agressifs et fulminants. Il se sentit suffoquer. Ses vêtements étaient couverts de bière, de morceaux de verre et du sang de son frère. Sa cheville le faisait atrocement souffrir. Il tourna la tête vers Bann, dont la paupière gauche commençait à gonfler et adopter une teinte violacée inquiétante.

Des bruits de sabots retentirent soudain. La milice du quartier Kemel arrivait au grand galop, probablement alertée par le tumulte ou par un voisin nerveux. En peu de temps, les miliciens firent évacuer la taverne et dispersèrent la foule. Le visage impassible, la femme qui semblait donner les ordres cria à Mevanor et ses compagnons de reprendre leur chemin avant de causer plus de dégâts. Elle fit signe à trois soldats de les accompagner jusque chez eux. Voulait-elle assurer leur sécurité ou garder un œil sur eux ? Mevanor nota amèrement qu’elle n’avait arrêté aucun des hommes qui les avaient agressés.

Le trajet jusqu’au quartier Kegal parut interminable. Leurs protecteurs éloignaient efficacement les curieux, et personne ne leur adressa la parole, mais rien ne pouvait empêcher les œillades et les chuchotements à peine voilés. Blessés, honteux, escortés par une milice qui n’était même pas la leur, comme des gamins fautifs ramenés chez leurs parents. Même Bann marchait en silence, la tête basse. Les miliciens les quittèrent sur la place principale, à deux pas de la porte de leur maison. Le regard plein de mépris qu’ils leur lancèrent avant de faire volte-face fit presque monter les larmes aux yeux de Mevanor. Jamais il n’aurait pensé que la situation pourrait s’envenimer à ce point.

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