Sa première sensation, outre le vertige et le réveil brutal, fut l'entrave douloureuse de ses poignets coincés dans son dos. Elle ne réalisa que plus tard que ses chevilles l'étaient aussi, empêchant tout mouvement, outre ce tremblement continu de son corps contre le cuir sur lequel elle était affalée. Les paupières douloureuses, elle mit du temps à s'habituer à la luminosité éclatante et, de ce fait, à comprendre que le vrombissement qu'elle percevait n'était pas que le résultat de sa migraine naissante. Un moteur. Un moteur puissant lancé à pleine vitesse. Elle battit des cils à plusieurs reprises, distingua progressivement les contours d'une banquette, puis le dossier d'un siège face à elle, un appui-tête, et par-delà, le pare-brise crachant son flot de lumière aveuglante. Elle voulut se surélever pour distinguer à travers la fenêtre, y découvrir un indice quelconque sur l'endroit où elle se situait, mais l'ébauche de mouvement suffit à irradier son corps d'une douleur cuisante. Elle ne s'était pas redressée d'un centimètre qu'elle retombait déjà sur le cuir en ravalant un gémissement. Les tempes au supplice, elle entendit son bourreau réagir, se réjouir de son réveil douloureux.
— Bon retour parmi les vivants, disait-il avec entrain, lui jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.
Elle voulut bouger à nouveau, mais ses liens lui arrachèrent une exclamation de douleur, tandis qu'ils entaillaient la chair de ses poignets.
— Hum, désolé pour ça, poursuivait Pierre une moue contrariée aux lèvres. Mais je te connais suffisamment bien pour savoir que, sans cette précaution, tu n'aurais pas manqué de chercher à me fausser compagnie. Tiens-toi tranquille, mon ange, nous sommes bientôt arrivés.
Arrivés où ? Pourquoi s'adressait-il à elle comme s'il la connaissait depuis des années, et instaurait une forme d'intimité qu'ils n'avaient jamais partagé ? Pourquoi l'avoir enlevée en pleine rue et ficelée de la sorte pour la jeter sur la banquette arrière de son bolide ? Sur le sol, son sac avait été balancé, lui aussi, et dégueulait son contenu sur la moquette. Un baume à lèvres, des clefs, sa carte d’identité, et un carnet de notes. Toujours pas de portable. Rien de bien utile, hormis les clefs, peut-être ? Si seulement elle pouvait parvenir à balancer ses jambes, alors peut-être que du pied elle pourrait tenter de les ramener à hauteur de visage, et...
— N'y songe même pas, l’avertit son ravisseur.
De son bras s'allongeant, il fouilla l'espace au sol, trouva le jeu de clefs et le fit disparaître sous sa grande paume. Une seconde plus tard, et sans avoir quitté la route des yeux, il balançait l'objet sur le siège passager. La détresse, la peur et l'incompréhension supplantaient la colère et la laissaient sans voix, catatonique, affalée sur cette banquette arrière, un étau lui enserrant le crâne, les membres extrêmement douloureux, le cœur battant à tout rompre.
— Ne me regarde pas comme ça, tu ne me laisses pas le choix. Tu imagines quoi ? Que ça me réjouit ? J'aurais préféré que ça se passe autrement, cette fois. J'ai tout fait pour que ça se passe autrement, mais non contente de t'obstiner, tu me compliques la tâche, m'induisant volontairement en erreur. Il faut me croire, Moira, je ne suis pas le méchant de l'histoire.
Moira ?!
— Relâche-moi, gémit-elle, malgré tout, des larmes de douleur lui longeant les cils.
— Je ne peux pas faire ça, mon amour. Si tu m'avais écouté, si tu m'avais laissé faire, les choses seraient sensiblement différentes aujourd'hui. Malheureusement, tu es allée trop loin, et je ne peux plus te couvrir. Je suis déçu, évidemment, et triste de devoir en arriver à de telles extrémités, mais tu ne me laisses pas le choix. Je n'ai pas le choix ! Je ne suis pas décisionnaire.
Sa voix s'était faite plus forte, tellement plus brutale. Il s'était délesté de cette jovialité si terrifiante pour faire brusquement preuve de cette colère, celle qui l'avait conduit à agir de la sorte. Elle ne comprenait rien à son discours, pas un seul mot, rien n'avait de sens, de ces surnoms qu'il lui donnait sans en avoir la légitimité, à ses pseudos excuses qui étaient censées justifier l'injustifiable.
— Tu crois que ça me fait plaisir ? Tu crois que si j'avais pu, je n'aurais pas opté pour une autre fin ? C'est de ta faute, tout ça, bordel ! Ton obstination en est l'unique responsable ! Je n'ai jamais rien désiré d'autre que ton bonheur, mais plutôt crever que de le laisser gagner une fois encore !
« Le » laisser gagner ? Syssoï ? C'était donc pour cela qu'il l'avait enlevée, par simple et ridicule rivalité ? Parce qu'il ne supportait pas l'idée qu'elle puisse choisir le danseur plutôt que lui ? Astrée ne l'avait jamais envisagé de manière romantique, elle n'avait jamais eu envie de plus avec lui, ne s'était jamais trouvée attirée par lui. Visiblement, il n'en allait pas de même de son côté, et le « mon amour » dont elle se trouvait affublée, laissait entendre qu'il avait carrément fantasmé cette relation.
— C'est donc de ça qu'il s'agit ? De Syssoï ? J'arrêterais de le voir, si c'est ce que tu veux.
Elle cherchait à le faire parler, l'obligeait à se concentrer sur la conversation en plus de la route, pendant qu'elle tentait, vainement, de défaire les liens dans son dos, écorchant un peu plus ses chairs à vif à chaque essai.
— Tu n'en as jamais été capable, pourquoi cette fois-ci serait-elle différente ? J'aimerais vraiment pouvoir te croire, mais j'ai suffisamment d'expérience pour savoir quand tu me mens. Tu n'as jamais été très douée pour ça, à croire que tu n'as pas totalement perdu de ton innocence. Je sais que je devrais te détester autant que je déteste chaque cellule de son être, pourtant je continue de vouloir te sauver de toi-même, je continue d'espérer que tu puisses être pardonnée. Je connais les lois qui régissent notre race, mais quand bien même le péché ne se trouvait pas préexistant, tu as tout de même été séduite. Si ce n'était pas pour lui, tu ne serais pas tombée... Pourquoi tu t'obstines à reproduire les mêmes erreurs ? Pourquoi tu ne me laisses pas te sauver, Moira ?
Elle observa son profil avec stupeur. Elle ne trouvait plus dans son discours que l'ombre d'un fanatisme terrifiant. Innocence, Pardon, Péché, Sauver ; un champ lexical qui lui laissait entrevoir l'ampleur de sa folie. Et sa terreur se teinta de colère.
— Parce que je ne suis pas Moira, espèce de grand malade ! cracha-t-elle, toute prudence oubliée.
— Moira, Jeanne, Dagmar, Hypathie, Messaline, Aelis, Astrée... Tu as eu bien des prénoms, mon amour, mais pour moi tu resteras éternellement Moira... Mon épouse.
— Ton épouse ? s'étrangla-t-elle, la bile lui remontant de l'œsophage directement dans le gosier.
— Évidemment, tu ne te souviens pas. J'aurais aimé pouvoir attendre que ça te revienne, les choses auraient probablement été très différentes alors, mais nous n'avons plus le temps. Tu as choisi de ne te rappeler que de lui, je ne peux pas te le reprocher, ces souvenirs-là sont infiniment plus nombreux. Cependant j'aurais aimé que, pour une fois, ce soit de moi que tu te rappelles en premier.
Il était fou. Un fou dangereux, le genre de fou à qui on ne pouvait faire entendre raison, le genre de fou avec lequel aucune négociation n'était possible. Elle aurait beau essayer d'aller dans son sens, de lui promettre tout ce qu'il voudrait, elle se savait condamnée. Il l'entraînerait jusqu'aux confins de sa folie, il ne la libérerait jamais.
— Il n'y en a jamais eu que pour lui... poursuivait-il, indifférent aux larmes de terreur de sa captive dans son dos. J'aurais dû m'en débarrasser immédiatement comme en Ecosse, mais on ne m'a pas laissé faire. Ils ne voient pas les choses comme moi, ils ne croient pas en ton innocence. Vingt ans que je le prépare, vingt que je le formate, vingt ans que je crée un monstre, et une minute pour que tu foutes tout en l'air !
Les cahots de la route se firent plus douloureux contre son dos. Il avait ralentit, et s'engageait dans ce qui devait être un axe plus modeste. Astrée roula sur le dos, et chercha à voir par-delà la portière opposée. Il allait toujours trop vite, et le ciel s'assombrissait de seconde en seconde. Était-ce déjà la nuit ? Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Une lueur lui éclaboussa les yeux, et alors elle comprit : ce n'était pas la nuit, c'était la pluie. Elle distingua, tout de même, des bâtisses, preuves qu'ils se trouvaient dans une zone habitée, mais le tout défilait bien trop vite pour qu'elle ne reconnaisse quoique ce soit.
— ... L'Astre brillant, le fils de l'Aurore... Comment lui résister, hein ? La tentation incarnée. Ta seule faute aura été d'être sa convoitise, ton malheur d'être son désir le plus impétueux. Si tu savais comme j'aimerais qu'il en soit autrement...
— Pierre... implora-t-elle, les larmes ruisselant le long de ses joues, le souffle court et la peur au ventre. Je t'en supplie, dis-moi ce que tu attends de moi.
— Plus rien, mon ange... Plus rien.
Il avait immobilisé le véhicule, et une main sur le frein, il passa la paume de l'autre contre son front, puis son crâne, et accrocha ses mèches entre ses doigts crispés.
— Je n'attends plus rien. C'est trop tard.
Il se retourna, passa le buste dans l'espace entre les deux sièges, et d'un mouvement rapide et précis, coinça un chiffon entre les lèvres de la jeune femme, la condamnant au silence.
— Et tu peux te calmer sur les éclairs, mon amour, ça ne te sera d'aucun secours cette fois.
Sur ce, ses deux mains occupées à nouer le bâillon à l'arrière de son crâne, il se pencha un peu plus, et déposa ses lèvres sur le tissu recouvrant les siennes.
*
Il l'avait traînée hors de la voiture sous une pluie battante. Son visage inondé, elle ne savait plus s'il s'agissait de la colère du ciel ou de ses larmes. Au travers de ce voile quasi opaque, elle ne distinguait plus rien, mais l'odeur, les bruits, tout lui était familier. L'odeur de la terre chaude qui se gorgeait d'eau de pluie, le ruissellement de cette même eau depuis l'ardoise des toits jusqu'aux pavés sur lesquels chacun des pas de l'homme se trouvait amplifié, le grincement de la lourde porte, le gémissement du loquet en retombant mollement sur son socle de fer, et ce mélange de renfermé, de feu de bois, et de vieilles pierres. Les bruits et les odeurs de son enfance. Les bruits et les odeurs de son errance. Il l'avait ramenée à Beynac.
*
Cela faisait désormais de longues minutes qu'elle sentait le sang lui glisser jusque dans les paumes, tandis qu'elle se débattait avec ses liens. Dans les films, à force de contorsions, l'héroïne parvenait toujours, avec une facilité déconcertante, à faire glisser ses poignets entravés sous son fessier, puis ses jambes, de manière à se retrouver avec les liens devant et non dans le dos. Son buste devait être trop long ou ses bras trop courts, toujours était-il qu'Astrée ne parvenait pas à dépasser la frontière de ses reins. Il l'avait entravée avec ces liens en plastique très prisés des forces de l'ordre, et tellement plus fiables que de la corde. Avachie dans le fauteuil en cuir préféré de son père, elle observait autour d'elle à la recherche d'une idée lumineuse pour se sortir de cet enfer. En vain. Elle était à Beynac, à des centaines de kilomètres de l'endroit où elle avait été vue pour la dernière fois, enlevée par un fanatique persuadé qu'elle était son épouse réincarnée.
À force d'immobilisme, chaque fibre de son corps était un hématome en puissance, la migraine n'avait de cesse de croître en intensité, et le bâillon dans sa bouche lui en cisaillait les coins. Elle n'était plus que douleur. Douleur et terreur. Qu'allait-il faire d'elle ? Pourquoi l'emmener ici, si loin, et prendre le risque d'une si longue route, radars et péages inclus s'il n'était question que de la séquestrer ? Plusieurs fois, dans la voiture, il avait cité ce "ils" qui lui inspirait une autorité absolue, et à présent qu'elle percevait l'écho de sa voix, en grande conversation téléphonique dans le couloir, elle réalisait que ces autres n'avaient rien de fictif. Il ne s'agissait pas de la création d'un esprit dérangé, mais bel et bien de personnes réelles. Au moins une. Une personne apte à lui faire retrouver un semblant de raison, ou au contraire, à l'inciter à s'enfoncer plus encore dans sa démence ?
En face d'elle, sur la table basse, il avait déposé l'urne, celle qu'elle avait abandonnée ici en prenant la fuite. Elle avait été incapable de la ramener avec elle. Cela n'aurait plus été simplement échouer dans sa tâche, mais tout bonnement régresser. Alors elle l'avait laissée sur place en se promettant de revenir pour la dernière étape. Une étape qui lui semblait si loin désormais qu'elle gisait, ligotée, à côté des restes de sa défunte mère. Qu'avait-elle fait ? Comment en était-elle arrivée jusque-là ? Syssoï lui avait fait promettre de ne pas quitter l'enceinte de sa loge, il avait insisté. Savait-il ce qui l'attendrait alors ? Se doutait-il des intentions de Pierre ? Comment aurait-il pu ? Pour la première fois depuis leur rencontre, elle regrettait de ne pas lui avoir obéi, elle regrettait de ne pas l'avoir pris au sérieux. Où était-il, maintenant ? Est-ce qu'il s'inquiétait ? Évidemment qu'il devait s'inquiéter, lui qui angoissait dès qu'il n'avait plus l'absolu contrôle.
Et son frère ? Son cher petit frère... Elle était persuadée de l’avoir perçu se matérialiser à quelques mètres d’elle alors qu’on l’enlevait. Était-ce réel ? Ou bien attendait-il encore dans l’habitacle de la Mini garée elle ne savait trop où ? Pâris... Si seulement elle n’avait pas eu ce bâillon, peut-être aurait-elle pu crier son nom, l’obliger à apparaître. Mais aurait-elle seulement accepté l’idée de le mettre en danger à son tour ? Sa gorge se serra et le chiffon se mouilla un peu plus.
Bientôt, dans le couloir, la conversation cessa, et les pas se firent plus pressants, plus présents à mesure qu'il se rapprochait. Il avait allumé un feu dans la cheminée, et ce fut face à ce dernier qu'il décida de s'installer. Son portable contre la hotte aux armoiries de la famille de Beynac, il s'étira avant de s'y appuyer, le regard perdu dans le foyer rougeoyant. Elle avait fait un rapide calcul, il devait être sur les coups de vingt-deux heures. Pierre avait conduit d'une traite, engloutissant les kilomètres à toute vitesse. Mais pourquoi ? Il resta un long moment immobile face au feu, avant de revenir vers elle et lui ôter son bâillon humide.
— C'est ici que s'achève ce chapitre, l’informa-t-il, contrarié mais serein, en s'accroupissant devant elle. J'ai bien essayé de t'obtenir un sursis, mais il n'en est plus question... Tu n'aurais pas dû me mentir, mon ange.
D'un mouvement de cou, elle voulut échapper à ce revers de main qui se fit caresse contre sa joue. Peine perdue, puisque dans un sourire, il y revint, et prit un plaisir malsain à faire durer le désagréable contact.
— Si Morgane ne m'avait pas appris t'avoir croisée chez Syssoï, probablement aurais-je pu croire, encore longtemps, que nous nous trouvions dans une phase de répulsion. Après tout, c'était déjà arrivé une fois auparavant. Tu n'étais pas censée te méfier de moi, mais de lui. Tu n'étais pas supposée te souvenir de lui, mais de moi. J'aurais même pu t'y aider.
Morgane ? C’était qui, ça, encore ? La seule personne qu’elle avait croisée était Nathanaël, et… Et la femme aux seringues ! Comment avait-elle pu oublier cette intruse qu’elle avait pris pour une maîtresse de passage, alors qu’elle n’avait été autre que la kinésithérapeute du danseur ? Et donc la collègue de Pierre ?
— Je ne sais pas de quoi tu me parles, tenta-t-elle malgré tout.
— Je te parle de tes régressions, ce que toi tu appelles des rêves. Oui, mon amour, je sais à quoi tu occupes tes nuits. C'était plus simple lorsque je les partageais, je n'avais pas à ruser et espionner pour savoir à quel souvenir tu avais accédé. Tu en es à combien, aujourd'hui ?
Face à son incompréhension affichée, il ajouta :
— Je sais pour Aelìs, mais je suppose qu'il y en a eu d'autres depuis, surtout si tu as passé plusieurs nuits en sa compagnie. Bientôt, tu n'aurais même plus eu besoin de lui, les souvenirs s'imposant naturellement en devenant plus puissants. Alors, combien d'autres ?
— Trois, finit-elle par répondre à contre-cœur en détournant regard et visage afin de conserver un semblant de fierté.
— Qui ?
— Je ne sais pas.
— Qui ? insista-t-il, autoritaire et glacial.
— J'en sais rien, une italienne du XIIIème siècle, une autre de l'antiquité, Nasià, je crois, et la dernière j’ignore son prénom ou même l’époque. C'est tout ce que je sais, Pierre !
— Et pas Moira ?
Elle secoua la tête, désolée de le décevoir, désolée de ne pouvoir lui apporter ce qui semblait être son seul et unique apaisement possible. Il se releva brusquement, et alla récupérer le verre d'eau qu'il avait déposé sur la table basse quelques instants plus tôt. Une main à l'arrière de son crâne, il l'obligea à incliner la tête, le verre au bord des lèvres.
— C'est juste de l’eau, l'informa-t-il face à son évidente réticence. Je ne drogue qu'en cas d'extrême nécessité.
Peu rassurée, elle accueillit tout de même le liquide à grosses gorgées, réalisant seulement maintenant à quel point elle était assoiffée. Il l'avait assommée, il l'avait bâillonnée, transportée jusqu'ici, et désormais, étrangement, il semblait vouloir prendre soin d'elle, allumait un feu pour la réchauffer dans ses vêtements trempés, et l'assistait pour étancher sa soif. Il espérait quoi ? L'éclosion du syndrome de Stockholm ?
— Qu'est-ce que tu veux, Pierre ? finit-elle par demander après qu'il eut éloigné le verre de sa bouche.
— Ça, ça n'a plus la moindre importance. C'est allé trop loin, je ne peux plus rien faire pour toi.
— Mais si ! Aide-moi ! Aide-moi à me rappeler de Moira !
Il lui fallait gagner du temps. Au moins un peu afin de le convaincre que tout n'était pas perdu, que ce n'était pas trop tard. Elle ne savait pas ce qu'il attendait réellement d'elle, mais elle avait fini par comprendre l'importance de cette Moira. Peut-être que si elle entrait dans son jeu, elle pourrait gagner sa confiance. Il suffirait qu'il la détache, qu'il abaisse sa garde, et elle pourrait prendre la fuite. Elle connaissait le coin comme sa poche, n'importe quel villageois pourrait lui venir en aide. Ce n'est pas comme si elle était inconnue, elle était une Beynac à Beynac. Une Beynac séquestrée à Beynac. Pierre accusa un instant d’hésitation. Son regard sembla sonder le sien pour s'assurer de la véracité de sa proposition, puis secoua la tête tristement.
— Non, c'est trop tard. Je suis désolé, mon ange, mais même toi tu n'y crois pas.
— Evidemment, puisque je ne m'en souviens pas ! Tu le dis toi-même, tout changera quand ce sera le cas, et ça j'y crois ! Je me souviens très bien de la peur que j'avais de Syssoï après avoir rêvé de lui me tuant ! Ça n'a changé qu'en réalisant que ce ne pouvait pas être lui. Ce sont les rêves qui font ça ! Ce n'est pas moi qui décide, Pierre, ce sont les rêves qui influencent mon jugement.
— Ce ne sont pas des rêves ! C'est ta mémoire qui revient ! s'énerva-t-il en se retournant précipitamment face au feu et dos à elle.
— Oui, pardon, ma mémoire. Pierre, aide-moi à me souvenir de toi.
— Ça ne changerait rien.
— Mais si ! Tu l'as dit toi-même ! Je t'en supplie, fais-moi confiance...
— Non ! Tu ne comprends pas ! Tu ne sais pas ce que c'est que de se souvenir de tout, d'absolument tout ! D'avoir la tête farcie de toutes ces vies qui me rendent dingue ! Je ne peux pas t'aider à te souvenir de Moira sans le reste. Tu crois pouvoir m'aimer grâce au souvenir d'une vie ?
Il venait de se retourner et lui faisait face, son regard sombre ancré au sien. Pierre fit un pas dans sa direction pour remonter le bâillon de son cou jusqu'entre ses lèvres, la condamnant au silence et annihilant, de ce fait, toute tentative de négociation. Que lui restait-il ? La conviction qu'il était incapable de lui faire le moindre mal.
— Quel sentiment tu penses développer en te rappelant le nombre de fois où je t'ai tuée ?
*
« C’est trop tard » lui avait-elle dit en entravant son poignet pour l’empêcher de se lancer à la poursuite de cette autre elle. « Tu ne la rattraperas pas. Je le sais, je l’ai déjà vécu » avait-elle poursuivi sans qu’il ne parvienne à se débattre face à ce visage qu’il avait pris pour celui d’Astrée. Qui avait été celui d’Astrée avec quelques années de plus. « Dans quelques minutes je vais me faire enlever. C’est ainsi, tu ne peux pas l’empêcher. Alors voilà ce que tu vas faire à la place… » Et elle avait distribué ses ordres. Des ordres qu’il avait suivis scrupuleusement à défaut de parvenir à rattraper Astrée avant qu’elle ne disparaisse en plein jour.
Syssoï rabaissa la visière de son casque, et passa un coup de gant dessus pour en ôter la pluie qui s'y était accumulée durant son très bref arrêt. Le temps ne lui facilitait pas les choses. Chaque virage se transformait en potentiellement mortel du fait de l'eau stagnante et de sa vitesse. Il aurait été plus prudent de ralentir, à défaut de pouvoir s'arrêter le temps de laisser passer l'orage, mais il ne réfléchissait plus ainsi. À vrai dire, il ne réfléchissait plus du tout. Sa raison avait foutu le camp au profit d'instincts dont il n'avait jamais encore soupçonné l'existence. D'un mouvement de poignet, il redémarra la bécane et, le temps d'ôter son pied du goudron de la bande d'arrêt d'urgence, il était déjà élancé à tombeaux ouverts, et slalomait entre les rares véhicules suffisamment téméraires pour braver ce temps.
J'ai beaucoup aimé la dernière et trop courte partie. Une Astrée du futur qui explique à Syssoï comment la délivrer ? Elle a du pouvoir la petite Astrée ^^
Et on comprend mieux comment Syssoï a pu se laisser abuser et comment Astrée se faire avoir :)
Pierre, manipulateur depuis le début... bon, je n'ai toujours pas d'empathie pour lui, même si ce qui lui est arrivé est possiblement triste, faut qu'il apprenne à tourner la page au lieu de ressasser le passé encore et encore et encore ^^
Curieuse de voir arriver "les autres" ^^
Tu avais sentir venir Pierre dès son arrivée, donc ce n'est pas une grosse surprise pour toi. Dès le début, tu me disais t'en méfier et tu n'es pas la seule. Mais désormais tu sais que le mystérieux mec qui passait des coups de fil au milieu de la nuit ce n'était pas Syssoï mais Pierre. Héhé.
Et bien joué. Très bien joué même concernant l'Astrée du futur ;))