Assis sur son lit, adossé au mur, Liem regarde pensivement le halo que forment les documents sur son bureau depuis plus d'une heure maintenant. Une musique douce le berce dans les écouteurs, mais il ne l'entend pas vraiment. Ses pensées vagabondent. Il pense à la candidature et la discussion qu'il a eue avec Miyami ce matin même. Il revoit le regard chargé d'incompréhension de Marie ce week-end. Il se souvient de l'impuissance qu'il a ressentie dans la faille alors que le jeu se déroulait trop vite pour lui. Il entend les cris de frustration de son ADC alors que, pour la première fois depuis leur rencontre, ils perdent leur ligne trois fois d'affilée. Et sa résolution s'affine encore un peu.
On frappe à la porte. Non, on tambourine. Il est pris d'un pressentiment. Il pourrait faire mine de dormir. Il n'y a pas un bruit dans sa chambre. Mais je ne suis pas lâche à ce point, quand même ? Alors, il répond.
La porte s'ouvre brutalement alors qu'il enlève lentement ses oreillettes. Marie entre, et son regard est furieux. Elle est encore plus hors d'elle que contre les trois crétins à la LAN-semblée.
– C'est quoi ce bordel ? »
Sa voix est froide. À la réflexion, j'aurais préféré les hurlements.
– Ça fait quatre jours que je me demande ce que j'ai pu faire de mal ce week-end, et j'apprends désormais que tu veux nous abandonner ? »
– Je… »
– Non, tu n'as pas voulu parler pendant quatre jours, alors tu vas attendre un peu », le coupe Marie d'une voix toujours aussi tranchante. « Je ne sais pas ce qui me déçoit le plus. Que tu décides que tu n'as plus ta place avec nous, ou que tu arrêtes ta décision sans nous en parler, comme un lâche. »
Elle est debout, devant lui. Elle n'est ni grande ni imposante, mais, en ce moment, il a l'impression qu'elle pourrait le briser d'un claquement de doigts. Il a déjà vu sa détermination, mais réalise qu'il n'a jamais souhaité être son ennemi. Elle le regarde avec une expression terrifiante. Elle pense que je les trahis. Elle ne comprend pas.
– Il y a six mois, tu es venu me chercher, tu m'as dit que j'avais le niveau pour aller en Ligue française. J'ai demandé de l'aide, tu as constitué une équipe pour qu'on y aille. Tu te souviens de cet engagement qu'on a pris au Playground ? Dix-huit mois à supporter les quatre mêmes gugusses, soyez sûres de votre décision ? Et maintenant, tu fais quoi ? Tu tires au flanc ? C'est ça, pour toi, un engagement ? »
– Je ne pars pas », lâche-t-il d'une voix forte, et, pendant le peu de silence qu'il obtient, il continue, « je compte toujours être dans l'aventure. Mais de la même façon qu'il a fallu faire venir quelqu'un pour gérer nos affaires, on a besoin de joueurs au niveau. Et je n'y suis pas. »
– Pas au niveau ? Tu perds quatre malheureuses parties, parties que tu sais pertinemment qu'on risque de perdre parce que tu nous l'as dit le mois dernier, et ça y est, tu décides que tu n'as pas le niveau ? J'aurais peut-être dû abandonner la première semaine alors, quand Draz m'a humilié ? Qu'est-ce que tu en dis ? »
Liem laisse passer l'orage. Elle n'a pas bougé, elle est toujours devant lui. Il a ramené ses jambes devant lui, et la regarde, désemparé. C'est pour ça que je ne voulais pas t'en parler seul à seul. Si je chope celui ou celle qui a vendu la mèche… Il se décide quand même à répondre.
– La différence entre toi et moi, c'est que toi tu avais une marge de progression phénoménale. Ça fait cinq ans que je stagne au même niveau mécaniquement, Marie. Cinq ans. Et pendant ce temps-là, pendant que je ne regardais pas, la scène française a terriblement monté son niveau. À tel point que je dois demander à mon ADC, celle que je suis censé protéger, de prendre un héros qui peut me sortir des mauvaises situations. »
La compréhension traverse le regard de Marie, et, pendant un instant, sa fureur semble retomber. Liem en profite :
– Oui, c'est pour ça que je te fais jouer Calista. Dans un monde où les équipes ont compris que, face à nous, il faut réduire les décisions d'une partie à un ou deux moments clés, j'ai besoin d'être sûr que, quand je vais me planter – et pas si ! – l'ADC aux réflexes inhumains pourra sauver le malheureux support que je suis. Tu crois que c'est ça, ma vision du jeu à l'origine ? Que c'est ça que je veux être dans l'équipe ? »
Il allonge ses jambes lentement et Marie s'écarte, il se lève et marche jusqu'à la fenêtre. Il fait nuit noire dehors, il n'y a rien à voir, mais il a besoin de mettre de la distance avec Marie. Il reprend :
– Vous avez un potentiel de fou, Marie. Toi, Jiya, Katy, vous avez le potentiel pour aller tellement loin. Depuis qu'elle a repris confiance, Jiya a retrouvé un niveau de jeu phénoménal. Katy est à la traîne par rapport à vous deux, mais c'est uniquement parce qu'elle doute encore d'elle et qu'on lui fait jouer des personnages auxquels elle a pour le moment du mal à s'habituer. Et Blinks a beau dire qu'il n’est pas folichon, il progresse à votre contact. Il bosse ses champions presque autant que ses stratégies. Mais moi ? Je stagne depuis des mois. Je n'ai pas les réflexes. Je ne les ai jamais eus. Et j'aurai beau m'entraîner pendant des heures, j'ai atteint le maximum de mes capacités. Je ne peux pas vous ralentir. Pas alors que la première division de la Ligue française est une évidence pour vous. Pas alors qu'il y a des profils qui peuvent intégrer l'équipe et la rendre plus forte. »
Il voit la compréhension atteindre son regard. Il avait peur de ne pas réussir à lui faire comprendre. Elle ne sait pas à quel point sa décision le déchire intérieurement. Il y a eu un avant et un après cette partie au Playground. Quand il lui a dit qu'il n'avait jamais connu un tel niveau de jeu depuis Yolpa, il était encore en dessous de la vérité. Les gens ne s'en sont pas encore rendu compte, parce qu'elle n'a pas beaucoup de visibilité. Mais il doit s'écarter pour qu'elle obtienne cette visibilité, qu'elle réalise son rêve. Et intérieurement, ça lui coûte horriblement, car il n'a jamais, en dix ans de jeu, trouvé une synergie aussi parfaite avec un ADC. Il adore chaque partie qu'il joue à ses côtés, victoire ou défaite, parce qu'ils arrivent toujours à faire un petit quelque chose de génial pendant la partie. Une combinaison mécaniquement difficile, ou simplement une coordination naturelle, sans se parler. Ça va lui manquer.
– Si tu fais ça, je quitte l'équipe »
La phrase le ramène à la réalité. Le choc l'immobilise alors que ses yeux s'écarquillent. La colère est de retour dans le regard de Marie.
– Le but du jeu, ce n'est ni la division 1, ni la ligue européenne, ni même gagner les championnats du monde, Liem. On a toutes été claires dès le départ. On est là pour intégrer la division 2 de la ligue française, pour montrer qu'on en est capables. Ensemble, Liem. Comme dans "toutes les cinq". Avec les forces et les faiblesses de chacune. Pas comme dans "virons le support parce qu'il est un peu à la traîne. Ah puis, tiens, en toplane elle a un coup de mou". Alors maintenant, ose me soutenir qu'on ne peut pas atteindre la Ligue française en tant qu'équipe. Vas-y, fais-le. »
Il la regarde, déchiré. Il sent ses mains se mettre à trembler et il se dépêche de les mettre dans ses poches. Son cerveau tourne à toute vitesse. Il me suffirait de mentir. Ce serait facile. De lui dire qu'avec moi, je ne vois pas la moindre chance. Mais je ne peux pas lui faire ça. Même pour son bien.
Il secoue la tête. La fureur de Marie semble s'atténuer un peu. Elle s'avance lentement.
– Tu sais ce que je pense, Liem ? Je pense que tu as peur. Tu as peur parce que ça pourrait marcher. Ton plan un peu fantasque de monter une équipe sortie de nulle part. Alors, je ne sais pas exactement ce qui t'effraie. Est-ce que c'est parce que tu as peur de retrouver le niveau pro ? Ou de te faire critiquer sur les réseaux sociaux parce que tu as raté le mouvement mécanique que les tops supports réussissent ? Mais tu oublies quelque chose Liem. On est toutes là pour toi. Je suis là pour toi.»
Il écarquille les yeux. Sa gorge se serre. Elle est maintenant face à lui, à moins d'un mètre. Son regard s'est adouci, mais sa voix est toujours ferme :
– Tu n'iras nulle part. Tu n'as pas le droit. Je suis là grâce à toi. Ce rêve de gosse, j'ai envie de le vivre avec Katy, avec Blinks, avec Jiya. Mais j'ai surtout envie de le vivre avec toi. À mes côtés, sur l'ordinateur à ma gauche. Parce que, si je joue de façon aussi confiante depuis six mois, c'est parce que le support sur ma ligne est d'un calme olympien, qu'il me rappelle constamment de respirer, que tout se passe bien. Et même si, par le plus grand des hasards, Miyami savait faire tout ça, ça ne marcherait quand même pas. Parce que Miyami n'est pas toi. Miyami ne comprendra pas ce que je vais faire avant que je le fasse. Elle ne me réconfortera pas d'un simple regard. Et je ne verrais pas dans ces yeux ce que je vois dans les tiens : une confiance absolue qui me tire vers le haut depuis six mois. Ce n'est pas Miyami que je veux à côté de moi quand la victoire qui nous ouvre la Ligue française apparaîtra sur mon écran. C'est toi. »
Liem ne peut pas détacher son regard des yeux de Marie. Elle a dit tout cela avec une détermination farouche. Il perçoit encore le sentiment de trahison qu'elle ressent dans sa posture, dans la dureté de la ridule au coin de ses lèvres. Mais il voit surtout quelque chose qu'il n'avait pas compris jusque là. Elle ressent la même chose que moi. Il ne veut pas nommer le sentiment, parce qu'il compliquerait tout. Il sait que tout cela va devoir rester enfoui, parce qu'ils n'ont pas le temps pour ça. Mais il comprend pourquoi il n'a pas le droit de partir. Et visiblement, Marie a perçu le changement dans son expression, car elle se détourne brutalement, et prend le chemin de la sortie.
– Je t'attends à huit heures demain pour notre footing matinal. Et à neuf heures trente pour nos duos habituels. J'ai besoin de bosser ma Calista. »
La porte se ferme dans un claquement, alors que Liem se demande encore s'il est doué d'une quelconque volonté propre.