Chapitre 11 : Le barrage
De la roche et de l'eau croupie
Profitant d’un moment d’inattention d’Oblin, Ada se faufila hors de la tente, où le ton commençait à monter entre Mara et Ilohaz. Encore.
Elle dévala la colline pour rejoindre le chantier et se dirigea vers les échafaudages de la rive nord, tête baissée pour passer inaperçue. Elle connaissait les lieux par cœur, pour les arpenter depuis l’automne. Après des lunes, l’été arrivait à nouveau et la construction du dernier tronçon du barrage, reliant les parties nord et sud, se terminait enfin. À présent, un véritable mur de pierre et d’acier bouchait le Fleuve dans toute sa largeur. Pour le moment, l’eau s’écoulait encore par les portes ouvertes, mais d’ici quelques sizaines seulement, les tests de mise en eau débuteraient et l’exploration pourrait également commencer.
Parvenue au pied du barrage, Ada leva la tête pour tenter d’apercevoir son frère, en vain. Elle savait pourtant qu’il s’était réfugié ici pour profiter de la vue et éviter les ronds de jambe d’une rencontre protocolaire dans laquelle il ne tenait aucun rôle. Il le faisait à chaque fois.
La jeune fille grimpa les barreaux de l’échelle qui menait au sommet de l’édifice. Elle atteignait le dernier quand un rire féminin interrompit son mouvement. Elle avait imaginé qu’il serait seul, à dessiner. Peut-être avait-il amené une conquête avec lui ? La fête du Soleil devait avoir lieu dans quelques jours… Curieuse, Ada monta discrètement jusqu’en haut et découvrit Glaë et Mevanor en grande discussion. Ils lui tournaient le dos. Involontairement, la déception s’empara d’elle. Aucune chance d’espérer une romance entre la rousse et son frère. Elle tendit tout de même l’oreille pour écouter leur conversation.
— Je suis un vieil homme qui a eu une vie ennuyeuse et je pense simplement que ces jeunes gens devraient se contenter de ce qu’ils ont, pour le bien de la Cité, imita Mevanor d’une voix excessivement bougonne.
— Enfin, Général, de toute façon c’est moi qui décide puisque c’est moi qui paie, renchérit Glaë en agitant la main et relevant le menton. Avez-vous bien vu ma robe beaucoup trop chère et encombrante pour être portée sur un chantier ?
— Bien sûr, Mara, tu as tout à fait raison ! continua son frère en changeant de personnage. D’ailleurs, tu ne voudrais pas passer un peu plus de temps avec moi ? Mon ego a du mal à comprendre que tu ne t’intéresses pas à moi.
— Bann n’est pas comme ça, interrompit Glaë en fronçant les sourcils.
Ce fut ce moment qu’Ada choisit pour s’approcher d’eux.
— Il est exactement comme ça, sinon tu ne l’aurais pas reconnu, dit-elle.
Les deux imitateurs se retournèrent vers elle, une expression un peu gênée sur le visage, mais se détendirent en voyant qu’elle était seule. Soudain intimidée de les avoir dérangés, Ada les salua du bout des lèvres. Ils l’invitèrent à s’approcher et lui montrèrent du doigt la tente de Commandement, visible au loin au sommet de sa colline, de laquelle étaient sorties plusieurs personnes qui gesticulaient. Elle s’amusa avec eux à inventer les discussions qui devaient avoir lieu là-bas, puis Glaë les quitta pour rejoindre Bann. Depuis qu’elle l’avait hors de la tente, la rousse paraissait mal à l’aise, comme si elle avait peur de manquer à son devoir. En quelques lunes, Bann et Mevanor avaient subi quelques tentatives d’agression, comme n’importe quel personnage public, dont toutes avaient été facilement contrées. Ada trouvait un peu exagérée la présence d’une garde uniquement pour protéger ses frères, mais Glaë semblait prendre son rôle très à cœur. La jeune fille n’avait pas eu beaucoup d’occasions de discuter avec elle auparavant ; elle s’avérait plus sympathique que sa cicatrice sur la joue et son air toujours sérieux ne laissaient croire.
Quand Glaë fut partie, Mevanor s’assit sur le bord du mur, dos au canyon, les jambes pendantes, puis fouilla dans son sac à la recherche de son matériel de dessin. Sa sœur s’installa à côté de lui, s’efforçant de surmonter le vertige qui la prenait de se trouver si près du vide. Il lui montra quelques croquis qu’il avait esquissés : le barrage, les falaises, la lisière de la forêt, la vallée. Le vent doux du début de l’été les enveloppait comme une caresse et soulevait les coins des feuilles de papier que Mevanor sortait et rangeait les unes après les autres.
— Mara parle souvent de toi, déclara soudain le jeune homme. Tu as passé beaucoup de temps avec elle ?
— Maman et papa ne l’aiment pas, répondit Ada en esquivant vaguement la question, mais elle est très gentille avec moi. J’apprends plus avec elle qu’en suivant Oblin toute la journée.
Son humeur s’assombrit à l’évocation de son tuteur. Ce n’était pas de la faute du conseiller si elle s’ennuyait, il ne faisait que son travail, mais elle ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir un peu pour avoir accepté de la prendre en apprentissage. S’il avait refusé, s’ils avaient tous refusé, peut-être aurait-on pu lui enseigner un vrai métier au lieu de passer ses jours à écouter des administrateurs et des chefs de corporations se disputer sur des futilités.
Ada s’efforça de sourire à son frère pour donner le change, sans grande conviction.
— Qu’est-ce qui te rend triste ? Devenir administratrice ?
Du dos de la main, elle essuya une larme qui roulait le long de sa joue, puis pointa le bras vers la colline où de petites silhouettes discutaient.
— Je ne comprends pas les parents. Pourquoi faire de moi leur héritière et ensuite soutenir Bann coûte que coûte ? Regarde-le ! Il adore se trouver au centre de l’attention, les gens le respectent. Il a bien plus l’étoffe d’un administrateur que moi. Aujourd’hui, il s’en fiche, mais demain il me détestera.
Des amis qui deviendraient des ennemis. Plus elle y pensait et plus elle redoutait la détérioration de la relation qui la liait à son aîné. Quand ses parents ne seraient plus là, qui pouvait croire qu’il accepterait de vivre sagement dans un quartier dirigé par sa petite sœur ?
Pendant un bref instant, Mevanor la regarda, démuni, avant la prendre maladroitement dans ses bras.
— Ne t’inquiète pas pour Bann, chuchota-t-il à son oreille. Il a décidé lui-même de s’engager sur ce chemin sur et ne peut pas t’en vouloir. Quant à toi, tu t’en sortiras très bien. Et tu ne seras pas seule, tu pourras épouser le garçon de ton choix pour t’épauler.
L’image de Godron s’imposa dans l’esprit d’Ada qui éclata en sanglots. Depuis leur rupture, une année avait presque passé, pas son chagrin. Elle savait que c’était stupide de s’accrocher à un amour de jeunesse, qu’elle devait l’oublier, qu’elle ne pouvait pas le pleurer jusqu’à la fin de ses jours. En réalité, elle ne regrettait pas tant son amour perdu que l’insouciance des moments qu’ils avaient vécus ensemble, quand tout paraissait encore facile et léger. Et maintenant qu’elle était l’héritière d’un quartier puissant, comment pourrait-elle faire confiance à un homme qui la courtiserait ?
Mevanor dut comprendre qu’il n’arriverait pas à la réconforter avec des mots. Il s’écarta d’elle, sortit une flasque de son sac et la lui tendit. Elle but une gorgée prudente.
— Qu’est-ce que tu fabriques avec une gourde de… C’est quoi, une liqueur de fruits ?
— Ça peut servir, sourit-il en haussant les épaules.
Ada prit une rasade plus franche. L’amertume de la boisson la fit grimacer. Elle raconta à son frère son aversion pour la politique malgré la bienveillance d’Oblin, ses craintes d’un avenir terne et solitaire. Abandonnée par son amoureux, par sa meilleure amie et même par ses aînés, elle se sentait désespérément seule.
Lassée par ses propres malheurs, elle finit par orienter la discussion vers un sujet plus agréable. Elle attendait avec impatience la fin de la construction du barrage et se réjouissait des découvertes promises dans le canyon. Elle inventait des cavernes remplies de créatures extraordinaires, des mines de pierres précieuses, des sanctuaires sacrés gardés par les Dieux eux-mêmes. Plus elle décrivait les merveilles qu’elle se figurait et plus le sourire de son frère se figeait.
— Je ne sais pas si on découvrira les trésors que tu imagines, finit-il par lâcher après un moment de silence. Le plus probable c’est qu’on ne rencontre rien d’autre que de la roche et de l’eau croupie.
— Enfin, Mev, vous avez convaincu toute la Cité de construire ce barrage pour savoir ce qu’il y a là-bas ! Tu ne peux pas croire qu’on ne trouvera rien ! s’exclama la jeune fille en fronçant les sourcils.
Mevanor semblait embarrassé. Il chercha ses mots, les yeux fuyants, puis prit finalement la parole, les mains levées en l’air comme pour se dédouaner.
— En fait, on voulait comprendre où va l’eau du Fleuve. C’est pour ça qu’on est partis explorer le gouffre, se justifia-t-il. Mais il est plus profond que la hauteur de ce barrage, et plongé dans l’eau et l’obscurité. Même en descendant avec des cordes et des lampes, on n’a rien vu du tout.
— Bann a pourtant juré qu’il avait aperçu un passage !
D’abord abasourdie, Ada sentit la colère monter en elle alors qu’elle prenait conscience de la situation. Bann, bien sûr. Sans passage, pas d’exploration. Et sans exploration, pas de gloire. Les belles paroles de son aîné ne se révélaient rien d’autre que des manipulations pour attirer l’attention sur lui. Comment avait-il pu mentir à sa propre famille ? À la Cité entière ?
Elle ferma les yeux et inspira longuement. Elle ne voulait pas y croire. Pas cette fois, pas sur un sujet aussi important. Quand elle rouvrit les paupières, Mevanor semblait au bord des larmes. Prise de pitié, elle lui tendit la flasque et il but une grande gorgée d’alcool.
— J’aurais dû l’en empêcher, mais la situation est devenue incontrôlable si rapidement… Cela fait bien longtemps qu’il est trop tard pour revenir en arrière. Il ne reste qu’à prier pour que Bann ait une illumination lorsqu’on ira là-bas avec l’expédition officielle.
— Et s’il n’y a vraiment rien ? Aucune galerie, aucun passage ? Vous détruisez le barrage ? s’agaça Ada.
— L’eau s’écoule bien quelque part… Nous suivrons son chemin le plus loin que nous pourrons et nous finirons sûrement par tomber sur un conduit qui pourra rendre notre mensonge réel. Sinon… Bann n’est pas du genre à fuir ses responsabilités. Nous ferons en sorte que tout le monde sache que nous avons menti depuis le début, et que ni toi ni les parents n’étiez au courant. D’ici là, tu ne diras rien ?
À court de mots, Ada ouvrit la bouche puis la referma. La dernière fois qu’elle avait promis de garder un secret, cela s’était très mal passé. Cela avait même conduit à la situation actuelle. Mais là, comment les choses pouvaient-elles empirer si elle se taisait ? Il était trop tard de toute façon. Elle ne pouvait rien faire, sinon leur accorder sa confiance.
— Par le Fleuve, Mev ! Non… Je ne dirai rien, souffla-t-elle.