5..

Par maanu

Basile trouvait Martin plus à l'aise que quelques jours plus tôt, lorsqu'il était venu le voir pour la première fois. Il était moins raide sur sa chaise, se tordait un peu moins les mains et arrivait presque à le regarder dans les yeux. Il savait plus de choses, aussi. Il lui avait dit tout ce que Félix lui avait raconté depuis leur dernière rencontre. L'homme-porte-manteau, le chien d'Arthur, la dispute avec Colin.

    Lui-même aurait eu bien du mal à lui raconter tout cela. Ça c'était passé il y avait si longtemps et il y avait tellement peu repensé depuis... Il avait prévenu Martin, lorsqu'il l'avait vu rentrer quelques minutes plus tôt, lui avait dit qu'il ne pourrait probablement pas lui être d'une grande aide. Mais Martin semblait s'y attendre.

    « Je me doute que vous n'avez pas grand-chose d'autre à me raconter, avait-il tout de suite dit en entrant, en tentant même un petit rire. Mais je voulais tout de même venir vous voir. »

    Il s'était tortillé sur sa chaise et Basile l'avait regardé faire en attendant qu'il aborde le sujet qui l'intéressait.

    « Votre frère m'a raconté ce qu'il s'était passé avec Colin. Il paraît que vous l'avez mal vécu. »

    Basile fit une moue incertaine. Il avait un peu de mal à se souvenir.

    « Félix m'a dit que vous aviez beaucoup culpabilisé, après la dispute avec Colin. Que vous pensiez que c'était à cause de vous qu'il vous avait joué ce tour. Pour se venger après que vous vous soyez éloigné de lui. Ou pour se rapprocher de vous peut-être. »

    Basile eut un mouvement de tête en arrière.

    « Ah, ça ? dit-il. Oui, peut-être que je me suis senti un peu coupable, maintenant que j'y repense. Je n'ai jamais voulu lui faire de la peine.

    -Il paraît que vous avez été le premier à aller vers lui. A être son ami. »

    Basile garda un instant le silence, le visage fermé.

    « J'étais juste tellement content de passer toutes mes journées avec mon grand frère, dit-il finalement avec un vague sourire confus. J'étais si fier d'être accepté par la bande, que je ne me suis pas rendu compte que je le délaissais. Avant que les vacances ne commencent, on continuait à se mettre à côté, en classe, alors je n'avais pas l'impression de l'avoir abandonné. Mais en-dehors de l'école, c'est vrai qu'on ne se voyait plus beaucoup. Je comprends qu'il l'ait mal vécu, le pauvre... »

    Il baissa les yeux, un peu triste, coupable.

    « Mais je n'ai jamais voulu lui faire de peine, répéta-t-il. Je l'aimais vraiment bien. Il était gentil. »

    Il regarda la table, devant lui, pendant quelques secondes. Puis il cligna des yeux plusieurs fois et quand il les releva vers Martin, il lui adressa un sourire.

    « Mais c'était il y a tellement longtemps, tout ça. Je n'y pense jamais. Quand je pense à cet été-là, ce n'est pas tout ça qui me revient en mémoire. »

    Martin regardait ses mains posées sur ses genoux, comme perdu dans ses propres pensées.

    « Ce qui me revient tout de suite, continua quand même Basile, c'est notre soirée sur la plage. »

    Martin continuait à ne rien dire et il le prit comme une invitation à continuer.

    « On était tous les quatre, Félix, Léonie, Arthur et moi. Ça faisait plusieurs soirs de suite qu'on allait sur la plage jusqu'à ce que le soleil se couche, et qu'on s'ennuyait à mourir. Mais pas cette fois-là. Cette fois-là, on ne s'est pas ennuyé. Il faut dire qu'on avait une mission. Il fallait qu'on remonte le moral à Arthur et on savait que ça n'allait pas être simple. »

    Son sourire devint plus large, presque triomphant.

    « Mais on y est arrivé, dit-il. C'était plusieurs jours après que son chien soit tombé malade et depuis on ne l'avait plus vu que dévasté, mais ce soir-là on l'a enfin vu sourire. »

    Il avait le regard vague, à présent, plongé dans ces souvenirs qu'il avait un peu de mal à faire revenir à la surface, dans lesquels il n'aurait pas eu l'idée de s'immerger de nouveau. Il essayait de se rappeler le déroulé de la soirée. Il y avait eu autre chose, ce soir-là, quelque chose qui l'avait fait rire – il se souvenait s'être moqué de son frère - , mais qui l'avait aussi rendu un peu content. Il avait été heureux pour Arthur, ce jour-là sur la plage, et il avait aussi été heureux pour Félix. Seulement il ne savait plus vraiment pourquoi.

 

***

    « Ici ? » proposa Basile en s'arrêtant tout à coup, alors qu'il y avait bien dix minutes qu'ils marchaient dans le sable sans dire un mot.

    Comme tous les autres soirs, la plage était tout à eux. Choisir où s'installer n'en était que plus difficile. Les trois autres approuvèrent d'un geste vague du menton ou d'un haussement des épaules et s'installèrent autour de lui, en tailleur, les pieds nus, le visage vers la mer.

    Le vent était dans leur dos, aussi Léonie dut-elle attacher ses cheveux pour y voir quelque chose. Instinctivement, Arthur s'était assis un peu à l'écart, le menton comme rivé à ses genoux, ses longs doigts ratissant machinalement le sable. Il regardait la mer comme il aurait regardé le trottoir d'en face en attendant le bus, sans vraiment voir quoi que ce soit, perdu dans ses pensées. Basile, qui était assis juste à sa droite, lui jetait de petits regards préoccupés, aussitôt suivis d'un coup d'œil vers les deux autres. Mais Félix et Léonie étaient aussi un peu absents et regardaient vers la mer eux aussi, mais eux la voyaient bel et bien. Ils avaient tous les deux un petit froncement de sourcils et Basile devina que leur mission du jour les inquiétait tout autant que lui.

    Voyant qu'ils ne semblaient pas décidés à proposer une idée, Basile se gratta la tête en fronçant le nez, puis se racla la gorge et s'efforça de prendre un air enjoué pour rompre leur mutisme contagieux.

    « On joue aux cartes ? » demanda-t-il, en plongeant déjà la main dans son sac pour en sortir le paquet.

    Léonie et Arthur ne répondirent pas, firent mine d'être trop pris dans leur contemplation méditative. Félix, un peu plus coopératif, lui adressa un petit sourire et se leva pour se placer face au groupe, pour former un semblant de cercle.

    Basile fut ravi de cette collaboration. Il n'était pas à l'aise dans les silences de groupe. Il distribua pour tout le monde, sans chercher l'assentiment de Léonie et Arthur. Léonie, quand elle eut devant elle un paquet tout constitué, sembla s'intéresser enfin au jeu – en tout cas se tourna-t-elle à demi pour rassembler ses cartes et en faire un petit rectangle propre. Arthur, lui, n'avait pas bougé. Les autres ne prirent même pas la peine d'échanger un regard consterné et jouèrent à tour de rôle, avec plus ou moins d'entrain.

    « A toi, Arthur », fit Léonie.

    Il laissa couler un regard vers le jeu, sembla remarquer seulement à cet instant le tas de cartes informe à côté lui, en prit une au hasard et la mit mollement au centre. Il avait perdu le tour.

    « Pas de chance » fut tout ce que Basile trouva à dire, en rassemblant toutes les cartes jouées.

    Plusieurs autres tours suivirent, avec la même allégresse. Les cartes allaient et venaient dans des gestes purement machinaux. Même Basile avait abandonné son air gai et jouait avec la même somnolence que les autres. Chacun avait envie d'arrêter et attendait qu'un autre décrète que décidément il en avait marre. Cette attente dura longtemps.

 

    « Vous voulez aller près de l'eau ? » proposa soudain Félix, en regardant Léonie ramasser sa carte la plus forte pour la mettre dans son propre paquet.

    Léonie et Basile levèrent vers lui des yeux enthousiastes, dans lesquels il vit clairement que tout était mieux que ce jeu interminable.

    « Moi oui ! » s'exclama Léonie en se relevant vivement.

    Basile allait se mettre debout, lui aussi, mais Arthur répondit :

    « Pas moi. Je préfère rester ici. »

    Alors Basile se rassit, avec tout le regret du monde sur le visage. Arthur était censé être leur préoccupation du jour, il n'allait quand même pas l'abandonner pour aller barboter.

    « Non, moi non plus, dit-il. Je reste ici. »

    Léonie et Félix le regardèrent, hésitants. Il leur fit signe que c'était bon, qu'ils pouvaient y aller. Alors ils se regardèrent, tous les deux, et baissèrent aussitôt les yeux en se retournant vers la mer. Visiblement, ils auraient préféré que Basile ne les laisse pas seuls l'un avec l'autre.

    Si bien que pendant encore longtemps, Arthur et Basile assis dans le sable et Léonie et Félix marchant lentement dans l'eau, tous continuèrent à ne pas se dire un mot.


    Basile, les bras autour des genoux, vit que le soleil commençait à descendre. Il lui semblait que jamais la nuit n'avait été si longue à venir.

    Il connaissait par cœur le paysage qu'il avait sous les yeux. Il aurait pu le dessiner de mémoire, si on l'avait mis devant une feuille de papier et qu'on lui avait donné un crayon.

    En face, il y avait la mer, bien sûr. Toujours très calme, surtout le soir. A croire qu'elle aussi fatiguait en fin de journée, se faisait un peu plus paresseuse. C'était à cette heure-là que Basile la préférait. Peut-être était-ce dû à la lumière particulière qu'envoyait le soleil en se couchant, mais le bord de l'eau, à ce moment de la journée, en allant et venant doucement sur le sable, avait un air un peu irréel et des couleurs qu'il n'aurait pas vraiment su définir, mais qui lui donnaient envie de sourire. Le genre de visions qu'il trouvait si belles qu'elles le rendaient tout mélancolique, presque un peu triste sans trop savoir pourquoi.

    Et puis de part et d'autre, à gauche et à droite, fermant la plage, il y avait les rochers, à la forme éclatée. Des aiguilles de pierres, des arrondis, des arêtes toutes droites, qu'il avait toujours adoré escalader. Son frère lui disait souvent qu'il grimpait là-dessus comme un chamois sur sa montagne et il en était très fier.


    Tandis qu'il regardait devant lui, le soleil avait continué à descendre, sans qu'il s'en rende vraiment compte. Il réalisa simplement, au bout d'un moment, que la grosse sphère rouge était tout près de faire le grand plongeon et que c'était moins douloureux de la regarder.

    « C'est pas trop tôt », dit soudain Arthur, à côté de lui.

    Basile crut qu'il parlait du soleil qui se couchait, mais lorsqu'il se tourna vers Arthur pour essayer d'échanger enfin un regard un peu complice avec lui, il vit que ce n'était pas le soleil qu'il fixait. Alors il tourna la tête vers la mer, de nouveau, et regarda le bord de l'eau. Il haussa un sourcil.

    Juste en face d'eux, Félix et Léonie avaient les pieds bien plantés dans le sable, de l'eau jusqu'aux chevilles, l'un en face de l'autre. Ils se tenaient serrés dans un enchevêtrement confus de bras. Léonie avait libéré ses cheveux, si bien qu'ils avaient comme un voile flottant autour de leurs deux têtes, mais Basile et Arthur n'eurent aucun mal à voir qu'ils s'embrassaient, peut-être depuis longtemps. Juste derrière eux, englobant leurs deux silhouettes immobiles, le soleil venait juste de toucher l'eau.

    « On dirait l'affiche d'un film nul », dit Basile, un peu gêné.

    Aussitôt, il entendit comme un hoquet près de lui, qui le laissa tout surpris. Il se tourna vivement vers Arthur, juste à temps pour le voir éclater de rire.

    Il resta un moment sidéré, un sourire involontaire flottant au coin de ses lèvres, le regarda rejeter la tête en arrière et écouta ces gloussements qu'il n'osait plus espérer. Puis, aussitôt que passa son premier moment de stupeur, il se mit à rire avec lui, dans une hilarité qui contenait beaucoup de soulagement.

 

***

    Léonie était très affairée, debout devant son petit établi de jardin encombré. Elle arrangeait ses bouquets de pivoines avec une minutie qui fascinait Martin. Ses gants pleins de terre allaient vivement entre les tiges, les égalisaient avec soin, avaient de temps à autre une petite caresse pour un pétale pâle. Elle avait sur son visage long un air concentré et grave qui la rendait un peu intimidante.

    En lui ouvrant la porte, elle n'avait pas eu l'air surpris. Martin s'était dit que Félix avait dû lui parler de ses visites. Elle ne lui avait pas serré la main, à cause de ses gants sales, et lui avait dit d'aller s'asseoir sur la terrasse. Elle lui avait demandé quelques minutes de patience, juste le temps pour elle de finir ce bouquet qui devait être prêt pour dans quelques heures. Il avait répondu qu'il n'y avait pas de problème et en avait profité pour l'observer.

    Léonie était grande, plus qu'il ne l'avait imaginé, et elle avait coupé courts ses beaux cheveux, toujours roux et désormais parsemés de fils argentés qui brillaient à la lumière. Il avait du mal à évaluer sa corpulence, engoncée qu'elle était dans sa veste de jardinage. Elle avait un visage un peu étrange. Un menton et un nez pointus entre deux pommettes saillantes, des yeux très clairs sous des sourcils très sombres, une peau très lisse sauf entre les yeux. Son expression était figée et Martin avait beaucoup de mal à décider si elle était contente d'être en train de faire ce bouquet ou simplement agacée. Ce qu'il retenait le plus de ce visage, toutefois, c'était qu'il était très beau. Il n'avait aucun mal à comprendre comment le jeune Félix avait pu tomber aussi éperdument amoureux d’elle.


    Léonie disposa délicatement le bouquet dans un vase, recula d'un pas pour contempler son ouvrage, fit un hochement de tête satisfait et enleva ses gants. Puis elle se tourna vers Martin.

    « Vous voulez du thé, au fait ? »

    Martin déclina avec un petit geste poli de la main.

    « Non merci, dit-il. J'ai bu trop de thé ces derniers jours. »

    Elle hésita une seconde, devant son établi, et demanda :

    « Du café, alors ? »

    Martin approuva d'un mouvement de la tête et Léonie rentra à l'intérieur.

    « Félix m'a dit que vous vous intéressiez à cette histoire d'il y a vingt ans ? » l'entendit-il lui demander depuis la cuisine.

    Il entendait des bruits de tasses qu'on posait, de pots qu'on ouvrait, puis de cafetière qu'on mettait en route. Il dut attendre que la machine cessât de ronronner pour répondre, ou Léonie ne l'aurait pas entendu.

    « Oui, dit-il alors. Je ne suis pas du coin, mais je connaissais des gens d'ici. Qui n'y sont plus aujourd'hui.

    -Oui, Félix m'a dit. »

    Il y eut un bruit de liquide qui coulait, puis de nouveau les tasses qui étaient manipulées et les bottines de Léonie qui arrivaient vers lui. Elle posa sa tasse devant lui, alla s'asseoir en face avec un soupir satisfait.

    « De quoi est-ce qu'il vous a parlé, exactement ? demanda-t-elle.

    -Il m'a raconté jusqu'à la dispute avec Colin. Au bord de la rivière. Il n'a pas eu le temps de m'en dire plus, il devait aller chercher le petit à l'école. Et puis moi je voulais passer voir Basile. »

    Léonie haussa un sourcil surpris.

    « Basile ? Pourquoi ? »

    Martin haussa les épaules.

    « Je ne sais pas trop. »

    Il but une gorgée de café, qu'il ne trouva pas très bon. Finalement, il préférait le thé.

    « Son frère me parle tellement de lui. Et puis de vous tous. Peut-être que ça me semble plus correct de vous rendre visite aussi.

    -Pour mettre un visage sur les noms ?

    -Quelque chose comme ça.

    -C'est pour ça que vous êtes là, alors ? Parce que je ne suis pas sûre de pouvoir beaucoup vous aider. J'en sais autant que Félix, vous savez. Rien de plus, rien de moins. Je peux vous raconter ce que je sais, mais pas ce que je ne sais pas. Et il y a beaucoup de choses que j'ignore. »

    Martin baissa la tête, contempla la surface noire de son café.

    « Ça vous arrive souvent de repenser à cette époque ? »

    Léonie se mit à hocher la tête.

    « Bien sûr. Très souvent. »

    Elle eut une petite moue.

    « Ça a été difficile pendant longtemps, pour nous. On aurait voulu savoir ce qu'il s'était passé. Mais c'était il y a si longtemps, on a appris à vivre avec l'idée qu'on ne saurait jamais. Aujourd'hui ça va. »

    Elle fit un sourire.

    « Je suis heureuse ici. Très heureuse même, depuis mon mariage. Alors j'y repense, oui, et bien sûr ça me rend triste. »

    Elle laissa couler un silence et soupira.

    « Mais la vie continue, pas vrai ? »

    Martin la regarda un instant en triturant l'anse de sa tasse de café, qu'il n'avait décidément pas envie de boire.

    « Oui, dit-il enfin. C'est vrai. »

 

***

    Félix, le poing contre la tempe et le coude sur la table, regardait les autres clients du café de ses yeux lourds. Il commençait déjà à somnoler. Le vrombissement des conversations autour d’eux lui semblait de plus en plus lointain.

    Il y avait un groupe d’hommes, juste devant, qui semblait engagé dans une conversation très animée. Il voyait beaucoup de bras passer dans son champ de vision dans de grands gestes enflammés, et des éclats de voix soudains et discordants résonnaient parfois, le sortant brutalement de sa torpeur pour quelques secondes.

    Une heure plus tôt, lorsque le groupe avait reçu ses premières commandes, un maladroit parmi eux avait renversé un peu de sa bière sur le bras d’un autre. On l’avait aussitôt assailli de cris d’encouragement et de quolibets bien sentis. A présent qu’on s’était bien enlisé dans la conversation sérieuse, lorsqu’un deuxième empoté fit à son tour valser son verre, il provoqua la rage de celui qui avait fait les frais de sa bourde, se vit qualifié de toutes sortes de noms qui n’avaient plus rien de gentiment moqueurs et eut même un geste de recul, comme s’il avait peur de se prendre un coup.

    Félix sentait bien que le sujet de conversation, devant lui, était de ceux qui divisent, mais il n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait et à vrai dire s’en fichait royalement. En réalité, il avait à peine conscience d’être en train d’assister à une dispute. Ce qui se passait autour de lui lui parvenait de façon très atténuée, très lointaine. Il avait presque le sentiment d’être déjà en train de rêver.


    Léonie, assise à côté de lui, lui secoua l’épaule. L’assemblage fragile de son coude, de son poing et de sa tête en fut ébranlé, le coude glissa contre la table, bascula dans le vide et faillit emporter la tête avec lui. Félix se redressa dans un geste brusque de la nuque, en clignant des yeux. En face de lui, Basile lui adressa un sourire goguenard. Félix se sentit très bête.

    Sentant son visage endormi devenir tout rouge, il ne se tourna qu’à demi vers Léonie.

    « Mmh ? fit-il en se frottant le visage.

    -Regarde. »

    Léonie fit glisser devant lui une serviette en papier qu’elle avait recouverte de petits dessins. Félix y coula un regard d’habitué. Elle griffonnait toujours sur les serviettes en papier.

    Avec un petit sourire hilare au coin des lèvres, elle lui fit un signe discret de la main pour lui désigner le groupe, devant eux, puis ses dessins.

    Elle avait représenté la scène, reproduit certains visages en accentuant la grossièreté de leurs traits, ainsi que certains gestes, dans des proportions exagérées. De la fumée sortait des oreilles, des cheveux, au nombre de trois ou quatre, se dressaient sur des crânes ronds ou pointus qu’ils étaient les seuls à occuper, des poings serrés tourbillonnaient dans les airs au-dessus des têtes.

    Félix émit le petit soufflement rieur que Léonie attendait et s’étira.

 

    Le chuintement de la porte du café retentit, largement étouffé par le tapage du groupe. Deux hommes entrèrent, glissèrent un regard vaguement étonné vers l’assemblée bruyante, se remirent très vite de leur surprise et se tournèrent vers le patron pour le saluer d’un sourire et d’un mouvement de tête.

    Puis ils allèrent, d’un même mouvement et sans avoir eu besoin de se concerter, vers une petite table. C’était des habitués.

    Félix se dit que Léonie avait terminé ses gribouillis juste à temps. La petite table qu’avaient choisie les deux hommes se trouvait exactement entre le groupe braillard et eux, et à présent ils leur bouchaient complètement la vue.

    Les nouveaux venus s’installèrent l’un en face de l’autre, si bien que l’un d’eux leur tournait le dos – ils ne voyaient de lui que le cercle rosé que formait sa calvitie sur le haut de son crâne - , mais qu’ils avaient une vue toute dégagée sur le deuxième homme et sur le minuscule chiot qu’il tenait serré contre lui.

    Félix fut heureux qu’Arthur ne les ait pas accompagnés ce jour-là. La vision de l’animal, qui était si petit et avait de si grands yeux, l’aurait sûrement bouleversé.

    Il y avait quelque chose d’étrange chez ce chiot et son maître. Une sorte de ressemblance inexpliquée. L’un et l’autre avaient la même lourdeur dans les traits, la même mollesse dans le regard, la même apathie dans les gestes.

    Le maître tenait l’animal dans ses bras, tout serré contre sa poitrine, comme s’il avait peur qu’il essaie de s’échapper. Pourtant le chiot ne bougeait pas, laissait pendre ses pattes et dodeliner sa tête, ne laissait échapper que quelques bâillements de temps à autre, qui lui ouvraient grand la gueule.


    Félix, Léonie et Basile, qui n’avaient jusque là accordé que très peu d’attention aux deux hommes qui venaient d’entrer, virent le crâne à moitié chauve, devant eux, faire un geste en direction de ceux qui continuaient de vociférer, un peu plus loin.

    « C’est pour l’usine qu’ils s’excitent, tu crois ? » demanda une voix qu’ils identifièrent comme étant celle du chauve, puisque le mou n’avait pas ouvert la bouche.

    Celui-ci haussa les épaules en caressant doucement le dos de son petit chiot.

    « J’imagine. »

    Le crâne à la tonsure remua de gauche à droite, lentement.

    « Je les comprends, poursuivit le chauve. Moi aussi ça m’inquiète, tout ça. »

    Il laissa passer un silence. Il attendait sûrement que l’autre dise quelque chose, mais comme il n’en avait pas l’air décidé, il lui demanda :

    « Et toi ? Tu ne crois pas qu’il est en train de nous emmener droit dans le mur, le pistonné ? »

    Il eut droit à un nouvel haussement des épaules.

    « Je ne sais pas… Il vient de commencer. Peut-être qu’il va s’améliorer avec le temps. »

    Le premier émit un rire sardonique.

    « Justement ! A peine arrivé il nous met déjà dans le pétrin… Qu’est-ce que ce sera dans un an ? »

    Le deuxième eut un geste vague de la tête.

    « Je ne sais pas. »


    Il y eut un moment de flottement lorsqu’un serveur vint demander aux deux hommes ce qu’ils allaient prendre. Quand il s’éloigna, la conversation était retombée.

    Elle reprit un peu plus tard, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.

    « Tu as entendu ce qu’on dit depuis quelques jours ? demanda l’homme à la tonsure.

    -Non.

    -Au sujet du nouveau directeur ?

    -Non. Je n’ai rien entendu. »

    Le premier homme se pencha en avant et baissa un peu la voix, mais pas suffisamment pour que Félix, Léonie et Basile ne puissent plus entendre.

    « Il paraît qu’on commence à se poser des questions sur ses méthodes, au fils à papa.

    -Ah bon ? Pourquoi ?

    -Je ne sais pas exactement, mais apparemment il y aurait du pas joli-joli là-dessous. Des façons de faire pas très honnêtes. Surtout avec les déchets de l’usine. »

    Le deuxième homme, arrêtant de caresser son chiot pendant quelques secondes, fronça les sourcils, comme pour se concentrer.

    « Qu’est-ce qu’ils ont, les déchets ?

    -Je ne sais pas trop, répéta le premier. Tout ce qu’on m’a dit, c’est que certaines personnes commencent à se demander ce qu’il en fait. Les produits chimiques, surtout... »

    Il se baissa encore un peu plus et se mit à parler encore plus bas, si bien que Félix, Basile et Léonie durent tendre l’oreille pour comprendre ce qu’il disait.

    « Tu vois la petite de l’hôtel ? La gamine des patrons ? Même pas dix ans ? Eh bien ça fait presque une semaine qu’elle est clouée au lit. Personne ne comprend ce qu’elle a. Mais il paraît que les médecins ont dit que ça pouvait venir d’une cause environnementale. »

 

***

    Martin se tenait à quelques dizaines de mètres des vieux bâtiments d’usine, prudent, les deux pieds bien ancrés dans le sol, des herbes folles jusqu’aux genoux. Il avait d’abord eu l’ambition de s’approcher le plus près possible, jusqu’aux vieilles grilles en fer, de s’imprégner avec autant de précision qu’il le pouvait de l’aspect des bâtiments, de leur agencement, de l’impression qui s’en dégageait. Mais cette impression, justement, lui avait recommandé de s’arrêter à quelques pas seulement de sa voiture, dont la portière était encore grande ouverte. Il y avait, autour de ces empilements de carrés et de rectangles blancs, comme une aura déroutante. L’ancienne usine n’avait pas un aspect effrayant, ni même intimidant, seulement il répugnait à s’en approcher davantage. La couleur passée des façades, sur lesquelles le temps avait laissé par-ci par-là des traînées ocre crasseuses, les jointures métalliques depuis longtemps recouvertes de rouille, les vitres rendues opaques par une substance verdâtre qui ressemblait à de la mousse et le bitume défoncé dont les crevasses avaient donné naissance à de grosses touffes de mauvaises herbes, tout cela lui donnait l’impression que l’usine tout entière était recouverte d’une gigantesque bulle d’air malsain, empoisonné. Il lui semblait renifler comme une atmosphère d’amiante remuée.

    Sur la route, il s’était imaginé marchant seul au milieu de la cour désertée de l’usine, franchissant les unes après les autres les grilles et les portes qui se dresseraient devant lui, arpentant les couloirs de cet endroit à part du monde des hommes et du temps. Il s’était vu avec une pointe d’excitation en explorateur des temps modernes, seul être humain à oser pénétrer cet univers inerte et silencieux de boulons et de préfabriqués.

    Maintenant qu’il se tenait là, immobile au milieu des herbes boueuses, il pensait surtout au lit qui l’attendait dans sa chambre d’hôtel. Il avait beaucoup marché dans la ville après sa discussion avec Léonie, et beaucoup pensé aussi. Il était épuisé.

    Il voulait voir de ses yeux l’endroit dont il avait tant entendu parler, dont la dégringolade avait provoqué celle de la ville entière et surtout où – selon les récits de Félix et Léonie – s’était déroulé l’acte suivant de leur histoire. A la voir ainsi, si triste et si moche au milieu de cette immense étendue de rien, il avait du mal à imaginer cette ancienne scierie comme le rouage bien huilé qu’on lui avait décrit, qui avait nourri tant de familles pendant si longtemps. Lui qui la voyait pour la première fois vingt ans après la fin de son règne, ne pourrait garder dans sa mémoire que l’image d’une ruine sale qu’il associerait, même s’il ne sentait rien à cet instant, à l’odeur âcre de la rouille.

    La nuit commençait déjà à tomber, rapidement, et rendait l’endroit encore plus insignifiant. On l’avait prévenu que le coin avait une réputation un peu louche – bien que ceux qui répandaient cette rumeur n’y aient généralement jamais mis les pieds -, et qu’il valait mieux ne pas y traîner après la tombée de la nuit. Il se remit en mouvement, fit demi-tour pour rejoindre sa voiture. Il était plus fatigué qu’effrayé, cependant, et pensait de plus en plus à son lit.

    Il avait décidé de se coucher tôt, d’être en forme le lendemain, pour faire une visite qui l’inquiétait un peu. Il voulait rencontrer celle qui avait fait irruption dans l’histoire à peu près au même moment que l’usine.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
itchane
Posté le 27/10/2023
Hello !

Un chapitre de transition avant d'en connaître enfin un peu plus sur le fond de l'histoire, même si de nouveaux éléments permettent de préciser un peu le genre de problème que l'usine a pu provoquer.
Cette conversation dans le café nous met sur la voie des déchets.
Ce que j'aime bien dans ce texte, c'est que l'ambiance est proche du fantastique et pourtant pour l'instant, tous les éléments restent réalistes, du coup on reste à la frontière du genre sans jamais la traversée, j'adore cela.
itchane
Posté le 27/10/2023
(oups, mauvais clic de ma part je n'avais pas fini mon message)

J'ai hâte de voir ce qu'Elise va venir apporter comme dynamique au récit. C'était aussi très intéressant de rencontrer Léonie.

Merci pour ce texte : )
maanu
Posté le 28/10/2023
Salut, et merci pour ton commentaire !
C'est effectivement l'ambiance que j'essayais d'installer, ravie que tu la ressentes de cette façon, et que l'histoire continue à te plaire jusque-là ! :D
Vous lisez