Ce trajet en train avait un arrière-goût de déjà-vu. Meero s’était retrouvé dans un compartiment identique à celui-ci avec Glev voilà seulement quelques mois. Il ne savait pas à l’époque que les choses allaient devenir si tordues. Par mesure de précaution, il enclencha l’anti mouchard. Si quelqu’un essayait d’écouter, il n’entendrait que du silence.
Ils roulaient depuis déjà plusieurs heures et Ankha avait fini par s’endormir, la tête calée contre la vitre. Meero, lui, ne pouvait pas se le permettre. Il aurait tout le temps de se reposer quand ils seraient bien cachés.
Avec la nuit, l’éclairage du compartiment s’était tamisé et les ombres s’étaient invitées au tableau. Elles étaient partout ; dans les coins, dans le filet à bagages et sur le front soucieux d’Ankha.
Un moment, il se perdit dans la contemplation de ce visage. On ne pouvait pas dire qu’elle était belle, ses traits s’étaient trop durcis, elle avait pris l’habitude de se méfier de tout et tout le monde. Et pourtant, là, dans ce train qui bravait la brume, son cœur se serra.
Si seulement ça avait été différent, si seulement ils n’avaient pas été obligés de se cacher des choses, de fuir vers l’inconnu. Si seulement Fleter avait été autre… Il ne savait pas si c’était possible, il n’avait jamais connu que le conflit. Dans son enfance, il se souvenait des luttes séparatistes dans le secteur d’Emina. La révolution n’avait pas emmené la paix, juste plus de morts. Comme à Catinis, il y avait eu un attentat chez lui. Il lui avait tout coûté.
Et puis, le nouveau gouvernement avait trouvé ses marques, les conflits déclarés s’étaient arrêtés, on pouvait ne plus craindre qu’une mine explose dans la rue sans prévenir.
Quand les rebelles étaient sortis de leur trou, il avait été sceptique. Ils disaient lutter contre le gouvernement, ils disaient vouloir arranger les choses. Mais leur lutte s’était traduite par plus d’attentats, par plus de morts. Si la rébellion, c’était ça, il préférait encore croupir sous la dictature militaire.
Soudain, il entendit la respiration d’Ankha se bloquer et ses yeux papillonnèrent. Quand son regard se fixa sur lui, il vit au fond de ses yeux de la peur.
Il savait que quelque chose lui était arrivé pendant l’une de ses dernières missions, quelque chose qui la hantait encore. Mais il n’avait jamais osé demander.
×
Le soleil se levait et annonçait le jour nouveau. Ici, l’éclairage était complètement différent de Muresid. L’air était si clair que toutes les couleurs ressortaient avec une netteté extraordinaire. Le vert tendre des arbres, le bleu clair de la mer, le gris mouillé des galets, le blanc mousseux de l’écume.
Ils n’avaient pas le temps d’admirer le paysage, bien sûr, mais les images restaient quand même collées à la rétine. Eux, ils se dépêchaient de rejoindre une planque. Mais pas une planque de la rébellion.
Pour y arriver, il fallait s’éloigner de la ville en longeant la plage vers l’ouest. La côte devenait petit à petit plus escarpée et certains passages ne pouvaient être passés qu’à marée basse. Meero avait trouvé ce refuge pendant les quelques mois où il était resté ici avec la rébellion. Il savait qu’il risquait chaque minute d’être grillé, il lui fallait donc un point de chute au cas où. Si à l’époque, il avait su que la rébellion connaissait tout de ses activités…
Ankha n’avait pas laissé échapper un mot depuis qu’ils étaient descendus à Zebulis. Mais à de nombreuses reprises, il la vit scruter l’horizon, les lèvres crispées. Comme si elle cherchait quelque chose. Plutôt quelqu’un, à vrai dire. Mais ce quelqu’un, elle n’allait pas le trouver. Il avait dû finir en cendres, personne n’était venu le réclamer. Dans les moments où Meero la voyait comme ça, il sentait une boule se coincer dans sa gorge. Mais il ne pouvait rien y faire. Ce qui était fait était fait. Il ne pouvait pas réparer ce qui s’était passé. Et puis, il ne l’avait fait que pour sauver sa peau. Glev n’avait qu’à se montrer moins futé.
La mer était en train d’arriver. Ses vagues se rapprochaient de la côte et certains morceaux étaient déjà complètement immergés. Il fallait qu’ils fassent vite, sinon ils allaient devoir attendre la prochaine marée basse.
Meero scruta la berge. Tout avait tellement changé avec l’arrivée du printemps. C’en était presque méconnaissable.
Mais le refuge était toujours là.
Ce n’était qu’une cavité dans la roche, un trou béant d’obscurité. Quand il l’avait exploré la première fois, il avait été étonné de voir qu’il se prolongeait profondément dans la pierre. À certains endroits, il avait même trouvé des marches. Il en avait déduit que ce refuge avait été creusé par des mains humaines, mais il ne savait pas quand. Peut-être que c’était pendant les guerres claniques, celles qui avaient mené à la fondation de Fleter, voilà déjà plus de sept siècles. En tout cas, les marches étaient usées et le sol recouvert d’une couche de sable et de poussière de galets.
L’avantage, c’était qu’avec la marée haute, l’entrée se retrouvait complètement immergée. La planque en elle-même montait en pente douce, si bien qu’il y avait pas mal de place au sec. Il y avait aussi une arrivée d’air tout au fond qui ressortait de l’autre côté du rocher, bien cachée par des buissons. C’était l’endroit parfait.
— T’es sûr de toi ? demanda Ankha en plissant le front.
— Oui. On peut rester là, le temps que je trouve un passeur.
Elle prit une inspiration et le suivit dans l’abri.
×
— Ces mercenaires que tu veux acheter… hésita Ankha.
Installés au fond du refuge, ils se trouvaient dans le noir complet. La lumière qui avait filtré par l’aération avait disparu, la nuit était tombée dehors.
— Hum ?
Il sentait sa respiration à côté de lui, et elle n’était pas tranquille.
— Ces mercenaires, tu crois qu’il est possible que ce soit eux qui aient tué Glev ?
— Pourquoi les mercenaires ?
Ankha se mura dans le silence. À tâtons, il attrapa sa main pour l’encourager à poursuivre. Il sentit la pression de ses doigts en retour.
— Quand ils m’ont annoncé la mort de Glev, ils ont pas donné de détails. Mais dès que j’ai pu, je suis revenue les voir.
— T’es revenue les voir ?
Meero eut l’impression de se recevoir un coup dans l’estomac. Et s’ils lui avaient dit quelque chose à son sujet ?
— Et là, ils m’ont donné des détails. Il y a plein de trucs qui collent pas, Meero.
— Comme ?
— Le meurtre en lui-même.
Il l’entendit reprendre sa respiration, avec difficulté, comme si elle luttait pour continuer.
— Ils disent qu’il est mort d’un coup de couteau. Au début, je pensais que c’était l’œuvre des soldats. Mais les soldats préfèrent les flingues. Et puis, ils s’embarrassent pas tellement de cacher les corps qu’ils laissent derrière eux.
— Ça aurait pu être n’importe qui, Ankha.
— Mais Gl… le corps a été caché, comme si le meurtrier ne voulait pas qu’on le retrouve. Ils m’ont dit qu’ils pensaient qu’il était juste parti et, s’ils ne l’avaient pas retrouvé, ça aurait été la version officielle. Il aurait juste déserté et personne ne se serait inquiété de le chercher. Après tout, les rebelles vont et viennent.
— Donc quoi ?
— Donc il a pas été tué par les soldats. Et ici, il reste que les mercenaires.
— Et la rébellion ?
— Quoi, la rébellion ?
— T’as jamais pensé au fait que c’était peut-être la rébellion qui l’a fait exécuter ?
Il la sentit frémir.
— Pour quoi faire ? Il faisait partie de la rébellion.
— Peut-être qu’il était devenu gênant. Peut-être qu’il avait découvert quelque chose qu’il fallait pas.
— Mais la rébellion n’exécute pas les siens.
Il y avait tellement d’indignation dans cette remarque que Meero se demanda s’il n’était pas allé trop loin. Après tout, elle avait été une rebelle pendant plus de trois ans, ils avaient largement eu le temps de lui laver le cerveau.
Il se demanda soudain s’il ne devait pas lui donner la journaliste en exemple. Sa mort faisait les gros titres des journaux clandestins et la rébellion avait le vent en poupe. Mais lui parler de ça nécessitait de lui raconter tout sur ses activités. Et ça, il préférait autant l’éviter.
— Peut-être que la rébellion a fait une exception, dit-il finalement.
Il la sentit se relever pour se mettre en position assise. Ils s’étaient débarrassés des lentilles et de la vision nocturne qui allait avec, mais il était à peu près certain qu’elle le fixait avec des yeux horrifiés.
— Mais pourquoi ?
Il y avait une telle détresse dans cette question que son cœur manqua un battement. Il s’assit à ses côtés et passa ses bras autour de ses épaules. Il fallait qu’ils s’éloignent de Fleter, il fallait qu’ils laissent toutes ces questions derrière.
×
— On fait pas dans le transport de passagers, grinça le mercenaire avec lequel Meero avait arrangé une rencontre. Trop repérables.
— Vous avez sûrement un prix.
— Non, mais c’est même pas une question de prix. On a déjà essayé et les autres crétins de soldats ont bien failli nous couler le bateau. Donc non.
— On a besoin de quitter le pays.
— Tout le monde a besoin de quelque chose. Et puis, si on s’amusait à faire les pigeons voyageurs pour tous ceux qui veulent se barrer, il y aurait plus grand monde par chez vous.
— Je vous paierai le double.
— Le double, hein ? Tu connais pas mon prix de départ.
— Donc vous avez bien un prix ?
— Bon, admettons qu’on te transporte.
— On est deux.
— Deux ? Ah non, là, faut pas pousser non plus. Un passager, c’est déjà assez d’emmerdes, alors deux…
— Je vous dis que je peux payer.
— Bon, admettons. Et tu comptes aller où comme ça ?
— En territoire neutre.
— C’est pas un coin fréquentable, ça. Bourré de coupe-gorge.
— Ça, c’est mon problème, pas le vôtre.
— Bon, admettons. Sauf que moi, j’aime pas tellement débarquer là-bas. La dernière fois, j’ai bien failli y laisser mon bateau. Ils marchent sur la tête, là-bas.
— Et vous allez où ?
— Ça, ça te regarde pas.
— Bon. Combien vous voulez pour nous déposer en territoire neutre ?
×
Meero dut attendre le matin pour revenir dans l’abri. Toute la nuit, la marée haute en bloquait l’accès. Il trouva Ankha profondément endormie, roulée en boule dans son sac de couchage, les doigts crispés sur son couteau. Même emportée par le sommeil, elle le serrait fort. Il s’assit contre une paroi et regarda un rayon de soleil entré par l’aération se perdre dans ses boucles brunes. Tout ça aurait été tellement plus simple sans elle. Il aurait pu fuir tout seul, se cacher quelque temps et ne se soucier de rien d’autre que de rester en vie. Mais avec elle, c’était différent. Avec elle, il voulait autre chose que juste survivre.
Quand le rayon de soleil atteignit ses paupières closes, il les vit frémir. Puis, elle ouvrit ses yeux lourds de sommeil et rencontra son regard.
— On embarque ce soir, murmura-t-il.
Et ankha qui a mené sa petite enquête de son côté... Il est dans la merde, elle va remontrer le fil et comprendre que c'est lui....