Sans un dernier regard en arrière, Ankha et Meero quittèrent l’abri de roche. Il était temps de se rendre au point de rendez-vous. D’ici une heure, ils auraient embarqué et d’ici quelques jours, ils seraient en territoire neutre.
En arrivant sur la plage, ils virent que le passeur n’était pas encore arrivé, ils avaient de l’avance.
— C’est comment là-bas ? demanda Ankha en fixant l’horizon, comme si elle essayait de voir par-delà la mer.
— Différent, sûrement.
Meero jugea bon de passer sous silence le fait que c’était un coupe-gorge. Ce n’était pas tant qu’il redoutait qu’Ankha fasse marche arrière, il savait qu’il en fallait beaucoup plus pour l’effrayer. Mais c’était inutile de le mentionner.
Ils auraient le temps de s’en inquiéter quand ils y seraient.
— J’avais jamais vu la mer, dit-elle, pensive.
Elle fixa un moment les mouettes qui tournaient au-dessus de l’eau, avant de se tourner vers la côte. Puis, elle reporta son regard vers lui et Meero vit un faible sourire décrisper ses traits.
Les minutes passaient et il n’y avait toujours aucune trace du passeur. Peut-être qu’il avait eu un souci. Peut-être qu’il avait changé d’avis. Ou peut-être que…
— On bouge plus !
Meero se tourna vers la voix et vit qu’elle appartenait à un soldat. Bon, s’il n’y avait que lui, ce n’était pas aussi dramatique. Mais un autre mouvement lui égratigna la rétine sur la droite. Puis un autre à gauche. Et en quelques secondes, ils étaient encerclés. Il vit Ankha tenter d’atteindre le flingue dans sa poche intérieure, mais il lui fit signe de ne rien tenter. Si les soldats les croyaient hostiles, ils n’allaient pas se gêner pour faire feu.
Deux soldats s’approchèrent prudemment d’eux, les tenant toujours en joue.
— Pas un mouvement, prévint l’un d’entre eux.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Ankha. On a plus le droit de se promener ?
— Se promener, oui.
— Alors pourquoi…
Sans prévenir, le soldat lui envoya un coup dans la mâchoire. Par réflexe, Meero voulut faire un pas vers elle pour la relever, mais le canon d’un flingue l’arrêta dans son élan. Les dents serrées, il la vit se relever et essuyer le sang de sa lèvre fendue. Jamais il ne lui avait connu un regard aussi dur. Quel abruti, le mercenaire avait dû les vendre et lui, il ne l’avait même pas envisagé une seconde.
On lui tordit les bras dans le dos et il sentit le métal des menottes autour de ses poignets. Il lança de rapides regards autour de lui, il devait bien y avoir une porte de sortie. Mais tout ce qu’il y avait, c’était les soldats, une bonne dizaine. C’était très mal barré pour eux.
On les balança dans un camion garé un peu plus loin et Meero retrouva un visage connu. Le mercenaire qu’il avait tenté d’acheter la veille était là, celui qui aurait dû les faire sortir de Fleter. Il fixait Meero et ce regard ne contenait rien d’autre que de la haine. Meero nota les hématomes qui lui tapissaient le visage et l’œil boursouflé. Il n’était pas compliqué de deviner comment les soldats avaient obtenu leurs informations.
Puis, il se tourna vers Ankha. Elle fixait le vide, les lèvres serrées. Le camion se mit en marche, et son regard vint trouver celui de Meero. Et tout au fond, il vit de la résignation. Elle ne voulait plus se battre, elle avait abandonné. Il n’aurait jamais dû lui demander de venir.
×
Le trajet en camion fut long. Beaucoup trop long. Ils ne les emmenaient pas à Zebulis, ils devaient avoir une autre destination. Et ils ne pouvaient même pas voir dans quel sens ils allaient, la bâche leur enlevait toute visibilité
Aucun des trois occupants de l’arrière du camion ne tenta de parler. À quoi bon ? Ils étaient de toute façon condamnés, ça ne servait à rien de s’envoyer des reproches.
Ankha avait fini par détourner le regard. Pourtant, à ce moment-là, c’était de ses yeux dont Meero avait besoin. Il voulait plonger dans leurs ténèbres encore une fois, peut-être la dernière. Mais elle gardait ses cils baissés sur le sol du camion. Il ne pouvait même pas tendre la main vers elle, les soldats les avaient menottés à des anneaux plantés dans le sol.
Et puis, le camion freina. Le temps s’était traîné et pourtant, c’était bien trop tôt. Depuis toutes ces années, il avait envisagé le moment où il se ferait prendre, il n’avait jamais été optimiste au point de penser qu’il passerait entre les mailles du filet. Mais maintenant qu’il y était, il sentait la peur lui bouffer les tripes. Pourtant, ça aurait été un si joli plan de pouvoir s’échapper avec Ankha.
Une fois le camion arrêté, la lumière fit irruption en même temps que les soldats. Sans un mot, ils firent sortir les prisonniers. Une fois à l’air libre, Meero jeta un regard autour de lui. Ils étaient dans la forêt. Mais cette forêt aurait pu se situer n’importe où. Il ne savait pas non plus l’heure qu’il était, il ne pouvait tout simplement pas situer cet endroit.
Mais tout ça devint soudain bien secondaire. Comme les soldats le traînaient en direction d’un bâtiment de béton gris qui manquait cruellement de fenêtres, il croisa le regard d’Ankha. Il vit ses yeux noirs s’accrocher désespérément aux siens et il sut que c’était la dernière fois qu’il la voyait.
Cette pensée lui transperça la poitrine avec une telle force qu’il s’arrêta. Il devait tenter quelque chose, il ne pouvait pas juste se laisser traîner comme un sac. Et il ne pouvait pas la laisser comme ça. Mais son mouvement fut bien vite intercepté. Un soldat lui envoya un coup dans les côtes et il tomba à genoux en se pliant de douleur. Puis un nouveau coup l’obligea à se remettre sur ses pieds.
Ankha avait déjà disparu.
×
La salle d’interrogatoire était un grand classique dans son genre. Les murs gris étaient éclairés à l’extrême par les néons et la chaise où on le fit asseoir était livrée avec de jolies menottes qui se refermèrent autour de ses poignets déjà écorchés.
Son interrogateur s’assit en face de lui. Il n’était pas bien âgé, peut-être une petite trentaine. Tout comme la rébellion, l’armée préférait les prendre jeunes, ils étaient plus faciles à formater comme ça.
— On a un chouette dossier sur vous, dit l’interrogateur. Vous avez pas chômé.
— J’ai fait de mon mieux.
— Ça paie bien, chasseur de primes ?
— Vous avez pas idée.
— Mieux que la rébellion, apparemment.
Meero ne répondit pas. Ainsi, ils savaient. Comment pouvaient-ils savoir ?
— C’est amusant, dit le soldat. Des comme vous, on en retrouve de plus en plus. De petits rebelles modèles en apparence qui sont en fait trop occupés à mener leurs petites affaires. Où est passée la flamme de la justice, hein ?
— Éteinte dans des missions inutiles.
— Je vois. Donc maintenant, vous allez me dire que vous n’avez en fait jamais été du côté de la rébellion.
— Je pourrais.
— Et ça serait vrai ?
— Peut-être bien.
Il se reçut soudain un coup dans la mâchoire. Celui-là, il ne l’avait pas vu venir.
— Et même pas fichu d’aller jusqu’au bout de ses convictions, se désola le soldat.
— J’ai pas de convictions.
— Ah non ? Et le petit voyage que vous prévoyiez ?
— Quoi ?
— On sait que vous vouliez aller en territoire neutre, le mercenaire n’a pas été long à faire parler. Et quand on va en territoire neutre, c’est pour récupérer des armes.
— Des armes ?
— Des armes. On sait que ce n’était pas pour la rébellion. Alors pour qui ?
— L’autre raison pour laquelle on va en territoire neutre, grinça Meero, c’est qu’on a besoin de disparaître.
— Donc vous vouliez disparaître ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que j’étais grillé.
— Par la rébellion ?
— Elle-même.
— Vous savez que quitter les frontières de Fleter est un crime de trahison ?
Meero serra les dents.
— Et vous savez que la trahison, c’est le chemin direct vers le peloton d’exécution ? Vous ne dites rien ?
— Vous voulez que je dise quoi ?
— Vous pouvez commencer par nous raconter comment vous vous êtes grillé.
Meero hésita. Il pouvait le raconter et peut-être espérer un geste de clémence de la part du soldat. Mais s’il racontait tout, il devrait expliquer qui était Ankha et ça la mettrait dans la ligne de mire des soldats.
Peut-être qu’ils n’avaient pas encore percuté qu’elle était une rebelle.
Non, c’était des conneries, tout ça. Bien sûr qu’ils l’avaient deviné.
L’interrogateur fit signe à un soldat et de nouveaux coups coupèrent la respiration de Meero. Il recracha du sang et garda le regard obstinément détourné de son vis-à-vis.
— Comment vous vous êtes grillé ?
Le soldat revenait déjà à la charge quand Meero prit une décision.
— Attendez.
Les coups ne vinrent pas.
— Oui ?
Après tout, il n’avait pas besoin de tout raconter.
— J’avais pour mission de tuer la journaliste.
— La journaliste ?
— Celle dont parlent tous les médias.
— Donc vous l’avez tuée ?
— Non, c’était un autre. Mais j’ai compris ce qui se passait.
— Ce qui se passait ?
Les yeux du soldat s’allumèrent soudain.
— Vous connaissez l’identité de votre employeur ? Celui qui vous a commandé son meurtre ?
— Oui.
— Qui est-ce ?
Meero plissa les yeux en fixant enfin l’interrogateur.
— La fille qui a été arrêtée avec moi, qu’est-ce qui va lui arriver ?
— Elle sera jugée. On sait que c’est une rebelle. Et si elle est reconnue coupable, elle sera exécutée.
Meero accusa le coup.
— Qui était votre employeur ? redemanda le soldat.
— Vous savez qui il était, soupira Meero.
— On le sait. Mais on a besoin de preuves.
— Donc, raisonna Meero, vous voulez que je témoigne.
L’interrogateur hocha la tête.
— Le peuple demande des faits, vous savez. Et rien de mieux que le témoignage d’un chasseur de primes chargé de tuer la journaliste.
— Bien, dit Meero après un moment de réflexion. Je témoignerai à une condition. Relâchez la fille.
— Qu’on la relâche ? Comme vous y allez.
— Relâchez-la et je parlerai.
— Vous savez que ces aveux, on peut vous les arracher par la force ?
— Et ça aura l’air de quoi, quand on me verra la gueule défoncée en train d’avouer ? Les gens se diront juste que vous m’avez tellement cogné que j’ai avoué tout ce que vous vouliez.
— La fille est une rebelle. On ne peut pas la relâcher comme ça.
— Elle est pas dangereuse.
— Et pour ça, on devrait vous croire sur parole ? Elle nous a déjà causé des problèmes il n’y a pas si longtemps.
— Elle a quitté la rébellion.
— Bien sûr. Une fois qu’on vous tient, vous devenez tous blancs et gentils.
— C’est la vérité. Si vous voulez pas me croire, exécutez-la et vous aurez jamais mes aveux.
Le soldat hésita, Meero le vit consulter ses lentilles et pianoter sur le bracelet. Il devait être en train de demander des ordres.
— Bien, dit-il finalement. On va la relâcher. Mais vous avez intérêt à nous donner un témoignage convaincant.
×
Meero était assis sur sa couchette dans la cellule. Il savait ce que tout ça signifiait.
Il allait donner un témoignage contre la rébellion, il allait fournir l’élément qui manquait au gouvernement pour la faire tomber. Quand le peuple allait apprendre que ce n’était pas l’état, mais la rébellion qui avait réglé son compte à la journaliste, il était à peu près certain que c’en serait fini des rebelles. Ils n’allaient pas survivre bien longtemps avec l’opinion publique contre eux. Et le gouvernement serait le grand sauveur.
Mais ce n’était même pas ça qui le dérangeait. Il s’en foutait finalement que la rébellion se casse la gueule et que l’état redore son blason. Il s’en foutait complètement.
Non, ce qui lui retournait l’estomac, c’était tout autre chose. Le gouvernement allait utiliser son témoignage, il allait le faire tourner partout où il pourrait, il allait rendre son visage connu et détesté de tous. Il serait le salaud qui devait tuer la journaliste.
Il n’en avait pas grand-chose à cirer de l’opinion publique. Mais ces images arriveraient tôt ou tard jusqu’à Ankha. Alors, elle comprendrait, elle verrait son vrai visage. Et il doutait qu’elle puisse le pardonner après ça.
Il soupira. De toute façon, il serait mort.
Je suis tellement mitigé sur ce perso. Mais je crois que je l'aime bien même si apparemment il ne lui reste pas longtemps à vivre...