.6.

Par Carolyn

« Si on avait une masse, au pire... »
Florence ricana entre ses dents.
« Une masse, un levier, un petit thé avec ça ?
- Non, c’est une idée qui se tient. Avec de quoi faire levier et une masse pour attaquer les gonds, on pourrait peut-être bien dégonder la porte, à défaut de pouvoir briser le reste de la serrure. Je pense qu’on s’y épuiserait bien avant que la porte ne cède. Un pied de biche, un cric… C’est tout de même pas insensé d’espérer trouver ça dans un endroit qui entretient des véhicules ! »

L’ambiance devenait électrique. Depuis l’épisode de l’échappement, l’étage leur inspirait une crainte d’autant plus palpable que tout ici leur semblait étrange. Rien n’était tout à fait à sa place. D’abord tous ces bus, qui pourraient être simplement à différentes compagnies louant des emplacements, mais pourquoi chercher à les camoufler si régulièrement, allant jusqu’à en changer les plaques d’immatriculation avant de les envoyer aux quatre coins de la France ? Pourquoi ce fatras de vieux outils, à côté de cette cabine de peinture flambant neuve ? Pourquoi les normes de sécurité semblaient-elles avoir été jetées dans les égouts, avec les sorties de secours et les systèmes d’ouverture d’urgence ?

Rien ne collait, et Florence sentait la morsure de l’incertitude sur sa nuque. Depuis des années, elle s’échinait à construire une vie bien rangée, où tout serait exactement comme il le fallait, mais il y avait toujours quelque chose pour se mettre en travers de son chemin, qu’il s’agisse d’une collègue trop bien faite, d’un homme trop porté sur le houblon, ou d’un bus arrêté dans on ne sait quel sous-sol.
Après tant d’années à souffrir de toutes ces choses mal imbriquées dans sa vie, un certain ordre ne lui était-il pas dû ?

C’est en remâchant ces pensées qu’elle s’approcha des armoires bleues. Incapable de les ouvrir, elle se mit légèrement en retrait des autres qui fourrageaient, tournant autour comme une jeune hyène timide, avant de se décider à pénétrer dans la cabine de peinture.
Seule au milieu du cocon de plastique, elle retrouvait presque un semblant de sérénité. Tout était neuf ou presque, vierge de toute souillure. On trouvait à peine quelques traces de peinture sur un tableau blanc. Le sol, lui, était impeccable. Les coûteuses servantes étaient toutes bien fermées, ce qui enchanta Florence qui détestait les tiroirs entrebâillés, à la merci du premier curieux qui passerait.
À force de faire le tour des étages et de grimper des marches, l’arrière de ses talons hauts s’amollissait doucement, et elle n’avait plus tant l’impression que ses tendons allaient finir sciés.
Elle s’accroupit entre une servante rouge et le pied du tableau blanc et jeta un regard à la ronde, plus pour passer le temps qu’autre chose. Elle ne voulait que rester dans cette petite bulle de propreté et de matériel immaculé. L’escalier gris de crasse et les lumières qui grésillaient l’angoissaient.

Passant machinalement la main derrière la servante, elle fit tinter du métal contre son fond. Des outils étaient suspendus ici à des crochets ! Comme tout le reste sous la capsule de plastique, ceux-ci étaient visiblement presque neufs, ou au moins très bien entretenus.
Florence fit courir ses doigts sur les manches de gomme, sur les manches d’acier, sur les manches de bois, concentrée. Elle y voyait peu dans ce recoin et prit donc le parti d’attraper au hasard les outils un par un.
Au bout du troisième, elle laissa échapper un claquement de langue satisfait. Elle avait dans la main gauche un pied de biche rutilant, l’étiquette même pas totalement décollée, un bout de code à barres un peu poisseux encore bien accroché.

Le métal froid au creux de sa paume, elle retrouvait le sentiment de puissance associé au rouge à lèvres carmin ou à la lingerie fine. La sensation d’avoir un atout, quelque chose en plus, même si elle était la seule à le savoir. Surtout si elle était la seule à le savoir. Ce picotement grisant au bout des membres, au creux des reins…
En sortant de la cabine à peinture, elle se sentait prête à affronter n’importe quoi. Ou n’importe qui.

Le tableau offert était singulier ; sous sa taille enserrée dans un blazer bleu sombre se déroulaient de longues jambes terminées par des talons acérés. À côté de celles-ci se balançait, dans un mouvement faussement nonchalant, un pied de biche comme neuf.

Lorsque Joseph s’en empara, les doigts de Florence se resserrèrent convulsivement sur l’objet. S’il le sentit, il n’en fit pas cas. Il se hâta vers la porte de sa démarche un peu courbée.
Elle le regarda grimper les marches, jetant en arrière un regard vers sa femme, comme si elle allait disparaître sitôt qu’il aurait passé l’angle du mur.
Elle se sentait lasse, à nouveau. La sensation de pouvoir avait disparu complètement, laissant place à un vide empli d’une odeur de gomme brûlée qu’elle pouvait presque sentir sur sa langue.
D’un regard, elle embrassa la pièce. Les camionnettes étaient toutes bien rangées. Certaines voitures, vierges encore de toute inscription, luisaient d’un blanc laiteux sous les néons. Aucun départ de feu ne semblait menacer le second sous-sol. Pourtant, il lui semblait sentir la suie se déposer dans les pores de sa peau, dans les recoins autour des ailes de son nez, sur la peau un peu grasse de ses oreilles. Elle fit un nouveau tour sur elle-même. Plus haut, elle entendit Joseph déposer contre le mur sa trouvaille ; petit et sec, il aurait besoin de Marcus pour s’attaquer à la porte.

Elle laissa son regard vagabonder dans l’autre sens, partout son champ de vision obscurci par des véhicules qui semblaient clignoter en rythme avec les néons. L’odeur de brûlé lui faisait maintenant froncer le nez ; elle avait arrêté la cigarette des mois auparavant pour préserver sa peau et ses poumons, et ne tenait pas particulièrement à ruiner ses efforts en inhalant de la fumée de plastique.
Elle pariait sur Marcus pour avoir mis le feu à quelque chose. Avec son air empoté, il aurait été capable de réduire en poussière tout l’étage en essayant de se bricoler une torche pour voir au fond d’un placard.
Quoi que Nicole ait l’air plutôt douée dans sa propre branche du bricolage… Florence s’était découvert un certain respect pour cette petite jeune femme silencieuse qui avait trouvé le moyen de déverrouiller une porte avec des aiguilles. Jamais elle ne l’aurait avoué, mais elle aurait pu considérer la fille à la queue de cheval teinte presque comme une égale.

Quasiment silencieuse, les épaules subtilement rejetées en arrière, Florence s’avançait entre les rangées de voiture. Un écho de crissement de bottes lui parvenait par intermittence, rebondissant entre les pare-chocs. Elle s’en voulait d’avoir eu peur de ce grand morceau de métal qui lui était tombé dessus , et plus encore de l’avoir montré. Elle ne pouvait pas se permettre de se conduire en pouliche affolée. Elle devait être une leader, elle devait se montrer à la hauteur. Elle n’avait pas dépensé des cents et des mille pour s’entendre dire ça à toute heure du jour et de la nuit par un formateur libidineux pour venir l’oublier maintenant que ça comptait.
Bombant un peu plus le torse, elle continua sa route entre les véhicules, inattentive aux formes sombres qui se donnaient la chasse loin à sa droite.

C’étaient les détails qui chiffonnaient Joseph. Comme toujours, il avait du mal à voir le tableau dans son entièreté, et se retrouvait focalisé sur les petites mèches qui s’échappaient d’une natte, les petits agglomérats de farine dans le glaçage d’un cake, ou les petits grains de poussière oubliés le long des plinthes. Joseph, le nez plissé et lui remontant les lunettes dans la peau du front, tentait de comprendre pourquoi ces voitures étaient soumises à des transformations si radicales et si fréquentes. S’il n’était pas invraisemblable de trouver les voitures de nombreuses compagnies au même endroit, il était un peu étonnant de voir des véhicules de compagnies locales venues du pays entier, et il était décidément bizarre de trouver des documents mentionnant des changements de peintures, de marquages et de plaques d’immatriculation.
Il était bien conscient que rien de tout ça n’était vraiment son affaire ; la seule chose à faire pour lui ici était de veiller sur sa femme, La Décideuse, Celle Qui Fait. Mais alors qu’elle fourrageait de toute la force de ses épaules noueuses dans des amas d’outils qu’il aurait été bien en peine de distinguer les uns des autres, il ressentait un tel détachement pour tout le reste de la situation qu’il fut submergé par cet esprit analytique qui aurait dû faire de lui un professeur renommé.

Alors il défit, organisa, retourna les informations, les renifla, et en lécha peut-être quelques-unes, juste pour savoir ce qui pouvait se cacher à l’intérieur.
Il fit le tour de dizaines de camionnettes et voitures de fonction propres et récentes, mais loin d’être ostentatoires. Le genre de véhicules qu’on voit partout sans les voir, avec des noms qui vous glissent sur le cerveau sans jamais vraiment s’y faire une place. En se penchant vers une vitre, sans manquer de pester contre cette sciatique qui le faisait souffrir ces derniers mois, il prit le temps de détailler le vide des tableaux de bord, l’absence totale de poussière sur leur surface noire, texturée comme une peau humaine.
Les filets à l’arrière des sièges étaient tout aussi vides, même pas distendus par une bouteille d’eau minérale ou un paquet de mouchoirs. À cette pensée, un petit tiraillement près de sa vessie le poussa à se redresser. La plage arrière offrait guère plus de surprises ; même l’étiquette de la lunette arrière avait été retirée, laissant à peine un petit rectangle encore collant.
Par acquis de conscience, il tirait parfois sur une poignée, mettait ses mains en coupe autour de ses yeux pour mieux voir, tâtait sous le retour des coffres ou dans le creux des phares à la recherche d’un levier. Rien. Rien, si ce n’était l’excitation enfantine de voir devant lui le mystère grandir et grandir, et puis l’avaler tout entier.

Comme éblouie, Nicole ouvrit les yeux. Désireuse de faire durer la sensation, elle tenta un saut de cabri qu’elle réceptionna sur son talon, envoyant comme un petit crabe lui pincer violemment l’arrière du genou. Elle était à nouveau elle-même, incapable de danser, sans mise en plis sophistiquée, mais avec toujours son petit barda, ses grosses bottes, et le cœur tiédi par sa rêverie.
Ayant tout oublié ou presque de ce qu’elle était venue chercher ici, à part rester loin de Florence et de son air de victime de catastrophe naturelle, elle se glissa au côté de Louise pour retourner chiffons et forêts.
Délicate, cette dernière ne fit pas mention du petit incident onirique dont elle avait été témoin, mais en gardait toutefois quelques questions. Elle était certaine, si certaine d’avoir presque vu les bottes épaisses décoller du sol…

Une fantastique dégringolade fut amorcée dans le petit monde de la ferraille quand Louise tira d’un coup sec sur le manche d’un outil encore anonyme, coincé derrière ce qui ressemblait à un casier à vis. Au milieu des tiroirs de plastique qui se fracassaient au sol, Louise parvint à déloger une masse de belle taille dont elle laissa choir la tête de quelques centimètres avec un « pong » retentissant.

« Eh bien, nous y voilà. On va pouvoir en faire quelque chose de cette porte ! J’ai moi-même pas mal manié le maillet, vous voulez voir ça, Nicole ? Suivez-moi donc. On va épater ces messieurs ! »

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