Certaines personnes rêvaient parfois de chute libre. Zak, lui, rêvait qu’il tombait dans les escaliers. Ce matin encore, le sursaut provoqué par une marche imaginaire le tira brusquement de son sommeil. Paupières collées et bouche pâteuse, il s’éveilla la tête alourdie par un violent mal de crâne. Comme toujours, avant même de se redresser, Zak s’empara de ses lunettes. Sa nouvelle chambre se dessina autour de lui quand il les ajusta sur son nez. Face à lui, un mur entier caché par une bibliothèque. De part et d’autre du lit double dans lequel il n’avait pratiquement pas bougé, un bureau de bois massif, une armoire, un miroir en pied et quelques plantes, suspendues par le plafond.
Une lumière pâle emplissait la pièce, filtrée par un fin voilage blanc. Les rideaux opaques reposaient de part et d’autre de la fenêtre, maintenus en place à l’aide d’une jolie cordelette à pompon. « J’ai verrouillé la porte », pensa-t-il aussitôt. « Et ce n’est pas moi qui ait fait ça ». Un frisson lui parcourut l’échine ; soit – et il en doutait fort – était-il subitement devenu somnambule, soit quelqu’un s’était introduit dans sa chambre pendant qu’il dormait. Il préféra croire qu’Anya lui jouait un mauvais tour, et s’extirpa des couvertures. Dans tous les cas, il n’avait pas enfreint la règle de Craig… mais si Anya s’en était chargée pour lui, mieux valait en avoir le coeur net sur-le-champ.
A peine posa-t-il les pieds aux sol qu’il s’effondra de tout son long sur le tapis. Ses lunettes s’échappèrent de son nez et rebondirent sous le sommier.
La douleur qui fusa dans ses genoux – heureusement qu’il ne tomba pas sur la tête – acheva de le réveiller. Un juron traversa ses pensées, mais même sa voix ne lui obéissait plus. Tous ses sens s’embrouillaient. Ses oreilles réagissaient comme si elles avaient oublié l’existence de l’équilibre, ses tympans sifflaient, son nez le piquait, sa langue lui semblait comme gonflée par une piqûre d’abeille et par-dessus le marché, des courbatures lui rappelaient à chaque geste les trop grands efforts de la veille.
Toujours à plat ventre, Zak tâtonna à la recherche de ses précieuses lunettes. Il ne voyait rien, sans elles. Pourvues qu’elles ne soient pas cassées ! D’abord guidé – sans succès – par le souvenir de leur son, il rampa un peu plus loin sous le cadre de métal forgé. Rien que de l’obscurité et de la poussière. Mais elles étaient là, il en était certain.
« Si seulement j’y voyais plus clair », rumina-t-il en silence.
La pression dans ses oreilles augmenta soudain. Quelque chose éclata contre ses tympans avec la puissance d’une balle de fusil. Il voulut s’en défendre, mais plaquer ses mains contre sa figure n’y changea rien. Coincé entre le lit et le sol, le pauvre garçon râla de plus belle. Alors qu’il s’apprêtait à abandonner, une ombre de dessina sur le tapis : la monture argentée de ses lunettes. Il s’en empara à la volée, se contorsionna pour quitter l’interstice, se cogna la tête contre une latte et enfin, les reposa sur son nez. Cela ne suffit pas à le soulager ; le pétillement dans ses oreilles devenait tout à fait insupportable. En plus, maintenant, ses verres étaient sales.
— Ch’est pas poffible…
A bout de nerfs, Zak passa les deux rectangles épais sur le revers du t-shirt qui lui servait de pyjama. Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Il n’était pas de constitution particulièrement fragile, et tombait assez peu malade, même en hiver. D'abord, quel genre de maladie mettait les gens dans un état pareil ? Et surtout… comment s'en débarrasser ? La trousse de secours au fond de son sac à dos ne contenait rien de plus que quelques pastilles pour le rhume, des gélules contre les migraines, une boîte de pansements et un tube de désinfectant. Au rez-de-chaussée, Craig les avait mené devant une infirmerie, mais dans cet état, atteindrait-il seulement le couloir ?
La porte de sa chambre s'ouvrit à la volée. Derrière, Anya le dévisagea avec des yeux comme des soucoupes.
— Hé ! Tu pourrais répondre, quand on t'appelle !
— Hein ?
— Je toque depuis dix minutes, là… c'est quoi, tout ce bruit ?
— HEIN ?
La voix d'Anya ne passait pas la barrière des acouphènes.
— Je ne t'entends pas…
Au moins, maintenant - et après tous ses efforts -, Zak parlait correctement.
— C'est vraiment pas le moment pour tes blagues pas drôles, soupira-t-elle.
— Je… je comprends rien de ce que tu me racontes !
La mine renfrognée d'Anya se changea vite en inquiétude ; il mentait trop mal pour que ce ne soit pas la vérité. Elle eut beau hausser le ton, articuler à s'en craquer les mâchoires, rien n'y fit.
— Reste calme… c'est… ça doit être à cause de… bon, j'en sais rien, mais…
Incapable de contenir la crainte qui montait, Anya piétinait les lattes grinçantes de la chambre. A ses pieds, de jolies bottines en cuir, propres et lustrées, fermées par trois lanières aux boucles dorées. Zak, qui tenait encore ses lunettes dans ses mains, se rappela aussitôt qu'il était né sans voir net au-delà du bout de son nez.
— Qu'est-ce que-
Il enfila ses lunettes. Aucune différence : il voyait déjà parfaitement bien. Étonnamment bien. Impossiblement bien. Alors, il les retira encore, juste pour vérifier. Mais aussi bizarrement que sa vision s’était réglée, le monde était redevenu flou au-delà de ses verres… et les acouphènes ne lui meurtrissaient plus les tympans. Ses cinq sens fonctionnaient comme ils avaient toujours fonctionné. Comme si de rien n’était.
— Zak… ? risqua Anya après un moment suspendue à ses moindres gestes. Ça va mieux ?
— Cet endroit va me rendre fou.
Rassurée qu’il la comprenne enfin, Anya desserra son emprise sur les longueurs de sa jupe. Zak la jaugea des pieds à la tête ; elle ne portait jamais de jupe, d’habitude. Ni de petites chaussures cirées. Encore moins de chemise à col claudine. En fait, elle ressemblait presque à une autre personne, avec ce long tartan qui lui tombait jusqu’aux mollets et son petit veston à deux rangées de boutons. Une épingle décorée d’un croissant de lune maintenait une de ses mèches rebelle au-dessus de son oreille droite. Comme ça, elle avait l’air d’une fille sage. Ou d’une grand-mère.
— Tu… t’es différente… murmura-t-il en replaçant ses lunettes.
Une grimace vexée déforma son visage.
— Et toi, t’es bizarre.
Zak sourit ; au moins, Anya avait gardé son caractère. Les doigts entortillés à la pointe d’une mèche blonde, elle le dévisagea en retour.
— Je… la pluie a traversé mon sac. Mes affaires étaient trempées, et puis… ces habits-là sont pile à ma taille. Et… comme on risque de passer quelques jours ici, mieux vaut se fondre dans la masse, non ? Ok, c’est un autre style, mais… je crois… que j’aime bien.
Ses joues rosirent.
— Bon, coupa-t-elle tout net. On descend ? J’ai faim.
Elle fit volte-face, soudain prête à partir.
— A-attend, on ne sait pas ce qui nous attends, dehors-
— On est à l’intérieur, rétorqua Anya, déjà à l’autre bout de l’appartement.
Plus elle le raillait, plus Zak bégayait.
— C’est – mais – je voulais dire… on devrait faire un plan, imaginer une stratégie pour-
— J’ai FAIM. Vu comment c’est parti, notre prochaine évasion peut bien attendre après mon petit déjeuner.
Vaincu, Zak ouvrit son armoire et enfila ce qu’il trouva ; chemise claire, pantalon rayé, même veston à boutons que celui d’Anya – en un peu plus sombre, peut-être. Grandes chaussettes grises, chaussures de cuir à légères talonnettes. Il quitta sa chambre à demi débraillé, ajustant ses bretelles et nouant sa cravate sur le chemin vers la porte.
— Enfin, souffla Anya après moins d’une minute à patienter.
Il se serait bien passé de toutes ces fioritures, mais Anya n’avait pas tort : Craig et Niko semblaient tous deux sortis des années cinquante. Se fondre dans la masse, comme elle disait. C’était peut-être une bonne stratégie de départ. En tout cas, c’était mieux que rien.
Le couloir les impressionna comme s’ils le découvraient à nouveau. Anya, qui s’y aventura d’abord, fouilla dans sa mémoire à la recherche d’une image comparable. Elle ne trouva rien d’aussi rectilignement interminable que l’aile ouest du premier étage de Passe-Serrure. Mieux valait ne pas se perdre – surtout pas lorsque son ventre gargouillait. Avec les évènements de la veille, ils s’étaient endormis sans dîner. Une douche bien chaude, et au lit. Effondrement total, sans même éteindre les lumières.
— Bon, réfléchit Zak en verrouillant l’appartement. Puisque cet endroit n’a rien de logique, on devrait rester prudents. Se contenter de retrouver le chemin d’hier et-
Un hoquet au bout de l’allée l’arrêta net.
Il y avait une fille, au sommet des escaliers. Une jeune femme d’apparence à peine plus âgée, le teint froid, les yeux fatigués, et la tête enrubannée d’un épais foulard aux nuances sanguines. Anya n’hésita pas une seconde.
« On est foutus » pensa Zak.
« On est sauvés » pensa Anya avant d’ouvrir la bouche.
— Bonjour ! Excuse-moi, on est nouveaux ici… est-ce que tu pourrais nous indiquer…
L’inconnue reprit sa marche. Sa robe d’un temps révolu ondulait le long de ses jambes, si délicatement qu’elle paraissait flotter. Elle ne leur parla pas. Elle ne scrutait rien d’autre que l’horizon de tableaux et de tapisseries. Comme si Anya et Zak n’existaient pas. Et comme si Anya et Zak appartenaient à l’Invisible, l’étrange silhouette les esquiva pour s’arrêter tout juste une porte derrière eux. L’une de ses mains se leva avec la lenteur d’un soupir ensommeillé. Une impulsion sèche tourna son poignet d’un quart sur la droite, et la poignée de la chambre douze-douze claqua net. La porte s’ouvrit à distance, le fantôme se rua à l’intérieur, et le calme revint dans le couloir.
J'ai vraiment rien à dire, à part que j'aime vraiment suivre cette histoire et jespère avoir la suite bientôt ! J'espère que le petit déjeuner sera bon et qu'une nouvelle péripétie n'en privera pas nos eux protagonistes.
A bientôt !