4 - Chambre-Monde

Il y avait, après le bar, une salle de restauration déserte. Un assemblage de tables et de fauteuils dépareillés, qui dégageait malgré tout une certaine harmonie. Deux portes se faisaient discrètes au bout de ce patchwork de cuir, de bois et velours délavé. L’une, perforée d’un hublot, menait à la cuisine. Sur l’autre, une plaque de cuivre indiquait : « réservé au personnel ». A travers le couloir qui suivit, Anya et Zak lurent, entre autres, « bureau de la vice-directrice », « administration », « comptabilité », « infirmerie »… « Infirmerie ? » releva Anya. « C’est normal, une infirmerie, dans un hôtel ? ».

Le trio bifurqua sur la droite au premier carrefour, entre « blanchisserie », et « chaufferie ». Un escalier plus haut, ils débouchèrent dans un autre couloir, assez large pour accueillir les trois marcheurs côte à côte. Un très long couloir. Avec beaucoup de portes. Les numéros se lisaient directement sur la moquette, argent sur carmin. A gauche, des nombres identiques : « Chambre 01.01 », « Chambre 02.02 », « Chambre 03.03... » mais d’abord et surtout, la salle « 00.00 », austère planche de métal soudée à son encadrement, avec un simple trou en guise de poignée. Craig la doubla tête baissée. Il ne s’arrêta pas avant la douzième porte qui indiquait, en toute logique : « 11.11 ».

— Voilà.

Un clic, un clac, et la chambre désignée dévoila ses secrets.

Le premier d’entre eux était sans doute que cette chambre ressemblait davantage à un appartement. L’entrée donnait sur une pièce à vivre, un peu étroite mais bien organisée : un canapé, une petite table avec quatre chaises, un placard à balais, une horloge au mur et un joli lustre au plafond. Et deux chambres. Anya admira l’endroit sans oser l’explorer. Elle qui s’attendait à dormir par terre, dans le froid et la poussière… mais ce n’était que partie remise. Rien ne remplacerait leur objectif ; ils s’étaient promis d’arriver à Londres, et ce n’était pas un enlèvement par un hôtel extra-terrestre qui allait les en empêcher.

En retrait, Craig ruminait en observant les clefs qui dansaient entre ses doigts.

— C’est malin. ‘Sais pas à qui donner quoi…

Zak, qui remarqua que les deux médaillons suspendus aux trousseaux portaient un chiffre identique, leva un sourcil.

— Me prend pas pour un idiot, toi, grommela Craig. Chaque clef est unique. Le Réceptionniste, il connaît pas le hasard. Si je me trompe, ça sera moche, croyez-moi.

Avant que le garçon ne puisse proposer son aide, une chaleur vive éclata dans les paumes de Craig. Il lâcha les trousseaux, surpris par l’impulsion lumineuse qui changea l’or en feu. Les clefs rebondirent sur le tapis, y laissèrent une légère trace sombre, et s’arrêtèrent, fumantes, aux pieds de leur propriétaire respectif. L’un et l’autre découvrirent leur initiale sur le revers du médaillon.

Le barman, toujours dans l’encadrement de la porte, se racla la gorge comme pour combler le vide qui devenait envahissant.

— Bon. Bah… c’est réglé, j’imagine. Et bien… voilà. Je vais… redescendre, du coup. Vous devez avoir faim, après tout ça… je vais vous chercher de quoi manger. En attendant, faites comme chez vous.

Il amorça un départ, mais se ravisa aussitôt.

— Dernière chose, avant que j’oublie : n’ouvrez les rideaux sous aucun prétexte.

— Pourquoi ? rétorqua Anya du tac au tac.

— Tu veux perdre la vue, petite ?

L’adolescente répondit par un bredouillement.

— Croyez-moi, les jeunes. C’que je vous dis, c’est pour votre bien.

Craig tenta un nouveau sourire. Le silence qui s’en suivit dura un court instant, alourdi par les mines consternées de ses deux nouveaux camarades. Quand leur s lui devint trop gênant, Craig tourna les talons et quitta leur nouveau foyer sans plus de manières.

Anya jeta un regard aux lourds rideaux opaques qui obstruaient la fenêtre du salon. C’était malin… maintenant, elle n’avait plus qu’une envie : les tirer d’un coup sec et regarder dehors. Peut-être qu’alors, Zak et elle auraient une meilleure idée d’où ils se trouvaient ? D’accord, Craig venait de le leur défendre… mais s’il mentait ? Tous les parents interdisaient à leurs enfants de parler aux inconnus. Et Anya avait appris à ses dépens à ne pas faire confiances aux adultes. Alors ce vieux type désespéré dont ils ne savaient rien… sa parole ne comptait pour pas grand-chose.

Son premier réflexe fut d’enlever ses chaussures, qu’elle déposa près de l’entrée. Son sac trop lourd trouva une place au pied du canapé. Tout doucement, elle s’avança vers les rideaux. Comment deux morceaux de tissus pouvaient-ils rendre aveugles ? Etait-ce une autre règle du Réceptionniste ? Ou une simple histoire pour les effrayer ? Elle effleura la menace du bout des doigts. Très doux. Avec une légère odeur de poussière. Jusqu'ici, rien d’étonnant.

Un fracas la fit sursauter ; derrière elle, le sac de Zak venait de basculer de la table au sol. Elle s’écarta de la fenêtre avec un rire nerveux.

— Tu m’as fait peur, gros bêta…

Zak s’était assis tout au bord de la chaise la plus proche de la porte. Il ne ramassa pas ses affaires. Il ne s’excusa pas d’avoir effrayé son amie. En fait, il ne bougeait plus. Le visage d’Anya s’assombrit aussitôt.

— Hé, Zak…

Aucune réaction. Anya s’empressa de le rejoindre. Comme sa tête penchait vers le bas, elle s’accroupit pour tenter de capter son regard, fixe et vague. Sa main rencontra les siennes, serrées sur le petit trousseau doré. A son contact, elle sentit qu’il tremblait.

— Anya… sussura-t-il. On est… on est…

Un sifflement erratique s’échappait de sa gorge.

— Respire, Zak. On va trouver des solutions.

— Quelle solution ?… On est enfermés...

Quelque chose explosa à l’intérieur d’Anya. Elle pressa ses mains sur les siennes, plus fort, comme pour ralentir les vibrations de son corps. Les réponses s’embrouillèrent dans sa bouche. Elle devait le rassurer. Vite.

— N-non... oui… c’est vrai, on peut pas sortir pour l’instant… je te promets qu’on va trouver une solution ! Et- d’accord, ça ne s’est pas passé comme prévu… mais on a réussi ! Le foyer, tout ça, c’est derrière nous…

Un petit acquiescement de Zak enhardit Anya, qui doubla la vitesse des paroles qu’elle débitait en continu.

— Ça ira. Je te jure que ça ira de mieux en mieux. Ouais, on s’attendait à… autre chose… mais avoue que c’est quand même un peu classe – enfin… c’est plus sympa que de dormir dans le froid, trempés comme ça… hein ? Allez, respire un grand coup. Avec moi.

Ils prirent une grande inspiration commune. Expirèrent ensemble, et recommencèrent. Peu à peu, le souffle de Zak retrouva une allure viable. Sous ses paumes aux phalanges blanchies, Anya sentit les doigts de son ami se détendre. Elle attendit qu’il cesse de trembler tout à fait pour s’écarter, avec une infinie précaution. Ça faisait quelques temps que ça ne lui était pas arrivé. Le cerveau de Zak turbinait toujours à toute allure, et parfois, quand la peur prenait le dessus, il s’arrêtait tout net et cessait de fonctionner. A force, Anya avait appris à reconnaître ces moments et à l’aider à les vivre le moins difficilement possible.

— Regarde... reprit-elle à mi-voix. S’ils voulaient nous enfermer, ils ne nous auraient pas laisser les clefs. Je veux dire… cet endroit s’appelle Passe-Serrure, quand même… je suis sûre qu’après tout ce qu’on a traversé, ce n’est pas quatre pauvre murs qui vont nous arrêter.

N’étant pas quelqu’un de nature particulièrement pessimiste, j’aurais pu me laisser contaminer par ces espoirs adolescents. Oui… si connaissance et expérience ne rimaient pas avec déchéance, je crois que sa détermination m’aurait fait le plus grand bien.

Enfin, un rictus redonna à Zak l’élan de lever. Ses jambes flageolèrent, mais le soutinrent malgré tout.

— Tu as raison. Ça pourrait être pire. Au moins, on est tous les deux.

Elle lui rendit son sourire.

— Alors… qui dort où ?

Les initiales sur les portes qui se faisaient face, de part et d’autre de l’appartement, mirent aussitôt fin au débat. Zak glissa sa clef dans la serrure de gauche, et Anya, dans celle de droite.

Sitôt poussa-t-elle le battant qu’un son indistinct s’échappa de sa gorge. Une sorte de cri de surprise, mêlé à l’incompréhension que provoquerait une pièce plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce n’était pas une simple chambre ; c’était un véritable palace.

Les murs étaient bleus. Un magnifique bleu de nuit, moucheté de marques dorées, reliées entre elles par endroits. Des constellations. Un décor de voie lactée. Non ; en l’observant davantage, elle comprit avec stupéfaction qu’elle dormirait au beau milieu d’une véritable – et scientifiquement correcte – carte du ciel. Quelques planètes occupaient le plafond, certaines suspendues, certaines peintes comme le splendide soleil doré d’où descendait le principal luminaire ; une lanterne digne d’un navire de pirate. Ça et là, des posters jaunis représentaient les voyages lunaires, tels qu’imaginés bien avant les premières constructions de fusées. Face au lit, large et couvert d’un amoncellement éparse de couvertures, se trouvait un bureau occupé par un globe, une lunette astronomique et des carnets de notes. Tout près, un télescope orienté vers la fenêtre attendait patiemment que l’on écarte les lourds rideaux qui lui obstruaient la vue.

Cette fois, elle se rua dans la direction opposée à la fenêtre. Sa propre salle de bain l’attendait, tout aussi propre et richement ornée que le reste de l’hôtel. Mais ce qui lui provoqua un bond de joie n’avait rien à voir avec la baignoire à pieds de lion qui n’attendait qu’elle ; il y avait, avant d’accéder à la salle de bain, un petit renfoncement à la paroi irrégulière, comme de la pierre taillée sous les impacts de météores. La surface lunaire montait jusqu’au plafond, aussi haut que ceux des châteaux.

A peine l’eut-elle vu qu’elle se délesta de son gilet, sécha ses mains sur une serviette trouvée là, ôta ses chaussettes et se hissa contre le mur. La fatigue, la peine et toutes les douleurs de cette rude journée s’évaporèrent pour quelques secondes.

— C’est pas possible... gloussa-t-elle, déjà à quelques centimètres du sol.

A ce moment, j’aurais sans doute souri, si je l’avais pu. J’avais visé parfaitement juste, pour ne rien changer. Ma première impression ne me trompait jamais. C’était la moindre des compensations pour le long voyage qui attendait Anya Mozorov. La fille qui grimpait dans les Étoiles.

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Tac
Posté le 19/08/2025
Yo !
Le rythme ralentit , mais c'est normal. Cela permet de voir les protagonistes sous une autre lumière et je trouve que c'est bienvenu. Et on en apprend plus sur l'hôtel, et je commence à avoir quelques idées sur l'identité de ce "je" qui se promène et semble connaître l'avenir !
A bientôt !
Syanelys
Posté le 13/05/2025
Hey !

Je l'attendais ton chapitre ! Anya et Zak ont bien eu leur suite personnalisée ! J'ai beaucoup aimé leur découverte de leur nouvel espce de vie qui leur font penser à leur passé en foyer.

Londres reste leur objectif, malgré ce kidnapping extra-terrestre. La vue extérieure m'intrigue mais je tiens à ce qu'Anya tienne à ses deux yeux...

Hâte de savoir ce que donne une nuit ici. Si Anya est en lien avec les Étoiles, je risque de te l'emprunter pour Éclipse :)

Sinon... Faute de frappe pour "Quand leur s lui devint trop gênant, Craig tourna les talons et quitta leur nouveau foyer sans plus de manières." ?

Au plaisir !
Aspen_Virgo
Posté le 19/05/2025
Oh ^^ ça fait plaisir de voir que tu poursuis l'aventure :)
Merci pour la coquille, je vais corriger ça !

Héhé, c'est vrai qu'elle adore les étoiles, la ptite Anya... j'ai hâte d'en révéler plus !
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