PRUDENCE.
Ma fourchette fait une chute libre pour s’écraser sur l’assiette dans un tintement insupportable.
— Attends un instant.
J’avale avec difficulté, avant de reprendre, cassante.
— Est-ce que tu es en train de me dire que tu viens de détruire le concept de mon jeu vidéo ?
Fiona Orsini ricane dans sa bouchée de blanquette de veau.
— Gneh... Onch calm, Mich Drama Queen, articule-t-elle la bouche pleine.
Ma grimace semble suffire pour lui faire comprendre d’attendre avant de marmonner. Elle termine sa bouchée, avale bruyamment, et continue d’un air nonchalant.
— Exagère pas. C’est juste que ton concept de princesse, là. Bah c’est soooo 2015, en fait.
Je fronce les sourcils et reprends ma fourchette avec une certaine hésitation.
— So 2015 ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Bah, la nana super badass qui en fait sait rien faire sans son super maître d’armes qui la couve depuis son enfance... S’tu veux, ça, c’est pas révolutionnaire. C’est Zelda all over again, quoi. Ou Mario, pareil. ’Fin, c’est pas pareil exactement, mais c’est craignos.
Je penche la tête de côté. Je ne suis pas certaine de reconnaître cette pointe de chaleur qui embrase mon cerveau et mon ventre, mais je crois que c’est de la colère.
— Tu ne peux pas dire ça. Pour ton information, sache que dans les Zelda les plus récents, la princesse a un rôle important. Et ma princesse – Princesse Eterra – n’attend pas un homme pour être libérée. C’est elle qui se bat et c’est elle qui va sauver son père.
— Oui oui, grommelle-t-elle en mâchouillant encore. Mais déjà, bah elle y arrive pas du premier coup.
J’écarquille les yeux, mais elle m’arrête d’un signe de la main.
— Nan mais ça j’dis rien, c’est plutôt réaliste. Mais pour dire que Mario, bah Mario c’est le bon gars qui y arrive toujours à la fin du jeu, tu vois. Et quand tu compares avec ta p’tite princesse, bah elle à la fin du premier jeu, elle y arrive pas. Ça fait tache. Dans l’esprit des gens qui réfléchissent pas – eh ouais, spoiler, mais dans le lot des gens qui jouent à Princesse Eterra, bah t’auras forcément des gens qui s’posent pas d’question – ça donne l’image de : « le mec il y arrive direct, et la nana elle galère ». Mais j’suis d’acc, sur le principe, c’est logique qu’elle y arrive pas direct. Mais du coup...
Elle enfourne une nouvelle bouchée énorme de blanquette dans son gosier, et sans surprise, une partie ne rentre pas et dégouline sur son menton, si bien que je me vois forcée de fermer les yeux pour me protéger de cette vision.
— Du coup, faut équilibrer avec aut’chose, tu vois ?
Agacée, je secoue la tête, rigide.
— Bah, si elle galère vraiment pour libérer papa, démerde-toi au moins pour qu’elle y arrive toute seule, nan ?
Je soupire, lasse, sur ma fourchette garnie.
— Et selon toi, comment elle pourrait retrouver ses sentiments, alors qu’elle n’a pas de souvenirs, combattre une armée, une créature maléfique, et tout ça toute seule, sans l’aide de personne ?
Sa bouche sombre se compresse dans une grimace étrange, entre l’exaspération et le mépris, je crois savoir qu’ils appellent ça « être blasé » ici.
— J’ai jamais dit qu’elle devait tout faire toute seule. Juste que ce serait cool qu’elle soit cap’ de faire deux-trois babioles sans son mec.
— Céléazar n’est pas–
— Son mec ? me coupe-t-elle, acerbe. Pas encore, je sais. Mais c’était le projet, nan ?
Ma fourchette se bloque dans ma bouche, je ne suis plus très certaine de vouloir l’ôter et de me retrouver forcée de répondre à cette question.
— C’pas la peine de faire cette tête, hein. J’ai capté direct que c’était ton plan. Faut dire que ça demande pas un génie pour deviner, hein. Niveau imprévisibilité, on r’passera.
Je me décide enfin à répondre d’une voix froide :
— Le but d’une romance n’est pas de surprendre le joueur. La romance doit apparaître comme évidente, parce que ça fait depuis des heures et des heures de jeu qu’elle se construit, au fur et à mesure de l’avancement de la narration, et–
— Ouais, mais le truc, c’est que moi je l’ai supprimée, ta romance. ’Fin j’ai demandé aux scénaristes de la virer.
Cette fois-ci, je ne maintiens plus rien, et ma fourchette s’écrase sur la table dans un grand bruit de métal.
— Pardon ?
— Quoi ? T’as pas compris ? grogne-t-elle entre deux bouchées. C’est « romance » que tu comprends pas ? Bah non, remarque, t’as utilisé le mot t’à l’heure... Bon, c’est « truc » que tu comprends pas, alors ?
Je pose mes mains à plat sur la table, et pose mon regard sur elle, de telle sorte qu’elle ne puisse plus l’éviter.
— Non. Ce que je ne comprends pas, mademoiselle Je-Ne-Me-Pose-Pas-De-Question, c’est pourquoi tu t’es permise d’interférer dans mon business, au point de prendre une décision scénaristique aussi importante sans me demander la permission au préalable, et ce d’autant plus lorsqu’elle est parfaitement contraire à mon plan d’action qui est déjà fixé depuis des mois ?
À ce moment-là, mon corps s'emprisonne dans le marbre. De la tête aux pieds, je ne sens plus mes membres, plus mes organes, ils sont comme figés, vides d’air et de sang.
Le sourire de Fiona est stellaire, il est à la fois rayonnant et inquiétant. Il dégage un pouvoir, une assurance, si dévastateurs que je pourrais aisément me jeter sur lui.
Sur elle.
...Pardon me?
Fiona reprend de sa voix railleuse et éraillée, alors je cligne des yeux pour oublier :
— T’as cherché, t'as trouvé, snow queen. Tu me demandes de prendre ta place, donc c'est ce que je fais. Et ouais, moi à ta place, je f'rais totalement pas c'que t'avais prévu de faire. C'est con, hein ?
Son rictus s'ouvre plus grand, glisse vers la malice tandis qu'elle dégage l’assiette qui se trouve sur son chemin pour se pencher sur la table.
— Tu vas faire quoi maintenant ? murmure-t-elle, dégoulinante de provocation. Tu vas reprendre ta vie d'avant ? Que tu voulais tellement oublier que t'as KIDNAPPÉ une inconnue pour t'en débarrasser ?
Elle n’a pas totalement tort et je le sais, c'est la raison pour laquelle je ne lui dis pas.
— L'objectif était que nous parvenions toutes les deux à faire illusion en collant parfaitement à l'apparence et à la personnalité de l'autre. Cette décision que tu t'es permise de prendre n'est vraiment pas–
Fiona fait cliqueter sa langue et lorsqu'elle se lève, elle le fait avec tant de lenteur, de précision, que j'ai l'impression de ne pas voir le corps d'une inconnue coincé dans un blazer, mais le mien. Elle débarrasse son assiette, la range dans le lave-vaisselle, elle est derrière moi, je sens sa présence, sa violence couler vers moi.
J’entends chacun de ses mouvements, l'air qu'elle fait bouger dans son sillage caresse mon dos.
Sa voix est comme un écho lointain derrière moi :
— Tu sais ce qu'on dit ici, en France ? Y a que les imbéciles qui changent pas d'avis. Par contre...
Dans un froissement de tissu, une bouffée de chaleur, son corps se penche vers moi, sur moi. Sa main contourne mon épaule, son torse effleure mon dos lorsqu'elle me surplombe, faufile un bras pour ramasser mes couverts.
— Et y a les cons qui sont trop cons pour savoir quand fallait changer d'avis.
Ses mots cisaillent la fierté qui sommeille en moi, pourtant ils ont ce quelque chose de caressant, de berçant qui me donnent envie de me laisser enlacer par cette insulte. Je n'ai ni le temps ni la matière pour répondre, alors mes lèvres demeurent closes.
Elle ne m'en tient pas rigueur, probablement parce qu'elle sait qu'aucune réponse n'aurait pu la satisfaire.
Je l'entends ranger la vaisselle, nettoyer les casseroles en silence. Ce silence est inhabituel de sa part, si inhabituel que je le comprends tel qu’il est censé l’être : une invitation à la frustration, à la contradiction, à l’explosion, sans nul doute. Raison pour laquelle je n'y répondrai naturellement pas.
Je me lève à mon tour et me dirige vers le plan de travail. Je range ce qu'il reste sur la table, les restes abandonnés, dans ce même silence qui n'a rien d'encombrant mais tout de reposant. Je m'y blottis et ne désire plus en sortir.
Néanmoins, la folie qui a pris depuis quelques jours la forme de Fiona Orsini ne me laisse pas ce loisir. Son pas lourd et traînant quitte lentement la cuisine et s’éloigne vers les escaliers. Elle s'arrête, la main posée sur la rambarde en fer.
— Bon, j'vais me coucher. Askip j'ai un jeu vidéo à faire demain.
Je serre les dents mais continue à nettoyer le plan de travail.
Je ne sais pas bien ce qu'elle a prévu de faire mais je crains fortement qu'elle ne détruise ma Princesse Eterra, ce personnage que j'ai mis des années à créer, cet univers que j'ai imaginé au fil de ma propre évolution, cette histoire dans laquelle j'ai tissé mes doutes, mes espoirs et mes idéaux.
Ses talons – mes talons – claquent sur les premières marches, et elle s'immobilise à nouveau. Elle tourne la tête juste assez pour poser son regard brillant et perfide sur moi.
— Eh, snow princess, tu penseras à faire fondre ton ego pendant la nuit, hein ?
Ma main tremble sur le manche de la carafe, et je décide de lentement l'abaisser, sécuriser le récipient de verre avant d'appliquer mes mains, paumes ouvertes sur le plan de travail, pour aspirer les tremblements qui les animent.
Elle n'attend pas ma réponse évidemment, elle sait que je n'en ai pas. Elle continue son ascension des escaliers. Je crois que j'aurais encore préféré entendre son ricanement ou ce reniflement de dédain, plutôt que juste ce silence qui empeste la confiance.
J’ai choisi pour me remplacer une boule d’arrogance et de sournoiserie, et je ne commence à le regretter qu’aujourd’hui.
Elle disparaît dans l'ombre de l'escalier, et j'attends de longues minutes avant de rejoindre ma chambre à mon tour. Je regrette infiniment cette décision que j’ai prise de l’installer dans la suite juste en face de la mienne. Sa présence a comme pris possession du couloir, son odeur, son aura habillent le parquet, les murs, peut-être même qu’elle a imprégné le tapis. J’ai la désagréable impression que je ne pourrai jamais y échapper.
En entrant dans ma suite, j'y trouve l'atmosphère étrange. Elle est comme un poison brûlant qui s’insinue dans mes narines et brûle ma gorge. Je n’ai jamais chaud, je ne ressens pas la tiédeur, pourtant à ce moment précis, j’ai l’impression d’être écrasée dans une boîte remplie d’une moiteur dégoûtante, le genre de moiteur qui annonce l’apparition d’une maladie mortelle qui décante pendant des années. Et je doute que cela ait grand-chose à avoir avec la pollution de l’été parisien. Je m’en vais ouvrir les hautes fenêtres noires.
Mais lorsque je m’allonge à plat sur mon lit, le regard figé sur le plafond noir, je ne parviens pas à me laisser glisser dans le sommeil. La moiteur me colle à la peau, elle pénètre mes pores comme un parasite.
La chaleur pourrit sur mon corps pendant longtemps, elle gangrène mes membres jusqu’à la racine de mes cheveux, jusqu’à ce que l’épuisement m’emporte vers le néant.
Et le souvenir de la voix de Fiona résonne comme une prophétie dans mon crâne, mais comme toute personne objet d’une prophétie, je choisis naturellement de croire que tout cela n’est qu’une vaste fourberie.
J’avoue j’ai bien ri sur ces deux chapitres! Et celui ci est particulièrement ✨ savoureux ✨.
Elle s’attendait à quoi, tout de même, en laissant quelqu’un prendre sa place? N’avait elle pas enquêté sur elle? Elle a dû bien voir à qui elle avait affaire non?
Hâte de lire la suite !
Je suis contente que tu aies apprécié ces deux chapitres et que ça t'a fait rire ^^
Oui effectivement Prudence a pas pensé à tout avec son plan, clairement elle était tellement désespéré qu'elle a pas tout calculé xD also, c'est pas vraiment elle qui a choisi Fiona, tu verras ;)
Merci pour ton commentaire adorable, à bientôt !