Ils avaient décidé d’approcher le Donjon sur les coups de treize heures trente. D’après Yasuo, les gardiens étaient plus nombreux aux heures de repas, car il fallait nourrir les prisonniers, puis l’effectif s’amoindrissait en début d’après-midi. Surtout, Rufus Rollo s’en allait manger en ville et mieux valait que ce dernier ne soit pas dans les parages au cas où on les prendrait à rôder autour de la prison. S’ils pouvaient se faire passer pour d’innocents promeneurs auprès des gardiens, le directeur, plus éclairé, ne se laisserait pas berner aussi facilement.
Après une matinée de repos, de discussions et de préparation, ils retournèrent sur le chemin qu’ils avaient emprunté la veille et qui s’enfonçait dans le bois.
De gros nuages s’amoncelaient à l’ouest, mais Psizun baignait encore dans la lumière lorsqu’ils quittèrent la piste pour s’engager sur des sentiers d’animaux. Gravir la colline ne fut pas une promenade de santé. La pente était raide, la végétation dense et Hayalee ne tarda pas à souffler comme un aurochs. Yasuo, qui ouvrait la marche, se faufilait sous les branches basses sans jamais rester accroché, avançait sans jamais déraper ni même déplacer un caillou. Il se mouvait avec la discrétion et la légèreté d’une brise. En comparaison, Hayalee se faisait l’effet d’un sac de pommes de terre.
La pente finit par s’adoucir et le Donjon leur apparut par-delà la frondaison des arbres, écrasant : une colonne grise contre l’horizon azur. Yasuo s’arrêta.
— C’est assez près ?
— Plus qu’assez, répondit Lisandra.
Il s’accroupit à l'ombre d’un aulne et Lisandra vint s’agenouiller à ses côtés. Saru et Hayalee écartèrent les fougères pour se faire une place. Au-delà des troncs et des buissons, le regard d’Hayalee se heurta au rempart qui cernait la prison. D’ici, le Donjon paraissait massif et haut. Un géant de pierre qui attendait qu’ils fassent un pas à découvert pour leur tomber dessus. L’estomac d’Hayalee se noua et elle regretta de s’être servie une seconde plâtrée de purée à midi.
— Tu n’aurais pas pu faire ça depuis la ville ?
À Uwata, Lisandra avait été capable de voir ce qui se passait dans le village depuis sa maison. La distance qui séparait Psizun de la prison ne devait pas être plus grande.
— Si, répondit Lisandra, mais j’aimerais balayer tous les points de vue. Ça va me demander de la concentration et du temps, et plus je serais près, moins l’effort sera intense. Qui plus est, ici, on peut discuter tranquillement. Taisez-vous maintenant, ajouta-t-elle, comme s’ils s’étaient tous mis à lui brailler dans les oreilles.
Saru lui lança un regard outré qu’elle manqua, ses pupilles ayant déjà rétréci pour n’être plus qu’un minuscule grain de poivre dans le gris de ses iris. Si Yasuo observa le phénomène avec curiosité, il ne parut pas le moins du monde choqué.
Un genou dans la terre meuble, le dos droit, Lisandra se mit à fouiller le vide. Ses yeux aveugles couraient de droite à gauche comme bondissant sur les pages d’un livre invisible. Les secondes filèrent sans que personne n’ose la déranger. Le pli qui se creusait entre ses sourcils finit par avoir raison de la patience de Saru.
— Alors ?
Lisandra s’humecta les lèvres.
— Il y a beaucoup de prisonniers. Esdher n’a pas menti, certains ont l’air tout juste majeurs, d’autres, très vieux… et certains semblent apparentés. Aussi, j’ai l’impression qu’il y a autant de femmes que d’hommes, et différentes ethnies. Les profils sont très variés.
— Est-ce que certains portent des marques ?
— Pour l’instant, je n’ai rien repéré qui y ressemble. Pas de mutilations ou de parties du corps anormalement couvertes non plus. Par contre, ils ont bien été marqués comme réprouvés.
— Ils les ont marqués alors qu’ils ne les envoient pas aux travaux ? s’étonna Hayalee.
— Toute personne qui se voit privée de son statut de citoyen est marquée, lui expliqua Yasuo, qu’elle soit condamnée aux champs ou aux camps.
— Ou au donjon, compléta Saru sur le ton de la constatation.
— Il y a plusieurs bâtiments, rapporta Lisandra. Une aile au nord, qui semble regrouper l’administration, les quartiers des gardiens et sûrement le bureau du directeur. Les prisonniers sont confinés dans la partie donjon. Elle compte cinq étages, il y a une salle de détente au rez-de-chaussée et une salle à manger, des salles d’eau au sous-sol… Côté sud, il y a également une cour accessible aux détenus. Elle est cernée par un mur en pierre de seize pieds et renferme une petite chapelle. Les étages du donjon sont réservés aux cellules.
C’était déjà trop de détails pour Hayalee. Elle aurait bien demandé à Lisandra de s’arrêter là pour leur faire un dessins. Saru et Yasuo, eux, ne semblaient pas plus perdus que ça, aussi se contenta-t-elle de hocher la tête d’un air entendu.
— On dirait qu’il y a deux catégories de prisonniers, dit Lisandra. Ceux des étages un à trois sont habillés en blanc et semblent jouir d’un minimum de confort et de liberté : ils ont accès au rez-de-chaussée, à la cour et au sous-sol. En revanche, les prisonniers des étages quatre et cinq sont confinés dans leur cellule et portent tous du rouge. Ils sont deux fois moins nombreux que les blancs, le cinquième étage est quasiment vide.
— Ceux-là doivent être plus dangereux que les autres, dit Saru.
— Il y aussi une écurie et un chenil au nord-est de la propriété, un bâtiment qui ressemble à un logement de fonction – probablement celui du directeur – et des potagers, à l’ouest.
Lisandra poursuivit son inspection pendant encore quelques secondes, puis revint à elle.
— Ça ne peut pas être des Descendants, conclut-elle. Ils sont trop nombreux – cent seize, si je n’en ai pas manqués – et beaucoup trop libres de leurs mouvements. Si ces gens étaient des Descendants, les choses auraient dégénéré depuis longtemps.
— Dans ce cas, ça doit être des rebelles, dit Saru. Des membres de l’Alliance ou des sympathisants. C’est peut-être ça, la différence entre ceux habillés en rouge et ceux en blanc ?
— C’est possible. Cette prison est peut-être bien ce qu’elle prétend être : un centre de détention où seraient confinés des dissidents au gouvernement, des gens accusés à tort ou à raison de trahison ou de complot.
Elle se tourna vers Yasuo, qui avait fermé les yeux, peut-être pour réfléchir ou peut-être pour faire la sieste, dur à dire. Le tableau la fit pincer des lèvres.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Hayalee se demanda si Yasuo allait réaliser qu’on lui parlait.
— Hum… fit-il. Je ne pense pas que ces gens soient des Descendants.
— Super, lâcha Saru en claquant des mains sur ses cuisses. Affaire réglée, alors. On va boire un coup ?
Les paupières de Yasuo se soulevèrent sur ses prunelles orangées.
— Mais s’ils ont été condamnés pour avoir émis des idées ou agi à l’encontre de la politique du gouvernement, l’Alliance voudra sûrement les libérer.
Saru, qui avait amorcé un geste pour se relever, se laissa retomber sur les fesses en grommelant.
— Avant ça, ils voudront être sûrs, poursuivit Yasuo. La dernière fois que l’Alliance s’est risquée à délivrer des réprouvés détenus dans des camps, ça ne s’est pas bien passé.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Hayalee.
— Les condamnés ne l’étaient pas tous à tort. Certains d’entre eux se sont révélés véritablement dangereux. Ça a causé des problèmes.
Lisandra laissa échapper un petit rire.
— Évidemment, à quoi est-ce qu’ils s’attendaient ?
— L’Alliance ne se risquera pas à libérer ces gens à moins d’être sûre du motif de leur enfermement, dit Yasuo.
— D’accord… commença Saru. Et comment on va s’y prendre pour s’assurer que ce sont bien des gentils rebelles et pas des fous furieux rebelles ?
La question était posée. Assise en tailleur, Hayalee fit de son mieux pour y réfléchir avec les autres.
— Je doute qu’on en apprenne davantage en interrogeant des gardiens, dit Lisandra, c’est évident qu’on ne leur dit pas la vérité. Le directeur, en revanche, doit connaître le fin mot de l’affaire.
— T’es en train de suggérer quoi ? Qu’on lui tombe dessus, qu’on l’attache à un arbre et qu’on lui pose nos petites questions ?
— Je songeais plutôt à employer la ruse avant la force.
— La ruse ne fonctionnera pas, objecta calmement Yasuo. Je l’ai observé. Rollo est intelligent et très professionnel, il ne se laissera pas berner. Tenter de se rapprocher de lui comme j’ai pu le faire avec Esdher serait extrêmement risqué. La seule façon de lui soutirer des informations serait par la force.
Le soleil s’éclipsa momentanément derrière un nuage, les oiseaux cessèrent de piailler et un silence plana sur le sous-bois.
— Les soldats noirs ne se laissent pas intimider, il n’y a que la torture qui puisse les faire parler. Si on s’engage sur cette voie, il faudra ensuite le faire disparaître, où la Zéro anticipera toute offensive de l’Alliance sur le Donjon.
Hayalee eut l’impression que son estomac dégringolait plus bas que terre. Était-il sérieusement en train de discuter la possibilité de torturer, puis tuer une personne ? Sur le ton de la conversation qui plus est, à croire qu’il faisait ça tous les taoma. Lisandra ne sourcilla même pas.
— Non, dit Hayalee, la voix plus aiguë qu’à l’accoutumée. C’est hors de question.
Elle fut soulagée de voir Saru acquiescer, mais le débat avait fait naître un horrible doute dans son esprit… Était-ce le genre de choses auxquelles s’adonnait l’Alliance ?
— Mais quelle autre option avons-nous ? lâcha Lisandra. On ne va pas s’introduire dans ce donjon et…
— Et pourquoi pas ? dit Saru.
Il y eut un nouveau silence pendant lequel le regard téméraire de Saru se confronta au sérieux glacial de Lisandra.
— Ce serait inutilement risqué, finit-elle par décréter. J’y ai déjà réfléchi et, à l’heure actuelle, le mieux est que je poursuive mes observations. Je suppose qu’ils ont des documents sur les prisonniers, des rapports de condamnation…
— Et comment tu sauras que c’est pas un ramassis de conneries ? Tu crois vraiment qu’ils écrivent « Gary Gentil, condamné pour avoir rouspété contre l’assassinat de braves Descendants » ? dit Saru en prenant un air demeuré. Le mieux, ce serait de pouvoir parler aux prisonniers.
— Tu brûles les étapes. Il y a d’autres choses à tenter avant d’en arriver là.
— Tente, vas-y.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Saru s’était levé.
— Je vais voir de plus près. T’es pas la seule à avoir des yeux et un cerveau.
Lisandra ne s’était pas remise de sa stupeur qu’il était déjà parti vers l’orée du bois. Hayalee hésita une seconde avant de le suivre, curieuse et un peu excitée. Aucun des deux ne se retourna quand Lisandra les rappela à l’ordre dans des sifflements de serpent furieux.
Le bois prenait fin dix pieds avant le mur d’enceinte. Arrivé à la lisière, Saru se plaqua derrière un arbre et jeta un coup d’œil prudent à l’édifice. Hayalee vint se presser dans son dos pour regarder à son tour. Tout en pierres et en mortier, le rempart de la prison n’était pas de la première jeunesse et des touffes d’herbe s’étaient invitées dans les aspérités de la roche. De l’autre côté, le donjon s’étirait vers le ciel, flanqué de quatre tourelles, troué de meurtrières. Alors qu’Hayalee se penchait pour mieux voir, Saru la tira en arrière.
Un homme armé d’une arbalète venait d’apparaître sur le chemin de ronde, en haut de la muraille. Dans le bois, plus personne n’osa bouger ou parler. Ils attendirent cinq longues minutes que l’homme se soit éloigné avant de se remettre en mouvement. Veillant à ne pas quitter le couvert des arbres, Saru entreprit de longer la propriété, suivi de près par Hayalee.
— Vous allez nous faire repérer, bandes d’imbéciles ! chuchota Lisandra, quelque part dans leur dos.
— C’est elle qui va nous faire repérer, si elle continue à s’exciter comme ça, marmonna Saru, et Hayalee sourit malgré la nervosité qui lui grignotait les entrailles.
Ils se frayèrent un chemin pénible à travers la végétation, jusqu’à ce que le rempart tourne sur un angle. Là, Saru s’accroupit derrière une rangée de framboisiers et approcha encore un peu, imité par Hayalee. Entre les feuillages, ils aperçurent deux silhouettes en uniforme gris qui discutaient près d’un poste de garde, devant l’enceinte.
— Ça doit être l’entrée, chuchota Saru.
Les feuilles bruissèrent dans leur dos : Yasuo et Lisandra les avaient suivis. Échine courbée, ils avançaient à pas de maok. Hayalee faillit bondir hors de leur cachette en avisant l’expression meurtrière sur le visage de Lisandra.
— Soit vous êtes complètement idiots soit vous êtes suicidaires, siffla-t-elle entre ses dents. On ne peut pas rester là, c’est beaucoup trop dangereux !
— Fallait pas t’engager si t’étais pas prête à prendre des risques, rétorqua Saru sans même lui accorder un regard.
— Il y a une différence entre prendre des risques calculés et se jeter dans le vide.
— Écoute, je t’ai pas dit de me suivre.
— Je ne comprends pas ce que tu cherches à entreprendre. Tu t’imagines voir quelque chose qui m’aurait échappé ?
Ces derniers mots suintaient le mépris, comme s’il n’y avait rien de plus grotesquement impossible au monde. Saru tourna son œil bleu vers elle.
— Je vois beaucoup de choses qui t’échappent.
Une seconde, Hayalee crut que Lisandra allait le frapper. Elle serait sûrement passée à l’acte sans les gardiens campés à cent pieds de là.
— Il y en a d’autres qui arrivent, leur fit remarquer Hayalee.
Quatre hommes en uniforme gris remontaient la route menant à la ville. Arrivés à hauteur du poste de garde, ils s’arrêtèrent et engagèrent la discussion avec leurs collègues. Le plus grand d’entre eux s’esclaffa et une bouffée de haine envahit Hayalee lorsqu’elle le reconnut : c’était le gardien aux bottes, celui-là même qui avait molesté le vieux décrotteur la veille.
— Avec un grappin ou quelque chose, y aurait peut-être moyen d’escalader le mur d’enceinte… souffla Saru.
— Fais donc ça, dit Lisandra. Je te regarderai te faire cueillir par les gardiens sur le chemin de ronde.
Saru roula de l’œil.
— On pourrait l’escalader la nuit.
— Et après ? Tu coures entre les hommes qui arpentent le périmètre et frappes gentiment à la porte ?
— Y a autre chose que j’ai bien envie de frapper, là, tout de suite.
Hayalee gigota. S’ils continuaient comme ça, Yasuo allait finir par se plaindre d’eux – peut-être demander à changer de partenaires ? Mais Yasuo semblait peu intéressé par leur querelle, pas plus que par les gardiens. Son attention avait dérivé sur l’oiseau qui chantait au-dessus de leur tête. Il n’en détacha pas le regard quand Saru demanda :
— Fuyusuke, tu penses que ce serait possible d’entrer ?
— Si des gens ou des choses entrent et sortent, dit Yasuo, c’est qu’il est possible d’entrer et sortir.
Il avait raison. Il y avait même beaucoup de gens qui étaient entrés : les prisonniers. Le problème d’une prison était moins d’y entrer que d’en sortir.
— C’est vrai, ça, dit Saru. Ils doivent certainement faire rentrer de la nourriture et d’autres trucs.
— Si leur capacité de réflexion dépasse celle d’un poisson-bulle, dit Lisandra, tu t’imagines bien que les convois sont fouillés.
— Ils le sont, confirma Yasuo.
— Ils doivent aussi avoir un système d’égouts, non ?
Patauger dans le caca : de mieux en mieux. Au moins, ils seraient sûrs de ne pas croiser le tyran et ses précieuses bottes là-dessous. Ce dernier était toujours planté près de l’entrée, à rire et papoter. Était-il en train de régaler ses camarades en leur racontant comment il avait remis un vieil homme à sa place en menaçant de l’enfermer ?
— Il y a un conduit d’évacuation qui débouche sur le flanc sud de la colline. Une fois débarrassé des barreaux, une personne de petite taille pourrait s’y faufiler.
Il semblait moins prompt à retourner au travail qu’à jeter les gens en prison.
— Difficile de dire jusqu’où, en revanche.
Tellement moins prompt…
— Doit bien y avoir un moyen d’entrer…
Hayalee entrouvrit les lèvres.
— Si on doit faire ça, dit Lisandra, alors on doit faire ça bien. Ça va nous demander plusieurs jours d’observation et de préparation, on ne doit rien laisser au hasard ou…
— On pourrait se faire arrêter.
Toutes les têtes se tournèrent vers Hayalee. Il y eut un long moment de silence.
— C’est une prison, dit-elle en s’efforçant de contenir son excitation. Si on veut entrer, il suffit de se faire arrêter.
Un sourire furtif effleura les lèvres de Yasuo. Hayalee préféra y voir un signe d’encouragement que de moquerie et se prépara à accueillir les objections cinglantes de Lisandra. La réaction de cette dernière fut pire encore : elle reporta son attention sur Saru et poursuivit leur conversation comme si Hayalee ne les avait jamais interrompus.
— Si tu es vraiment prêt à aller ramper là-dedans, il va nous falloir un plan de la prison, déterminer où débouchent les conduits…
Une bouffée de chaleur monta à la tête d’Hayalee, qui eut du mal à se retenir de roussir les buissons.
— Ça vous ennuierait d’écouter ce que j’ai à dire ?
Lisandra soupira avec force.
— Ce que tu suggères est ridicule. On ne sait pas exactement quels sont les critères pour être envoyé dans cette prison. On ne va pas se faire arrêter en espérant atterrir là-dedans. En tant que Descendants et espions de l’Alliance, il y a plus de chance qu’on se fasse torturer, puis exécuter.
— Je parlais pas de se faire arrêter comme Descendants, plutôt de provoquer les gardiens. Si on les énerve assez, peut-être que…
Lisandra fixait Hayalee avec l’air de ne pas en croire ses oreilles.
— Dans quel monde tu vis ? La justice psamienne est expéditive, mais pas à ce point !
Si Hayalee avait espéré que Saru se montrerait plus ouvert, la grimace qu’il affichait eut vite fait de la décevoir.
— L’idée est pas mauvaise en soi, dit-il, mais dans ce contexte-là… je pense que Lisandra a raison. Si on cherche des noises à ces gars, y a plus de chance qu’ils nous collent un oignon et qu’ils alertent les veilleurs. Ils gardent les prisonniers, c’est pas eux qui les condamnent.
Hayalee se mordit la lèvre.
— Je suis au courant, merci. Mais vous avez bien vu comme ils se croient importants ?
— Il y a des lois, Hayalee, asséna Lisandra de son ton le plus insupportable, des procédures…
— Et tu crois que tout le monde les respecte ? Ce qui tourne pas rond dans ce pays, c’est que ceux qui portent un uniforme ont tous les pouvoirs, même celui de dépasser les limites ! Je les ai vus faire : à Karakha, ici…
Plus Hayalee s’enfonçait dans son laïus, plus Lisandra hochait la tête, désespérée. Une moue en travers du visage, Saru ne semblait pas plus convaincu, juste plus désolé de ne pas l’être. Mais Hayalee n’en démordait pas.
— Vous voyez le grand type, là-bas ? Il a menacé de jeter quelqu’un en prison pas plus tard qu’hier, pour un peu de crottin ! Il se laissera pas marcher sur les pieds.
Dressée sur les genoux, elle marqua une pause et attendit l’étincelle de connivence, le doute. Lisandra la dévisagea encore quelques secondes, l’expression lisse, puis se tourna à nouveau vers les deux autres.
— Si vous pensez sérieusement à infiltrer cette prison, il va falloir connaître avec précision les lieux, la routine des gardes et des prisonniers… Pas question de s’engager là-dedans à l’aveuglette.
— Ça devrait pas être dur, avec tes pouvoirs.
Le cœur d’Hayalee chuta comme une pierre tandis que son estomac essayait de se frayer un chemin douloureux à travers sa gorge. Évidemment, ils n’allaient pas se donner la peine de considérer son idée. Après tout, Hayalee était l’idiote du groupe, celle qui ne savait rien à rien et enchaînait les maladresses. Les oreilles bourdonnantes, un goût de bile sur la langue, elle resta tiraillée entre l’envie furieuse de hurler et celle de pleurer. Elle se leva.
Lisandra et Saru n’avaient pas compris ce qui se passait qu’Hayalee avait forcé le passage entre les framboisiers. Son cœur cognait si fort à ses tempes qu’elle entendit à peine les exclamations étouffées qu’ils poussèrent. Ils refusaient de la prendre au sérieux ? Parfait. Ses jambes la portèrent en avant, comme dotées d’une volonté propre, droit vers le groupe de gardiens. Elle savait de quoi elle parlait et elle allait le prouver.
— Hayalee… ! souffla la voix de Saru tout contre son oreille, et elle remarqua seulement à cet instant qu’il la suivait.
Une main se referma sur son bras et la lâcha aussitôt. Elle irradiait de chaleur.
— Arrête, c’est dangereux… tu te rends pas compte !
Une nouvelle vague d’indignation la submergea, noyant l’appréhension qui enflait sous la détermination. Lui pouvait se permettre d’agir comme bon lui semblait, mais pas elle ? La bonne blague. Elle continua à avancer sans lui accorder un regard, sourde à ses injonctions. Ses pensées n’étaient plus qu’un bouillon de colère.
— Eh là ! D’où vous sortez ?
Les gardiens les avaient repérés. Leurs six paires d’yeux les vrillèrent et les entrailles d’Hayalee se liquéfièrent. Ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça.
Elle s’était immobilisée, mais les gardiens se chargèrent de combler la distance. Ceux qui étaient de service étaient armés de matraques. Minuscule face à ces adultes en uniforme, Hayalee ne savait plus si elle était folle de rage ou folle de terreur. Elle se sentait tout à la fois sur le point de partir en courant, vomir et tout incendier sur une lieue à la ronde.
— Cet endroit est interdit aux civils, z’avez rien à faire là !
Saru passa devant Hayalee et leva les mains en signe de paix.
— Désolé, on s’est perdus… on n’a pas fait attention. On va s’en aller.
— Minute, les mioches.
Le gardien aux bottes se détacha du groupe. Il était encore plus large que dans les souvenirs d’Hayalee. Son uniforme était liseré de blanc tandis que ses camarades n’arboraient que du gris. Un rictus détestable sur le visage, il lorgna Hayalee et Saru de ses petits yeux noirs. Trop tard pour reculer. Hayalee repensa au vieil homme de la veille, se remémora la figure contusionnée de Matéis, le corps rompu du réprouvé qui avait voulu l’aider et la colère l’embrasa à nouveau. Il n’était pas seulement question d’entrer dans le Donjon… Depuis qu’elle avait dû fuir Karakha, une partie d’elle brûlait d’envie de se confronter aux brutes et aux imbéciles qui contribuaient à faire de ce pays un enfer.
— On peut savoir ce que vous… commença le gardien.
— On se demandait si vous aviez l’air aussi bêtes de près que de loin.
La réplique les laissa tous sans voix. Hayalee tremblait comme une feuille. Elle inspira à plein poumon et enchaîna :
— Mais non. Vous avez l’air bien plus bêtes de près. Si je peux me permettre, vous ressemblez à des derrières de shrink dans vos uniformes.
L’insulte était basse de plafond, mais suffit à faire mouche.
— Pardon ?
Le gardien aux bottes enfla de colère et Hayalee dut se faire violence pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Elle s’empressa de débiter, avant de perdre tout son courage :
— En ville, on raconte que vous êtes des brutes épaisses qui passent leur temps à boire et se donnent de grands airs sous prétexte qu’elles surveillent une poignée de voleurs de chèvres derrière des barreaux, c’est vrai ?
— Elle se prend pour qui, cette gamine ? gronda une gardienne.
— Répète un peu ça ! lâcha un autre.
— Quoi ? fit Hayalee. En plus d’être idiots, vous êtes bouchés ?
La gifle partit en un éclair. Le coup fut si brutal qu’Hayalee tituba. Elle resta pliée en deux quelques secondes, la joue et les tripes en feu.
— Répète ça, sale merdeuse !
— La touchez pas !
Saru s’interposa et l’homme aux bottes le saisir au col. Ceux qui étaient armés portèrent la main à leur matraque. Un terrible instant, Hayalee crut que les gardiens allaient tous leur tomber dessus. L’un d’eux lâcha « Mais d’où ils sortent, ces gosses ? » et le groupe se figea.
Hayalee suivit les regards interloqués. Lisandra et Yasuo avaient quitté le couvert des arbres et avançaient dans leur direction, l’une à grands pas, blanche comme un spectre, l’autre, mains dans les poches.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Alertés par le grabuge, deux gardiens supplémentaires venaient de surgir par la porte qui se découpait dans le mur d’enceinte.
Hayalee réfléchit à toute vitesse. Il ne fallait pas que Lisandra et les autres reprennent les choses en main ou ils risquaient de calmer la situation et son plan tomberait à l’eau. En approchant le Donjon de cette façon et en insultant ouvertement les gardiens, Hayalee les avait déjà fichus dans le pétrin. S’ils ne leur faisaient pas payer l’affront, ils laisseraient les veilleurs s’en charger. Mieux valait les gardiens que les veilleurs.
— Vous êtes avec eux ? lança une femme alors que Lisandra et Yasuo n’étaient plus qu’à cinq pas de là. On peut savoir qui vous êtes ?
— Pourquoi ? rétorqua Hayalee. Vous êtes veilleurs ?
— Hayalee !
Prunelles écarquillées et narines frémissantes, Lisandra semblait lui promettre mille tourments si elle ne se taisait pas sur le champ.
— Nan, mais on va vous emmener les voir !
— C’est un malentendu, commença Lisandra en se tournant vers les gardiens venus les encadrer. Notre amie est très malade, voyez-vous… elle n’a pas toute sa tête, elle a échappé à notre surveillance… Elle ne sait pas ce qu’elle dit.
— Je vous reconnais, vous deux, intervint le gardien aux bottes avant qu’Hayalee ait pu démentir.
Ignorant Saru qui essayait de se dégager de sa poigne, il dévisageait Hayalee et Yasuo.
— Z’étiez là, hier, quand cette espèce de vieux débris a renversé sa merde partout.
Le cœur d’Hayalee rata un battement. Et s’il comprenait que tout ça était calculé ?
— Oui, dit-elle, décidant de jouer le tout pour le tout. C’est pour ça qu’on est là : pour vous dire ce qu’on pense de votre façon de traiter les gens.
Le bon côté était qu’elle n’avait pas besoin de feindre le mépris. En vérité, c’était une bonne chose qu’il se souvienne d’elle. Maintenant, il savait qu’elle ne les insultait pas par hasard contrairement à ce que voulait faire croire Lisandra. Le gardien aux bottes haussa les sourcils, puis éclata de rire, imité par la plupart de ses camarades.
— Tu manques pas de nerfs ! Tu te prends pour quoi ? Une redresseuse de tort ?
— Et vous, vous vous prenez pour quelqu’un d’important ?
Une lueur dangereuse passa dans ses petits yeux. Poussant Saru dans les bras de ses collègues, il avança, rictus aux lèvres. Hayalee resta droite, se préparant à essuyer une deuxième gifle. Il se pencha au-dessus d’elle.
— Parce que je le suis, et je vais te le montrer.
Elle déglutit. Il ne fallait pas qu’elle flanche. Il ne fallait pas qu’elle laisse entrevoir sa peur ou il ne franchirait jamais la limite qu’elle voulait le pousser à franchir.
— Ah ? se força-t-elle à lâcher. Et comment ? En allant pleurnicher dans les jupes des veilleurs ? En me frappant ?
Il tressaillit et le regard des autres gardiens tourna à l’orage. Elle était sur la bonne voie.
— Vous parlez beaucoup, vous vous vantez, mais en réalité vous avez aucun pouvoir en dehors de votre donjon.
Hayalee avait conscience que la manœuvre manquait cruellement de subtilité, mais elle comptait sur l’orgueil et la colère pour les prendre au piège. Elle était bien placée pour savoir que la combinaison des deux poussait aux extrémités les plus stupides.
— Laisse tomber, Orcus, dit une gardienne. Ces gosses sont louches, on les emmène au Temple, ils s’expliqueront là-bas.
— Et puis quoi ? rétorqua un autre. Tu crois que les veilleurs en auront quelque chose à faire qu’on nous crache dessus ? C’est les premiers à nous prendre de haut !
Il y eut plusieurs hochements de tête approbateurs. Hayalee sentit les battements de son cœur redoubler de force. Orcus baissa ses petits yeux noirs sur elle et elle s’empressa de masquer sa trouille derrière un sourire qu’elle espérait triomphal. Un sourire destiné à lui faire comprendre que s’en remettre aux veilleurs revenait à admettre son impuissance. Hayalee misa tout là-dessus et pria Rilsilyar.
— Pas besoin des veilleurs, gronda-t-il.
— Mais on n’a pas l’autorité pour… commença la gardienne.
— Ici, l’autorité, c’est moi !
La femme sursauta. Hayalee retint son souffle.
— Vous voulez discuter mes ordres pour voir ?
Si quelques-uns des gardiens n’avaient pas l’air emballés à l’idée de faire justice eux-mêmes, aucun ne se risqua à argumenter. La majorité semblaient plutôt enclins à mettre des coups de matraque à Hayalee et aux autres et ils ne tardèrent pas quand Orcus s’exclama :
— Fouillez-les !
Ils saisirent Lisandra et Yasuo qui n’opposèrent aucune résistance. Orcus attrapa Hayalee par les cheveux, lui arrachant un cri, et la traîna jusqu’au mur d’enceinte. Elle eut le réflexe de tendre les bras avant qu’il lui écrase le visage contre la pierre. Il promena sa grosse main dans son dos, autour de sa taille et sur ses jambes. Hayalee lutta de toutes ses forces pour retenir les larmes et le Feu qui menaçaient de déborder.
— Tu fais moins la maligne, hein ? souffla-t-il à son oreille en lui pressant un peu plus la joue sur le mur, lui écorchant la peau.
Elle serra les dents. C’était de la folie, elle n’aurait jamais dû le provoquer. Et s’il décidait simplement de la rouer de coups avant de la jeter dans les bois ? S’il faisait pire ? Du coin de l’œil, elle vit Lisandra et Yasuo la rejoindre face au mur et entendit Saru intimer aux gardiens de le lâcher. Pourvu que tout ça ne tourne pas au drame…
— Tiens tiens, qu’est-ce qu’on a là ?
Orcus plongea la main dans la poche d’Hayalee et en ressortit sa bourse pleine de joyaux. Il retourna Hayalee pour la forcer à le regarder en face.
— C’est quoi, ton nom de famille ? D’où tu viens ?
Elle garda les lèvres scellées.
— Celui-là a un couteau.
L’homme qui fouillait Saru brandit le couteau qu’il avait trouvé à sa ceinture. Pris entre deux gardiens, Saru rua de fureur.
— Et quoi ? C’est pas interdit que je sache, rendez-le-moi !
— Ce qui est interdit, c’est de se promener là, dit Orcus. Embarquez-moi ça en haut !
Prenant sans doute la stupeur d’Hayalee pour de la terreur, il sourit, satisfait.
— On va les garder un peu au chaud avant de les signaler aux veilleurs, ajouta-t-il.
— Orcus, on n’est pas censés…
— La ferme ! Eva, Rovald, vous restez à votre poste, les autres, avec moi !
Il empoigna à nouveau Hayalee par les cheveux et la tira vers la porte restée ouverte. Elle trébucha contre le montant et s’agrippa des deux mains au poignet du gardien. Elle était si occupée à se cramponner pour éviter qu’il lui arrache la peau du crâne qu’elle réalisa à peine qu’ils avaient pénétré dans le périmètre de l’enceinte.
Derrière, un homme traînait Saru par le bras. Le reste de la troupe escortait Lisandra et Yasuo. La première avançait d’un pas raide, le visage fermé, le second marchait le nez en l’air, détaillant les alentours avec curiosité. Le chemin qu’ils suivaient passait devant un second poste de garde et aboutissait au bâtiment administratif. Au-delà s’élevait le donjon qui valait son nom à la prison. Loin sur leur gauche, près du mur d’enceinte, Hayalee aperçut ce qui ressemblait à une écurie.
La double-porte qui marquait l’entrée de la prison était ouverte. Orcus franchit le seuil en tirant Hayalee. Flanqué d’un banc, d’un comptoir et de plusieurs portes, le hall se prolongeait sur un obscur couloir barré par une grille. Deux gardiens papotaient, l’un accoudé au comptoir, l’autre assis derrière, sandwich à la main. Ils se redressèrent en voyant tout ce monde débarquer.
— Keskecékeski s’passe ? bafouilla l’homme au sandwich sans remarquer la tomate qui coula sur le devant de son uniforme.
— T’occupes, grogna Orcus. Fork, ouvre-nous !
L’autre homme s’empressa de déboucler le trousseau de clefs passé à sa ceinture et fila vers la grille. Perplexe, son camarade se pencha sur un registre qu’il se mit à feuilleter.
— Il n’y a pas d’arrivée de prévue, aujourd’hui… ?
Orcus l’ignora, traînant Hayalee à l’extrémité du hall sitôt la grille déverrouillée. Ils s’engouffrèrent dans un étroit corridor sans fenêtres et aboutirent sur une seconde grille. La femme qui montait la garde de l'autre côté leur ouvrit à son tour, un air interdit sur le visage. Un coup d’œil appuyé de ses collègues suffit à tuer ses questions dans l’œuf.
Ils tournèrent à gauche, puis à droite, remontant un couloir percé de meurtrières condamnées par des barreaux. Un escalier en colimaçon les attendait au bout du chemin, dans le renfoncement d’une tourelle. Ce fut là qu’apparurent les premiers prisonniers.
Dans le couloir qui se poursuivait vers la droite, hommes et femmes vêtus de blancs erraient entre une arcade donnant sur l’extérieur et une pièce d’où s’élevait la rumeur des conversations. Il flottait dans l’air une odeur de chou. La terreur qui avait étranglé Hayalee jusque là se desserra pour laisser place à une excitation nouvelle. Ils étaient entrés. Les prisonniers étaient là, à deux pas d’eux.
Orcus entraîna Hayalee dans l’escalier, suivi par le reste de la troupe. Ils gravirent les marches polies par le temps, dépassant un à un les étages. L’accès aux trois premiers étaient ouvert et ils croisèrent plusieurs prisonniers dans l’escalier, tous affublés de blanc, qui se tassaient contre les murs à l’approche des gardiens et baissaient les yeux. Une fois le troisième pallier franchi cependant, plus personne ne vint traîner sur leur route. Les couloirs des quatrième et cinquième étages étaient verrouillés. Hayalee crut bien ne pas survivre à l’ascension, se demandant ce qui de ses poumons ou de ses cheveux lâcherait en premier.
Orcus s’arrêta sur le palier du cinquième étage et tapa contre la grille. Une gardienne apparut, un livre dans une main.
— De nouveaux prisonniers ? questionna-t-elle en leur ouvrant. Directement au cinquième ?
— Des invités de marque, railla Orcus, et il lui passa devant.
Ils quittèrent la tourelle et débouchèrent à l’angle de deux corridors, l’un ponctué de meurtrières, l’autre flanqué de cellules fermées par des barreaux en acier.
— Ursul, la clef des cellules.
La gardienne avança vers un coffret suspendu au mur. Elle le déverrouillant, en tira une clef supplémentaire et suivit le cortège qui s’enfonçait dans le couloir.
— On peut savoir ce qui se passe ?
— Ces gosses traînaient près du mur, ils se sont montrés menaçants. On les garde là jusqu’à ce que j’ai tiré cette affaire au clair, et inutile d’embêter le directeur avec ça, vu ?
Sous la pression de son regard, elle acquiesça, puis s’exécuta lorsqu’il lui intima d’ouvrir une première cellule. Lisandra fut poussée à l’intérieur sans ménagement. Trois cellules plus loin, ce fut au tour de Yasuo. Un des gardiens tenta de le presser d’une bourrade dans l’épaule, mais le coup l’ébranla à peine et le jeune homme franchit le seuil avec une nonchalance déplacée.
Tournant à un premier angle, ils passèrent devant un panneau en bois auquel pendaient plusieurs clochettes, chaînettes, ainsi qu’un cornet acoustique dont les ramifications s’enfonçaient dans le sol. Ils prirent à nouveau à gauche et arrivèrent dans un autre couloir où s’alignaient une huitaine de cellules. Orcus en désigna une, que sa collègue peina à ouvrir. Perdant patience, il projeta Hayalee contre les barreaux – cette dernière étouffa un gémissement en s'écrasant sur son poignet – et poussa la gardienne pour déverrouiller lui-même la serrure récalcitrante. La grille ouverte, Orcus toisa Hayalee qui s’efforça de ne pas se ratatiner.
— Alors ? Quelque chose à ajouter ? Des excuses peut-être ?
— Jamais de la vie, articula Hayalee.
Il lui saisit le bras dans une étreinte à broyer les os et la jeta dans la cellule où elle s’étala de tout son long sur les dalles. Dents serrées, Hayalee roula sur le flanc et releva le menton. Orcus lui adressa un sourire goguenard, brandit la bourse qu’il lui avait confisquée et dit :
— Pour la chambre. Bon séjour à Psizun !
Il se tourna vers le gardien qui retenait Saru :
— Colle-moi l’avorton au fond.
Saru eut le temps de lancer un dernier regard à Hayalee avant d’être emmené au bout du couloir.
— Orc, si le directeur apprend ça…
— Le directeur l’apprendra pas si vous la bouclez ! Il fout jamais les pieds en haut. Ursul, je repasse plus tard, j’compte sur toi.
Il y eut un grincement de grille, le cliquetis d’un verrou et le claquement de leurs bottes s’évanouit. Le silence retomba, oppressant.
Hayalee battit des cils, se remit debout et regarda autour d’elle en massant son bras endolori. La cellule n’était pas bien grande, prévue pour deux personnes à en juger par le nombre de couchettes – de simples panneaux en bois rabattables, accrochés aux murs par des chaînes. En dehors de ça, la pièce ne comptait qu’un pot de chambre égaré dans un recoin sombre qui devait grouiller d’araignées. Hayalee était à la fois soulagée et anxieuse d’avoir été séparée de ses coéquipiers. D’un côté, elle n’aurait pas à subir leurs foudres tout de suite – en supposant qu’elle ait l’occasion de les subir –, de l’autre, elle se trouvait extrêmement démunie, seule, dans cette cellule.
Elle laissa passer quelques secondes le temps que son cœur retrouve un rythme supportable. Ils étaient entrés. Son plan avait fonctionné. Elle n’en revenait pas elle-même. Un détail vint toutefois nuancer sa joie.
Les cellules qui lui faisaient face étaient toutes vides.
La panique revint contracter l’estomac d’Hayalee. Maintenant qu’elle y songeait, il ne lui semblait pas avoir vu l’ombre d’un prisonnier en traversant les couloirs du cinquième étage. Elle se mordit la lèvre. Elle avait pris un risque énorme en se précipitant – et en précipitant les autres – dans cette prison. Un risque qui se révélerait complètement inutile s’ils ne pouvaient pas parler à un détenu. Un instant, elle faillit céder à une franche panique, puis elle se souvint que Lisandra avait dit que le dernier étage était presque vide… Approchant de la grille, elle colla son visage aux barreaux pour tenter de voir le plus loin possible, ignorant les picotements de sa joue égratignée. Son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Pas de prisonnier dans les cellules, mais un homme au milieu du couloir, qui passait la serpillière. Nez piqué sur le sol, il portait le même uniforme blanc délavé que les détenus des étages inférieurs. Elle hésita. La gardienne n’était nulle part en vue, probablement retournée bouquiner à l’entrée de l’escalier.
— Eh, souffla Hayalee à voix basse.
Pas de réaction.
— Psss !
L’homme lui lança un regard furtif par-dessus son épaule. Le visage entre deux barreaux, Hayalee s’empressa d’agiter le bras pour lui faire signe. Il baissa la tête et se remit à astiquer le sol avec frénésie.
— S’il vous plaît… !
Un instant, il sembla qu’il allait continuer à l’ignorer. Alors qu’Hayalee désespérait de pouvoir lui parler, le prisonnier ralentit son geste, jeta un coup d’œil à chaque extrémité du couloir et ramassa son seau. L’air de rien, il le déposa devant sa cellule et recommença à frotter.
— Qu’est-ce que vous voulez ? chuchota-t-il sans lever le nez de sa serpillière.
Les membres flottants dans son pantalon et sa tunique en coton, l’homme paraissait grand mais se tenait si voûté qu’il dépassait à peine Hayalee. Une barbe de quelques jours couvrait le bas de son visage tandis que le haut disparaissait sous une frange de cheveux ternes et gras.
— Si elle me prend à vous parler, je vais avoir de sérieux problèmes…
— Pardon, mais c’est très important.
Jugeant qu’un peu de civilité ne pourrait pas faire de mal, elle dit :
— Je m’appelle Hayalee.
— Mìras – Mìr.
Il lui adressa un sourire frileux et elle sourit en retour.
— Excusez-moi de vous poser cette question, mais… pourquoi on vous a arrêté ?
Mìr se figea et ses traits émaciés se creusèrent sous le coup d’une franche terreur. Il attrapa son seau d’un geste vif, si pressé de partir qu’il renversa de l’eau savonneuse sur le sol.
— Non, attendez ! appela Hayalee en s’efforçant de ne pas trop élever la voix. On est là pour vous aider !
Comme il s’était à nouveau immobilisé, elle attendit quelques secondes de s’assurer que la gardienne ne l’avait pas entendue et ajouta :
— S’il vous plaît… c’est très important.
— C’est vrai… ? dit-il en se retournant. Vous êtes vraiment là pour nous aider ?
Pour la première fois, il la regarda en face, droit dans les yeux : des yeux suppliants à faire mal. Hayalee se surprit à espérer que ces gens soient bel et bien des dissidents, sans quoi ses promesses tourneraient au mensonge.
— Oui. On s’est fait arrêter pour pouvoir parler aux prisonniers.
Le seau pendant au bout d’un bras, la serpillière dans l’autre, Mìr parut confus et effrayé, mais approcha néanmoins pour écouter ce qu’elle avait à dire. Il portait bien la griffe des réprouvés, marquée au fer rouge sur la joue, ainsi qu’un numéro brodé sur le devant de sa tunique.
— Il faut que je sache la vérité, insista Hayalee. Qu’est-ce que vous avez fait pour qu’on vous enferme ? Quoi que ce soit, je ne vous jugerai pas.
Il déglutit, posa son seau et serra le manche de son balai à deux mains.
— Rien.
Il y eut une seconde de flottement, puis il se mit à débiter tout bas :
— Je sais que c’est ce que tout le monde dit ici, mais c’est la vérité, je n’ai rien fait de mal. Un jour comme les autres, les soldats ont débarqué au milieu de la nuit et nous ont emmenés, ma femme, ma fille et moi. J’ai coopéré, répondu à toutes leurs questions. Ça a duré plusieurs jours, ils m’ont gardé enfermé sans me laisser voir ma famille, sans me dire ce qui se passait. Finalement, ils ont dit qu’ils avaient trouvé des armes cachées chez moi et des… des lettres.
Les prunelles embuées de larmes et d’horreur, il s’humecta les lèvres :
— Ils m’ont accusé d’avoir conspiré contre le gouvernement et planifié de commettre des crimes, mais c’est faux.
— Alors… vous n’avez jamais rien fait ou dit qui aurait pu énerver le gouvernement ?
— Non, répondit Mìr, désespéré. J’étais ébéniste, la seule chose qui me préoccupait, c’était mes affaires. J’ai dû assister à pas plus de trois débats publics dans ma vie… La politique m’a toujours dépassé. Jamais je n’aurais songé à… prendre les armes ! C’était un coup monté, quelqu’un a voulu me faire porter le chapeau, c’est certain.
Comme Hayalee ne disait rien, perdue dans ses réflexions, il ajouta :
— Il faut me croire, je n’ai rien fait.
— Je vous crois, assura-t-elle.
Ça n’avait pas de sens, cependant. Si ces prisonniers n’étaient ni des criminels, ni des Descendants, ni des opposants au gouvernement, alors pourquoi les enfermer ?
— Tu perds ton temps avec Monsieur Propre, lâcha une voix proche.
Hayalee sursauta. Mìr eut un mouvement de recul et, suivant son regard craintif, elle réalisa que la voix provenait de la cellule voisine. Collant sa joue à la grille, elle vit deux bras habillés de rouge qui pendaient nonchalamment entre les barreaux, sur sa gauche.
— C’est un blanc, les blancs savent pas pourquoi on nous a envoyés croupir ici.
Le timbre était celui d’un homme, le ton railleur. Mìr, qui avait paru à deux doigts de partir en courant, se statufia à nouveau. Hayalee, pour sa part, trépignait. L’ange de la chance avait peut-être bien entendu ses prières.
— Pourquoi ils vous ont arrêtés, alors ? souffla-t-elle.
— Ah… soupira le détenu. La curiosité est un vilain défaut. Mais bon, j’ai pas souvent l’occasion de faire la causette, alors pourquoi pas. Déjà entendu parler des Descendants ?
Le cœur d’Hayalee rata plusieurs battements. Pas de confusion possible. Il avait bien dit « Descendants ».
— Eh !
Mìr s’écarta d’un bond. Hayalee entendit la gardienne approcher à grands pas avant de la voir avancer entre les cellules.
— Vous vous croyez où, là ? Interdiction de parler !
— Pardon ! couina Mìr en se repliant derrière le manche de son balai.
Matraque à la main, la femme le saisit au col. Elle n’était pas excessivement grande ou large, mais elle semblait avoir de la poigne.
— Tu veux une cellule au cinquième peut-être ? cria-t-elle en le secouant.
— N… non…
— C’est ma faute ! s’empressa de dire Hayalee, mais la gardienne l’ignora et poussa Mìr dans le couloir.
— Dépêche-toi de me finir ça, t’as cinq minutes ! Et toi, tonna-t-elle en pointant sa matraque vers le voisin d’Hayalee, ça te suffit pas d’être en isolement permanent ? Qu’est-ce qu’il faut faire pour que tu la boucles ?
— Je sais pas, peut-être qu’avec un « s’il te plaît » ?
Elle donna un grand coup dans les barreaux.
— Continue à faire le malin, tu vas voir.
Le prisonnier eut la sagesse de ne pas surenchérir et le regard menaçant de leur geôlière se posa sur Hayalee.
— Parler avec ces gars est un délit, alors tu ferais mieux de te taire si tu veux sortir d’ici un jour. Vu ?
Ravalant les mots qu’elle brûlait de lui adresser, Hayalee fit « oui » de la tête. La gardienne repartit. À son passage, la voix de Saru s’éleva au bout du couloir :
— C’est quoi votre problème ?
— La ferme !
Ses pas s’évanouirent et le silence retomba. Hayalee expira un coup et serra les dents. Mìr avait ramassé son seau et disparu. Elle était si près de savoir… mais elle ne voulait pas que son intervention ait des conséquences dramatiques pour les prisonniers. D’un autre côté, pour que l’Alliance leur vienne en aide, elle avait besoin de connaître le fin mot de l’histoire, d’autant plus si les Descendants étaient bel et bien concernés.
Elle approcha à l’angle du mur et des barreaux qui la séparaient de l’autre prisonnier, ouvrit la bouche… et la referma. Peut-être valait-il mieux attendre avant de revenir à la charge. La gardienne tendait sûrement l’oreille. Rien ne pressait. Ou peut-être que si ? Tout compte fait, elle aurait préféré que Saru, Lisandra et Yasuo soient là. Si son voisin était le seul détenu de l’étage, alors tout reposait sur les épaules d’Hayalee, pensée qui n’était pas pour l’aider à se décider.
— Ta curiosité s’est envolée ?
Contre toute attente, l’intervention de la gardienne n’avait pas refroidi les ardeurs de son voisin.
— Je veux pas vous attirer d’ennuis, avoua-t-elle aussi bas que possible.
Il pouffa de rire.
— T’es mignonne. Je suis parti pour rester là jusqu’à la fin de mes jours. J’ai plus le droit aux promenades dans la cour, aux ateliers cuisine et jardinage… Même plus le droit à une piaule avec une fenêtre. On m’a déjà pété les os, fouetté, privé d’eau et de nourriture pendant des jours… Je vois pas quel genre d’ennuis tu pourrais m’attirer de plus. Je suis prêt à me prendre dix coups dans la tronche pour cinq minutes d’une conversation intéressante avec quelqu’un.
Un trémolo de désespoir perça sous la raillerie et Hayalee se sentit prise de nausées. Tant pis pour la gardienne. Il fallait qu’ils sachent.
— Je sais ce que sont les Descendants, dit-elle.
— Vraiment ? Ça, c’est intéressant… Alors, toi et tes copains, vous connaissez les Descendants et vous vous êtes fait arrêter pour parler à un prisonnier ? Ça me fait dire que vous trempez dans des magouilles pas nettes.
— Quel est le rapport entre vous et les Descendants ? éluda Hayalee. Est-ce que… vous en êtes ?
— Si seulement ! J’aurais qu’à claquer des doigts pour sortir d’ici.
Elle se retint de lui faire remarquer que ça n’était pas aussi simple.
— Je te raconte tout ce que tu veux savoir si tu réponds à une de mes questions, dit-il.
— Euh… très bien.
— Qui vous envoie ?
Évidement, il fallait qu’il lui demande quelque chose qu’elle ne devait surtout pas ébruiter. Elle dansa d’un pied sur l’autre.
— Vous auriez pas une autre question… ?
Il rit.
— C’est les règles du jeux, on change pas les règles en cours de route.
Hayalee soupira. Lisandra allait la tuer… mais au point où elle en était.
— L’Alliance.
Il y eut un long silence, durant lequel elle pria pour qu’il ait mal saisi, mais renonce à lui faire répéter.
— Alors ces mecs existent vraiment ?
— Oui, dit Hayalee, résignée à jouer cartes sur table. Et si le gouvernement vous a enfermés injustement, ils feront tout pour vous sortir de là, mais il faut me dire la vérité. Pourquoi est-ce que vous êtes là ?
— C’est pas évident ? On n’a pas eu la chance d’être des Descendants, simplement le malheur d’en avoir pour parents.
Hayalee entrouvrit les lèvres. Voulait-il dire que tous ces prisonniers étaient… des membres de familles de Descendants ?
— Je ne comprends pas.
Ce n’était pas Hayalee qui avait parlé, mais Mìr. Il avança dans le couloir, une ombre d’horreur sur le visage. La cellule d’Hayalee faisait l’angle, il avait dû se cacher derrière le mur pour continuer à épier leur conversation.
— Est-ce que vous êtes en train de dire que… tout le monde ici est innocent ? Et le gouvernement le sait ?
— Bienvenue au pays enchanté des éclairés. Qui t’a piégé d’après toi ?
— Mais…
— Vous vous foutez de moi !
Le sang d’Hayalee ne fit qu’un tour. La gardienne était de retour.
Bon, ça m'a grave fait de la peine de voir que personne écoutait/prenait au séreux Hayalee (bon, en même temps, ce plan quoi ='D), mais j'avoue que ça m'a quand même fait mal de la voir foncer tête baissée en mode yolo ^^" Alors certes, ça a marché, mais c'était quand même pas l'idée du siècle quoi. Pour le coup, Yasuo et Lisandra auraient peut-être pas dû la suivre, parce qu'à partir du moment où Saru parvenait pas à calmer le jeu, yavait peu de chance qu'ils y parviennent et ils auraient peut-être été plus utiles à l'extérieur.
Bon, même à l'intérieur, Hayalee n'est pas la subtilité, c'était peut-être pas l'idée du siècle de dire qu'elle savait pour les Descendants et l'Alliance ='D C'était tellement sûr qu'il y avait un truc louche avec tout ça ='D Au moins, maintenant, ya une vraie raison pour attaquer le donjon, faut libérer au moins 4 Descendants ='D
Bon, ils sont bien dans la merde, je suis curieuse de voir comment tout ça va évoluer ^^" Je suis pas sûre que tonton I pensait que ça se passerait comme ça en les envoyant tous les 4 ='D
On est d’accord que le plan d’Hayalee, c’est pas vraiment un plan. Mais mais, si t’as eu de la peine pour elle c’est bon signe. Elle fait un truc très risqué et très bête, mais j’espérais vraiment qu’on partage sa frustration (et pas qu’on ait juste envie de lui mettre des tartes).
Honnêtement, même quand les choses commencent à dégénérer entre Hayalee, Saru et les gardiens, je crois pas que Lisandra imaginait une seconde qu’ils allaient vraiment les enfermer dans la prison. Pour elle, le plus logique et probable, c’était que les gardiens alertent les veilleurs. Et elle s’est dit qu’elle serait plus douée pour calmer le jeu et inventer des excuses crédibles, elle voulait reprendre la situation en main. è.é Mais oui, si elle avait pensé que le risque de se faire enfermer était réel, elle serait restée cachée.
Aussi, c’est pas un truc que j’ai pu montrer, mais c’est surtout Yasuo qui a initié le mouvement et Lisandra a suivi. Et Yasuo a ses raisons que la raison ignore…
Hayalee fait un piètre espion, faut reconnaître. xD Elle sait pas mentir, que veux-tu.
Clairement, ils ont déjà dépassé les attentes d’Iltaïr. XP
J’espère que l’évolution va te plaire.
Merci pour ta lecture et ton retour. <3