Vincènt vérifia l’étage où il se trouvait. Il avait tellement joué avec le morceau de papier où il avait écrit les détails du rendez-vous que le parchemin avait acquis une texture souple, proche de celle d’un bout de tissu. Il avait envoyé sa candidature pour faire partie de l’équipe de Constànt dès son retour de l’entraînement des Taupes. Les mots du Recteur avaient éveillé son intérêt. Il sentait un changement arriver et refusait de le regarder arriver de côté, même s’il n’appréciait pas Constànt.
Ce fut néanmoins le Haut-Élémancien de cérémonie lui-même qui l’accueillit dans la salle où il lui avait donné rendez-vous. C’était une salle de classe du bâtiment principal de l’Institut, quelconque et sans signe distinctif. Constànt avait pris place sur le bureau du professeur, surélevé sur une longue estrade en bois. Il tournait le dos à un grand tableau noir sale – c’était la fin de journée. Vincènt se réjouit intérieurement de ce choix de lieu. Les salles de classe, il connaissait.
Constànt ne se leva pas à son approche mais lui fit signe de s’asseoir. Vincènt n’eut pas d’autre choix que de s’installer à un bureau du premier rang.
Évidemment.
Le bureau était au niveau du sol et il devait se tordre le cou pour regarder Constànt, perché sur son estrade professorale, alors que le Haut-Élémancien pouvait l’observer à loisir. Il essaya de reculer sa chaise mais les pieds métalliques grincèrent horriblement sur le parquet et le son résonna dans toute la pièce.
Bon. De toute façon, ça m’aurait donné l’air trop décontracté.
Il se résolut à s’accouder à la table et croisa les mains sur le plateau du bureau, attendant le début de l’entretien. Son dossier était ouvert devant Constànt, qui n’accordait pas la moindre attention aux pages étalées devant lui. Vincènt s’efforça de soutenir le regard du Haut-Élémancien sans laisser ses yeux s’égarer vers la flamme qui brûlait paresseusement au-dessus de son épaule.
— Vincènt de Cràte, dit finalement Constànt après un silence, hydro-chercheur de la faculté de Vandrenèj… Jeune diplômé… d’excellents résultats à tous les examens de passage… Vous n’êtes pas un hydro-combattant. La plupart des candidats que j’ai reçus sont des combattants, ou bien des célébrants. Pourquoi voulez-vous faire partie de cette enquête ?
— Je veux comprendre. Comment un élémancien peut-il avoir des marques ? Et pourquoi maintenant, alors que ça n’est jamais arrivé auparavant ? Qu’est-ce qui a changé ?
Vincènt marqua un temps d’arrêt. Il s’était préparé à cette question, bien sûr, mais son entraînement venait de lui glisser entre les doigts. Sa réponse, si elle était vraie, ressemblait trop à quelque chose qu’aurait pu dire le Recteur. Il déglutit, ravala l’enthousiasme qu’il avait senti percer dans sa voix et força son fil de pensées à se calmer :
— Je veux comprendre quels sont les risques exacts. Je veux savoir quoi faire pour empêcher que cela n’arrive à d’autres. Je veux protéger la communauté.
Voilà.
Moins de questions rhétoriques laissant percevoir son penchant pour la méthode scientifique et plus de passion froide et de détermination. Constànt fit la moue et haussa les sourcils en déplaçant une feuille sur son bureau. Il attrapa un stylo plume et griffonna quelque chose en jetant de brefs coups d’œil à Vincènt. Un nouveau silence s’étira entre eux et l’hydro-chercheur s’agita, mal à l’aise. Sa chaise grinçait. Finalement, le Haut-Élémancien releva les yeux :
— Et que pouvez-vous apporter, puisque vous ne savez pas combattre ?
Les pensées de Vincènt se dirigèrent d’instinct vers les Taupes et ses doigts se crispèrent sur la table. Il commençait à ne plus pouvoir tenir en place.
— Il n’y a pas qu’une seule manière de combattre, s’entendit-il répondre.
La dernière sonnerie de la journée retentit et un flot d’élèves se déversa dans les couloirs. Par la cloison en verre martelé qui séparait la salle du hall, Vincènt vit leurs ombres se diriger vers les escaliers. Les murs n’étaient pas isolés ; on percevait des raclements de chaises depuis les salles voisines et des bribes de conversations de tous les côtés. Les yeux de Vincènt se portèrent sur le couloir, sur la flamme de Constànt et sur les fenêtres qui donnaient sur la cour intérieure. Le soleil d’été baissait lentement et la pierre du bâtiment commençait à renvoyer dans l’air la chaleur qu’elle avait accumulée au cours de la journée. Les premiers élèves se déversèrent dans la cour et se dirigèrent dans un même flot vers la sortie de l’Institut. Avaient-ils eux aussi été convoqués à l’exécution ?
Concentre-toi.
Vincènt se fit violence pour reporter son entière attention sur Constànt.
— Vous êtes le dernier dossier que nous avons reçu avant la fin des candidatures, disait le Haut-Élémancien. Et je mets un point d’honneur à recevoir le premier et le dernier candidat. Pourquoi si tard ?
— Il se passe quelque chose de grave et d’important, répondit Vincènt en serrant les poings. Et je ne peux pas rester à regarder sans rien faire ?
Il aurait aimé que la dernière phrase sonne davantage comme une affirmation, mais c’était dit. Constànt fit une moue indéchiffrable, écrit encore quelque chose sur sa feuille et congédia Vincènt :
— Vous aurez des nouvelles si vous êtes pris.
Si vous n’êtes pas pris, vous pouvez toujours attendre, devina Vincènt en quittant la salle sans pouvoir estimer s’il avait réussi ou non l’entretien.
***
Les jours suivants ne furent pas de tout repos. Vincènt ressassait le déroulé de l’entretien dans sa tête dès qu’il avait un instant l’esprit libre. Et puisque sa mission de recherche actuelle n’était pas très prenante, ça arrivait souvent. Il changeait d’état d’esprit tous les jours, convaincu qu’un refus ne serait pas si grave ou persuadé qu’il passerait à côté de l’opportunité de sa vie. Il était dans une phase d’acceptations d’échec lorsqu’il reçut enfin sa réponse : il était convoqué.
Le message n’était pas écrit sur un papier officiel et seul le sceau du Haut-Élémancien de cérémonie attestait de son origine. Il était également très avare de détails et Vincènt se rendit à l’heure convenue dans une autre salle de l’Institut sans trop savoir à quoi s’attendre.
Des chaises étaient déjà occupées. Debout sur l’estrade professorale, Constànt retenait une manche de son aube pour ne pas la recouvrir de craie et inscrivait des informations sur le tableau. Vincènt voulut faire une entrée discrète en passant par la porte située au fond de la salle, mais Constànt le vit et le fit avancer pour signer un registre posé sur une table du premier rang. Il sentit les regards des autres enquêteurs braqués sur lui alors qu’il retournait s’asseoir au fond et en profitait pour leur jeter à eux aussi des coups d’œil discrets.
Ils étaient une petite dizaine en tout. Il y avait une majorité de combattants, reconnaissables aux protections de cuir qu’ils portaient aux bras, aux tibias et à la poitrine par-dessus leur uniforme. Quelques célébrants en robe ample et peut-être deux techniciens en tenue de travail complétaient l’assemblée. Le plus âgé ne devait pas avoir plus de quarante ans et Vincènt ne repéra pas d’autre jeune diplômé comme lui.
Évidemment, il était le seul chercheur. Et le seul aussi à ne pas mobiliser son élémancie en continue. Au-dessus de l’épaule de chaque élémancien présent flottait un petit concentré de matière, qui se mouvait paresseusement sous l’impulsion d’un appel élémantique en sourdine.
Il s’empressa de s’asseoir sur une chaise et comme l’attention générale se retournait vers Constànt, il en profita pour réaliser un appel, la bulle d’Albàne en tête. Cette idée ne lui plaisait pas mais il devait s’intégrer dans le groupe. Sa volonté d’explorer le fonctionnement des Arcanes ne serait jamais une motivation suffisante à leurs yeux.
Malheureusement, l’air ambiant n’était pas assez humide. S’il avait poursuivi son appel, Vincènt n’aurait récolté qu’une larme. Il ferma un instant les yeux, concentré sur sa respiration et sa conscience. Les Arcanes élémentaires répondirent à son invocation et il fit apparaître de l’eau devant lui avant de la condenser en une sphère qu’il envoya flotter au-dessus de son épaule. Il ouvrit les yeux, acheva son invocation et la remplaça par un appel pour garder la bulle d’eau en place. C’était plus facile maintenant qu’elle était dans son environnement et ça demanderait moins d’énergie à maintenir que l’invocation.
À cet instant, la porte de la salle s’ouvrit et un homme entra en trombe dans la pièce. Échevelé, il portait une paire de lunette qui avait glissé en travers de son nez et une besace si lourde qu’il la soutenait d’une main par le dessous. Il avait traversé la moitié de la salle quand Constànt le fit revenir sur ses pas pour signer le registre. Il se laissa finalement tomber sur une chaise à côté de Vincènt et Constànt sourit à son assemblée :
— Nous voici au complet et nous allons pouvoir commencer.
Vincènt jeta un regard curieux au nouvel arrivant et se redressa sur sa chaise lorsqu’il reconnut son uniforme de chercheur. Il guetta son poignet gauche et y trouva un bracelet jaune d’aéromancien. En l’observant mieux, il se rendit compte que ses cheveux n’étaient pas seulement échevelés : ils étaient continuellement agités par une brise qui dansait autour de lui.
— Je résumais à nos amis arrivés à l’heure les derniers faits, mais si vous avez lu la presse de ces derniers jours, vous êtes déjà au courant de tout.
L’aéro-chercheur se pencha en avant, le menton sur les coudes, et hocha la tête. Ses cheveux noirs et lisses, sa mâchoire carrée et ses lunettes rondes cerclées de noir disaient vaguement quelque chose à Vincènt.
— La spiri-élémancienne a été arrêtée lors d’un mouvement de foule ayant eu lieu au sein du Marais, c’est donc là-bas que nous avons concentré tous nos efforts. À force de persévérance, nous avons pu mettre la main sur un informateur précieux, qui lui-même a fini par nous révéler quelque chose de capital.
Vincènt observait les autres enquêteurs à la dérobée. Tous étaient suspendus aux lèvres de Constànt. En regardant une nouvelle fois le dernier arrivant, il eut une illumination : évidemment qu’il avait déjà vu son visage quelque part ! C’était Nìck de Vandrenèj, un aéro-chercheur qui avait grandement contribué à la conception des modèles de chars à voiles les plus récents. Vincènt se détendit. Si un autre scientifique était présent, peut-être pourraient-ils faire en sorte que l’enquête prennent une tournure vraiment intéressante.
— Nous savons désormais où se trouve la maison de la spiri-élémancienne.
De nouveau, Vincènt s’attacha aux réactions des autres enquêteurs. La haine qu’il vit soudain tordre le visage de Nìck lui fit l’effet d’une douche froide. La brise maintenue par l’aéro-chercheur s’agita furieusement, allant même jusqu’à faire voler les pages du carnet de notes d’un célébrant devant lui. Tout son corps s’était tendu et tandis que ses cheveux se hérissaient follement autour de sa tête, ses yeux brillaient d’une hostilité qu’il ne cherchait pas à cacher.
Vincènt recula contre le dossier de sa chaise et ravala un soupir.
Constànt se faisait aider d’un combattant du premier rang pour accrocher au tableau une grande carte du quartier du Marais. C’était l’avant-dernier cercle des remparts de la capitale, avant les quartiers neufs des Faubourgs. Vincènt n’y avait jamais mis les pieds, s’en tenant à sa réputation. Même si les grandes bandes de voleurs en avaient été chassées, c’était un quartier redoutablement malfamé.
— Ceci est la carte la plus récente dont nous disposons, mais vous savez comme moi qu’elle n’est sans doute déjà plus fiable.
Les combattants acquiescèrent d’un même mouvement.
— Grâce à la… collaboration de notre informateur, nous avons toutefois une adresse bien précise.
Un bâtiment avait été entouré d’un cercle rouge.
— Nous nous y rendrons demain matin. J’espère que vous saurez vous décharger de vos obligations professionnelles… je ne vous cache pas que nous avons besoin de chacun d’entre vous. Ce n’est pas une opération sans danger.
Les célébrants rentrèrent le cou dans leurs épaules. Peu rassurés, les techniciens guettaient la réaction des combattants et calquaient maladroitement leur attidue sur la leur. Nìck continuait au contraire de se pencher en avant, tout tendu vers Constànt. Si la haine avait disparu de son visage, Vincènt pouvait presque voir les rouages de son cerveau s’activer alors que le Haut-Élémancien exposait les détails de l’opération.
Vincènt finit par se détacher des autres enquêteurs pour prendre des notes. Il recopia sommairement la carte du Marais et l’annota comme Constànt. Contrairement aux célébrants qui pâlissaient à vue d’œil, Vincènt ne s’inquiétait pas d’éventuels heurts. Il était une Taupe et savait se battre – il allait juste falloir qu’il se batte discrètement. Étrangement, Nìck ne semblait pas non plus inquiet.
— Le principal danger vient des habitants du quartier, conclut Constànt. Ils protégeaient sans doute la spiri-élémancienne. Et quand bien même ils ne la protégeaient pas, je doute qu’ils apprécient qu’on mette le nez dans leurs affaires.
— Mais on va être accompagnés par la garde, n’est-ce pas ? demanda le célébrant dont Nìck avait fait voler les notes.
Constànt fit une grimace que Vincènt eut du mal à interpréter :
— L’empereur n’a pas voulu nous accorder des hommes. Nous serons seuls.
Le célébrant blêmit et Constànt clôtura la réunion.
***
Vincènt retrouva les enquêteurs au pied des murailles les plus extérieures de la ville. Le quartier où ils se trouvaient était populaire mais plutôt calme à cette heure où le soleil se levait. La lumière filtrait à travers les grilles de certains commerces mais la plupart des habitations dormaient encore.
Les combattants du groupe avaient remplacé leurs protections de cuir par des pièces de métal, qu’ils ajustaient avec sur le visage un air concentré. Vincènt chercha des yeux Nìck de Vandrenèj, qu’il trouva en grande conversation avec un pyro-combattant aux épaules carrées. Lorsqu’il s’approcha, le pyro-combattant lui jeta un regard sceptique :
— Il va s’en sortir au moins ? demanda-t-il à Nìck alors que Vincènt se trouvait juste sous son nez.
L’aéro-chercheur haussa les épaules et dévisagea Vincènt avec le même air peu convaincu.
— Je ne sais pas, dit-il après un silence. Je ne le connais pas.
Vincènt ouvrit la bouche pour répliquer mais le pyro-combattant se tourna vers les autres :
— Rassemblement ! ordonna-t-il.
Les combattants se rapprochèrent tandis que les célébrants se tenaient en retrait. Le pyro-combattant avait été choisi par Constànt, qui ne se joindrait pas à eux, pour prendre la tête des opérations. C’était un sergent de l’armée et le plus vieux du groupe. Il réitéra calmement les recommandations données par Constànt – rester groupés, s’en tenir à son rôle, être méthodique dans l’inspection et signaler tout événement anormal – et s’assura que tout le monde savait ce qu’il avait à faire.
Conformément aux consignes, Vincènt portait son uniforme de chercheur. Les élémanciens opéraient ici à titre officiel et l’opération servirait l’enquête. Avec un peu de chance, elle calmerait aussi l’opinion de leurs confrères manifestants.
L’hydro-chercheur sentait la nervosité monter. Alors qu’il y était habitué, il était engoncé dans sa robe qui lui fit soudain l’effet d’être trop ample. Si quelque chose tournait mal, il ne serait pas libre de ses mouvements. Mais c’était sans doute une bonne chose : ce n’était certainement pas la bonne occasion pour faire la Taupe.
Ne prêtant qu’une oreille au discours du pyro-combattant qu’il avait déjà entendu dans la bouche de Constànt, Vincènt observa les alentours. Les portes des remparts étaient déjà ouvertes et un soleil orange allongeait l’ombre des murs sur le pavé. Les soldats en faction les observaient d’un air ensommeillé depuis leur poste. La voix du pyro-combattant résonnait peut-être un peu trop fort dans les rues vide. Vincènt se mit à jouer avec sa bulle d’eau qu’il n’avait cette fois pas oublié d’appeler. Il la faisait distraitement tourner entre ses doigts lorsque le pyro-combattant ordonna enfin le départ. Sans plus de cérémonie, ils passèrent les portes et pénétrèrent dans le Marais.
Vincènt faillit s’étaler sur le pavé. Recouvert d’un mélange d’eau, de boue et de ce qui ressemblait à des algues, le sol changeait de texture dès la ligne de la muraille franchie. Les bottes des élémanciens émettaient des bruits spongieux et Vincènt dut se concentrer pour ne pas glisser. La chaussée inégale était parfois défoncée et des pavés délogés gisaient çà et là entre des piles de déchets. Dans les caniveaux bouchés, sur le pas des portes, dans les angles des immeubles ou même au milieu des rues, il y avait de tout – partout. Planches pourries, caisses éventrées ou paniers de légumes trop noirs pour être consommés s’entassaient au petit bonheur la chance. Vincènt s’efforça de se concentrer sur le chemin qu’ils empruntaient mais renonça très vite. Les rues n’avaient rien à voir avec le tracé fourni par Constànt. Des extensions de bois branlantes et des constructions bancales qui possédaient parfois un étage poussaient sur les murs et au fond des impasses. Le Marais changeait tout le temps et la carte n’était effectivement plus à jour.
Les rues étaient étrangement calmes. Nìck ne cessait de jeter des coups d’œil derrière lui et Vincènt se surprit bientôt à faire de même. Il entendait des voix – des râles d’ivrognes, des cris d’enfants ou des hurlements de femmes – mais ne voyait personne. Il était peut-être tôt, mais ça restait anormal.
Le pyro-combattant s’était arrêté à l’angle d’une rue. La tête dépassant au coin d’un mur, il tournait le dos aux enquêteurs. Si Vincènt avait complètement perdu le fil de leur itinéraire, il sentit à la tension environnante qu’ils étaient arrivés. Nìck se pencha en avant, l’œil brillant, et Vincènt ramena sa bulle d’eau près de sa main.
— Bon, fit le pyro-combattant en se retournant. On a un problème.
Les enquêteurs échangèrent des regards. Vincènt chercha quelqu’un avec qui partager sa perplexité mais personne ne lui prêtait attention. Le pyro-combattant se pencha de nouveau dans l’angle de la rue et commenta :
— La vache, ils sont nombreux.
Les célébrants blêmirent et reculèrent et Vincènt se tendit.
— Bon, on oublie le plan.
Vincènt grimaça et voulut faire une suggestion plus fine mais le pyro-combattant s’exclama soudain :
— Qu’est-ce que tu fous, toi ? Reviens ici, espèce d’âne !
Nìck s’était avancé à découvert dans la rue, sa brise tourbillonnant furieusement dans ses vêtements et ses cheveux ébouriffés. Il rajusta ses lunettes sur son nez d’un geste du doigt, la bouche étiré en un sourire de prédateur qui fit remonter un frisson le long de la colonne vertébrale de Vincènt. Les autres enquêteurs n’eurent pas d’autre choix que de se montrer eux aussi.
La maison de la spiri-élémancienne se tenait devant eux. Ou plutôt, elle penchait devant eux. La spiri-élémancienne occupait un immeuble si insalubre qu’il paraissait se reposer sur son voisin de gauche pour ne pas tomber. Sa façade recouverte d’un crépi orange et sale était lézardée, le balcon du deuxième étage avait commencé à s’effondrer et les fenêtres du rez-de-chaussée soutenues par des poutre de bois plus récentes menaçaient de s’affaisser sur elles-mêmes.
Entre eux et l’immeuble, il y avait des gens. Ils étaient des dizaines, le visage sale, les habits usés, armés de fourches, de bouteilles vides, de planches et de poutres. Ils fixaient les élémanciens d’un air au moins aussi mauvais que celui qu’affichait Nìck à cet instant.
Le pyro-combattant essaya d’attraper l’aéro-chercheur par l’épaule mais la brise autour de lui prenait des airs de tornade furieuse et il ne put avancer la main.
— Hors du Marais ! hurla quelqu’un.
Le cri fut repris par la foule. Le cœur battant à tout rompre, Vincènt dut se faire violence pour ne pas reculer. Les célébrants avaient déjà fait plusieurs pas en arrière, suivis par les techniciens, et seuls les combattants n’avaient pas bronché. Le visage fermé, ils attendaient les ordres du pyro-combattant. Ce dernier se tourna vers eux, l’œil paniqué :
— Il faut qu’on se replie, dit-il sans que cela ne sonne tout à fait comme un ordre. Il faut annuler l’opération et…
Mais Nìck ne l’écoutait pas. Les mains ouvertes, le même sourire aux lèvres, imperturbable devant la foule des gens du Marais, il lança d’une voix forte :
— Écartez-vous !
Les gens du Marais s’entre-regardèrent, partagés entre la surprise, le scepticisme et le rire.
— Écartez-vous, répéta Nìck, ou c’est moi qui vous écarterai !
Ils resserrèrent les rangs, raffermissant leur prise sur leurs armes de fortune. Alors Nìck projeta ses bras en avant et poussa l’air devant lui, pouces joints et paumes ouvertes. Tout le reste de son corps suivi et son appel élémantique souleva une rafale de vent qui vint renverser les premiers rangs des habitants du Marais. Ils titubèrent et perdirent l’équilibre, renversant quelques-uns des rangs suivants au passage.
— Je vous avais prévenus, commenta Nìck en reprenant sa progression.
— Hérétiques ! hurla soudain une voix.
Vincènt fit volte-face. Une marée rouge se ruait vers eux. Des rues adjacentes, des toits des bâtiments et même de l’intérieur de certains immeubles, des élémanciens affluaient. Certains portaient de grandes pancartes, d’autres des tracs qu’ils lancèrent vers le ciel sans se soucier de l’endroit où ils retomberaient.
— Hérétiques ! reprenaient-ils.
C’était une force suffisante pour rivaliser avec celle des habitants du Marais, qui se crispèrent davantage sur leurs armes et reculèrent vers l’immeuble de la spiri-élémancienne tandis que leurs premiers rangs se relevaient avec une grimace.
Les élémanciens accéléraient et couraient presque vers l’immeuble. Secoués par une vague de détermination, les habitants du Marais se campèrent sur leurs positions. Vincènt et les autres enquêteurs étaient pris entre les deux.
Le pyro-combattant tourna vers eux un regard dépassé :
— Bon, lâcha-t-il d’un ton fataliste. Changement de plan, oui. Débrouillez-vous pour passer. On se retrouve à l’intérieur.
Avec un cri, il se mêla aux autres élémanciens, suivis par les combattants. Vincènt fut immédiatement happé à sa suite.
D’un accord tacite, les élémanciens entourèrent les enquêteurs pour les faire progresser vers l’avant. Vincènt essaya d’appeler un peu d’eau depuis le sol pour augmenter la taille de sa bulle mais il n’en eut pas le temps. Il se retrouva bientôt compressé de toutes parts, balloté par une marée humaine d’uniformes rouges, et rompit son appel élémantique sans le vouloir. Les deux foules se bousculaient, refluant l’une contre l’autre comme des vagues. Les bras repliés et plaqués contre le corps, le nez dans les cheveux de son voisin de devant, Vincènt essayait de se ménager un peu d’espace personnel mais dû bientôt se rendre à l’évidence : résister ne l’aiderait pas.
Il essaya de se détendre, le cou renversé et le nez levé vers le ciel pour respirer un peu d’air, et se laissa emporter en se concentrant pour ne pas trébucher. Il y avait des cris, des bourrasques et des explosions de flammes.
Vincènt fut soudain précipité en avant et faillit perdre l’équilibre. Se rattrapant en agitant les bras qu’il avait maintenant la place d’écarter, il se redressa pour se retrouver dans un hall d’immeuble crasseux et sombre. Les célébrants enquêteurs avaient été poussés en même temps que lui ; ils furent vite rejoints par le reste de l’équipe. Seul Nìck était resté dehors, ralliant les élémanciens à sa suite. Vincènt comprenait mieux pourquoi il n’avait eu de cesse de se retourner pendant leur trajet : c’était lui qui les avait invités.
On referma les portes de l’immeuble derrière eux. Vermoulues et délabrées, elles filtraient à peine les sons en provenance du dehors. Les deux foules continuaient à hurler.
Le hall était encore occupé par une petite dizaine d’habitants du Marais. Les enquêteurs combattants se portèrent au-devant de leurs confrères et eurent tôt fait de dégager un passage, balayant les locaux en projetant des rafales et des jets d’eau qui en firent basculer certains par-dessus le garde-corps de l’escalier.
Enfin, l’équipe de Constànt atteignirent l’appartement de la spiri-élémancienne.