Charles ne comptait plus le nombre d’alcools que Mazarin ingurgitait. Pour sa part, il n’avait jamais versé dans la boisson et ne supportait pas ceux qui s’y adonnaient. Malgré cela, il reprit son récit comme si de rien n’était :
– En 1796, le Général Moreau marchait sur Vienne à la tête des armées réunies de Rhin-Moselle et de Sambre-et-Meuse. Les Français souhaitaient effectuer des missions de reconnaissance avant d’engager leurs hommes dans la traversée de l’Allemagne.
Lors de leur stationnement à Gambsheim, en Alsace, ils recrutèrent des guides bilingues. Dans ce rôle, personne ne pouvait rivaliser avec moi et je m’enrôlai comme volontaire. Je vis là l’opportunité de pérenniser ma prospère affaire de contrebande, tout en complétant mes revenus par cette nouvelle activité. Vous avez compris que je ne me contentais jamais d’un unique, ni même d’un double bénéfice. Ainsi, grâce aux missions que l’on me confia, j’étendis mes réseaux et mon influence à l’est du Rhin. En pastiquant la maltouse[1], je développai mes contacts auprès desquels j’obtins des informations cruciales. Bien sûr, je les utilisai à mon compte tout en les partageant avec les troupes françaises. Outre les fortes récompenses pécuniaires, je m’offris en compensation de mes services, ceux de soldats et d’officiers. Contre quelque argent, ils assurèrent la sûreté de mes routes de transport.
Dans un contexte instable et périlleux, je créai d’une outrageuse manière un efficace système dédié à ma réussite. Cependant, si je m’enrichissais, on qualifiait de remarquables l’extrême utilité de mes relations et la précision régulière de mes renseignements.
En 1797, fort de mes diverses ressources, j’installai ma famille à Strasbourg où j’exerçai quelque temps le métier d’épicier. Appuyé par des amis bien placés à la municipalité, je demandai la nationalité française. Une fois obtenue, je changeai mes prénoms pour Charles Louis et je fus reconnu, malgré les réticences de certains, comme bourgeois de la ville. J’ouvris alors une affaire de négoce et de fabrique de tabac en m’associant avec un homme moyen, Georges Goguel. Je lui confiai la gestion des tâches officielles pendant que je me consacrais à mon rôle de liaison pour l’armée française.
En peu de temps, celle-ci me sollicita de plus en plus, au détriment de mon commerce interlope. Je mis en œuvre une idée que je préparais depuis un certain temps. Sur mes propres deniers pour commencer, je me reconvertis dans l’assurance de contrebande. Contre une prime proportionnelle à la valeur de marchandises interdites, j’en certifiais l’indemnité aux trafiquants, en cas de saisie par les douanes. En quelques mois, je devins le garant de l’ombre grâce à ma parfaite connaissance du Rhin et à mon vaste réseau. Je n’avais aucun scrupule à jouer d’une certaine malhonnêteté. Mes ordres orientaient la sécurité des routes. Avec la plus grande discrétion, j’envoyais des indications anonymes aux gabelous[2]. Ils se postaient en embuscade à l’endroit où je le décidais, au gré de mes intérêts du moment. De cette manière, je piégeais les contrebandiers qui rechignaient à bénéficier de mes services et je m’aliénais mes clients. Si l’un d’entre eux s’avisait de rompre son contrat, mes manœuvres le faisaient revenir tôt ou tard dans mon giron. Personne ne me soupçonna jamais de tirer les ficelles de la sécurité douanière entre la France et l’Allemagne.
Mazarin empilait de petits verres d’ouzo qu’il avait vidés goulûment. Charles garda le silence quelques secondes.
– Votre Éminence, remarqua Schulmeister, si tout cela vous semble rébarbatif, nous pourrions nous arrêter là. Préférez-vous que…
– Non, non, non, rétorqua le cardinal. Cela fait malheureusement partie du processus obligatoire d’entrée en ces lieux. Pas de bol pour moi…
Songeur, il soupira avant de verser une fiole d’Élixir des Chartreux au fond de sa gorge sans déglutir.
Un bruit sec et métallique claqua dans le silence de la pièce. Charles fut si surpris qu’il sursauta et valdingua de sa chaise qui penchait à droite. Les quatre fers en l’air ahuri, il écarquilla les yeux dans une expression à la perplexité comique. Il se ressaisit et, vexé, s’empressa de reprendre une attitude digne, sans succès. Il s’emmêla les pieds dans ceux du siège récalcitrant et ne s’en dépêtra qu’après un ridicule combat. Il proféra de nombreux jurons alsaciens. Quand il se releva enfin, Mazarin lui lança un regard sévère et lui intima de bien se tenir. Le cardinal s’attendait à une visite.
Une large trappe se découpa dans le sol entre le bureau et le fond de la salle. Un vent de soufre souffla une épaisse fumée qui lécha les parois de la pièce. Des mugissements rauques précédèrent l’ascenseur qui s’éleva devant les deux hommes. D’un style Art nouveau, la machine était un chef-d’œuvre de ferronnerie dont les décors floraux, les houppes et les entrelacs semblaient animés. La porte s’ouvrit et un liftier exécuta une sortie avec la grâce d’un danseur de ballet. La comparaison s’arrêtait là, car le physique de l’individu inspirait l’horreur absolue. De haute stature, son squelette dépassait de son uniforme impeccable et supportait des chairs fondues. Un calot coiffait un crâne tout en coulures de cuir chevelu dont les brins couvraient deux orbites vides. Incrustés dans les pommettes, ses globes oculaires s’agitaient de manière erratique. Sa mâchoire se balançait au bout de tendons au rythme de ses mouvements. Il se plaça dans le prolongement du ventail qu’il tint en main et mima une sorte de garde-à-vous. Il s’exprima sur un ton militaire :
– Buru du cruduln Muzru ! Suyu lubenvenu Sulumbul Usturtu.
L’ascenseur cracha des volutes de cendres pestilentielles qui prirent la forme d’une silhouette féminine au délicieux déhanché. Tout en progressant vers le bureau, celle-ci mua en une créature effrayante. Un énorme corps de chien gris-anthracite émergea le premier. Les babines retroussées, sa terrible gueule semblait aboyer sa rage en silence et donnait des crocs dans l’air. Ses lourdes pattes avant marquaient le sol d’empreintes de lave et tiraient sa carcasse massive des sombres fumerolles. Par endroits, le pelage manquait et dévoilait un cuir d’écailles sanguinolentes. Il partageait le bassin d’un monstre humanoïde aux jambes de bouc et aux serres de dragon. Un buste décharné laissait pendre de longues mamelles sèches et supportait le plus horrible visage de femme que l’on n’eut jamais rencontrée. Ses cheveux filasse tombaient sur une peau purulente et creusée de sillons tranchés au soc. Des lèvres déchirées de gerçures s’écartèrent à la faveur de dents acérées dans un sourire du même éclat que quatre yeux sans iris ni pupille. Une couronne archaïque, faite de pierres grossières, coiffait cette face repoussante. Un serpent surgit par-dessus ses épaules et s’enroula autour de l’un de ses bras musculeux. Une paire d’ailes de dragon et une seconde en plumes défraîchies s’agitaient dans son dos. Enfin, une longue queue reptilienne et hérissée terminait cette atroce apparition en suintant d’un jus visqueux. Le monstre s’arrêta devant Charles qui tremblait et tenait encore sa chaise de camping en main. La tête de molosse le renfila et claqua des crocs, l’autre s’adressa à lui d’une voix éraillée :
– Je lis dans ton esprit, matricule 900Z-588/112a74.
La peur submergeait Charles.
– Tu brûles de désiiiiir pour moi, n’est-ce pas ?
Elle fourra son museau de chien entre ses cuisses qu’elle flaira avec une grande brutalité. Il crut mourir une seconde fois.
– Mazariiiiin ! s’écria le monstre en se tournant vers celui-ci.
– Oui ? répondit celui-ci qui n’en menait pas large non plus. À votre service ô, Selem-Ba’al Astarté. Je suis l’ombre du ver qui grouille dans l’ombre de votre ombre.
– Ouiiiii, râla la créature en contournant Charles pour se rendre près du cardinal. J’ai entendu diiiiire que tu souhaitais apporter des conseils au sujet des affaires du Trésor ?
Sa queue claqua le sol avec tant de force qu’une brèche le fissura jusqu’à l’ascenseur.
– Ôoooh Votre Sérénissime Grandeur, je soupçonne que l’on ose vous tromper, déclara l’ecclésiastique d’un ton mielleux. J’ai le plus dévoué respect pour votre gestion des finances infernales. Je ne saurais me comparer au génie qui vous anime et je n’ai jamais caché l’admiration que j’ai pour vous, Superbissime Beauté des Enfers réunis.
– Quiiiii m’aurait mentiiiii ? demanda Astarté amadouée par ces compliments dont elle ne parut pas percevoir l’hypocrisie.
– Je le dévoile sans détour, ma Reine. Il s’agit de Madame de Médicis ! J’ai ouï dire qu’elle prétend être meilleure régente ici-bas et qu’elle ne cesse de critiquer les dépenses de l’Empire. Elle serait même opposée à vos investissements dédiés aux orgies. D’aucuns affirment qu’elle consacrerait son temps libre à la prière. Le devoir sacré s’est imposé à moi d’en apprendre plus. Ce que j’ai découvert m’a tout bonnement révolté !
Astarté garda un silence pesant et impossible à interpréter.
– Ô, Selem-Ba’al Astarté, poursuivit-il sur un ton de confidence et d’une étonnante assurance, cela va bien plus loin. Je craignais de me présenter à vous sans preuve tangible. Maintenant que je les possède, je redoute votre courroux. J’implore Votre Grandeur de considérer que je suis son humble serviteur.
– Parle ! souffla la fétide démone.
– J’ai découvert que Madame de Médicis entretient une correspondance au-delà de nos frontières… il fit mine d’hésiter, elle envoie des plis au Paradis.
De colère, Astarté frappa un mur de sa queue et y perça une brèche. Mazarin se prosterna.
– Voici une eau-forte que j’ai interceptée et qu’elle destinait à son amant, affirma-t-il en extirpant de sa manche un dessin du Kāma sūtra. Un coursier m’a apporté cette lettre et ces polaroïds.
Il tendit un papier plié et des clichés à la déesse infernale.
– Ô, magnifique Astarté ! Catherine de Médicis voue une passion sans limites à Jésus Christ ! lança-t-il d’un mauvais ton théâtral digne. Elle fait des selfies, toute nue !
Astarté poussa un cri si strident que Charles crut être transpercé par des milliers d’aiguilles incandescentes. Il fléchit et se rattrapa sur le bureau. La démone fit volte-face vers l’ascenseur et s’y précipita en proférant des mots de fureur en une langue inconnue et sale :
– Médiciiiiiis ! Slut Put ! Scalop dchienn ! Jvu tmosscrü !
Elle s’engouffra dans la cabine dont le liftier se pressa de fermer la porte et la machine disparut comme elle était venue.
En état de choc, Schulmeister tremblait de la tête aux pieds. Il perçut à cet instant l’horreur de cet endroit et la gravité de sa situation. Toujours debout, il vit Mazarin ouvrir un petit carnet qui contenait une liste de noms rayés. Il gratta de sa plume Catherine de Médicis.
– En voilà une qui ne m’emmerdera plus ! Ah, il n’est pas né celui qui prendra ma place, conclut-il. Asseyez-vous, ordonna-t-il à Charles qui s’exécuta.
Les tripes retournées, il se sentit bouleversé par ce qui venait de se passer. Son instinct de survie puisa dans ses plus fortes ressources pour se ressaisir. Il lui fallut plusieurs minutes pour y parvenir. De son côté, le cardinal tapotait sur son rectangle noir en ricanant et en balbutiant des insultes à l’encontre de sa victime. Le regarder ainsi aida Charles à remettre son cerveau en branle. Son intelligence reprit le dessus et il analysa ce qu’il avait observé. À l’évidence, les Enfers abritaient des créatures monstrueuses et puissantes auxquelles s’opposer relevait de l’inconscience pure. En revanche, Mazarin lui avait démontré l’incroyable possibilité de les manipuler. Sous son horrible aspect, cette Astarté se laissait bercer par des compliments creux et mal élaborés. Elle éprouvait des sentiments que le cardinal utilisait avec une extrême facilité. D’autre part, la conclusion de cet entretien entre les deux démons dévoilait des joutes politiques identiques à celles du monde vivant. Enfin, les Cieux et les Enfers communiquaient et c’était là une information de premier ordre. Schulmeister perçut un espoir qui lui échappait encore l’instant d’avant. Il sut alors comment orienter l’ecclésiastique dans la direction qui lui serait la plus favorable. Il inspira profondément pour se donner du courage et pour balayer du mieux possible les images vives de cette Reine, ce monstre hybride. Il ressentait en outre une intense douleur au niveau des testicules et sa chaise ne l’aidait pas à adopter une position confortable.
– Eh, bien ? Vous souhaitez un carton d’invitation ? s’impatienta Mazarin qui fêtait sa satisfaction avec un petit fût de vin grec.
– Pardonnez-moi, Votre Éminence. J’ai perdu le fil de mon histoire.
– Personne ne me soupçonna jamais de tirer les ficelles de la sécurité douanière entre la France et l’Allemagne, lut-il sur livre d’un ton agacé.
– Ah, oui. Mon activité d’assureur de contrebande grâce à laquelle, j’accrus une grande fortune. On la perçut comme la juste rétribution de ma réussite d’honorable commerçant.
Au prix d’un effort surhumain, Charles relança son histoire d’une manière aussi hardie qu’avant l’irruption d’Astarté :
– J’investis ensuite dans la propriété de plusieurs domaines. En quelques années, j’atteignis le statut financier nécessaire à ce que s’ouvrent à moi les portes de la plus haute catégorie sociale de l’époque. Je fréquentais de prestigieuses personnalités, des bourgeois et des notables. Ces parvenus remplaçaient la noblesse que j’exécrais. Malgré l’absence de titres, ils dominaient le peuple de la même manière que leurs prédécesseurs. Ces fourbes mangeaient dans ma main, persuadés de profiter de mes nombreuses relations. Vous le savez, les petits puissants sont toujours en quête de croiser leurs supérieurs, souvent pour présenter leurs doléances. Je les laissais m’utiliser à leurs fins et bénéficier de mes diverses ressources. De mon côté, j’abusais des leurs.
Ils ignoraient faire partie d’une liste que j’avais établie plusieurs mois à l’avance. Aucune de mes rencontres n’était le fruit de conséquences hasardeuses, encore moins d’heureuses opportunités. Je jouais de ma capacité à varier mes services et à me rendre créancier. Je maîtrisais chaque nœud d’une toile que je tissais de plus en plus large. Toute nouvelle relation remplissait un objectif précis. Chacun de mes actes et chacun de leurs effets s’inscrivaient dans un projet complexe que j’affinais sans cesse.
– Quel projet ? coupa l’ecclésiastique.
Il avait noté chaque mot de Schulmeister tout en éclusant un White Russian, un Bellini, un Long Island Iced Tea, deux Painkillers, quatre Delirium Tremens, une bouteille de calvados et un French 75. À en juger par le rythme redoublé des apparitions de boissons, le résultat de sa manigance le satisfaisait au-delà de ses espérances.
– Permettez-moi de revenir à mon plan plus tard, Votre Éminence. Je structure le récit de ma vie, car ses facettes sont nombreuses. J’élaborais d’ailleurs des stratégies pour ne pas me perdre au travers de mes différentes personnalités. Je construisis mon image intérieure, celle du conquérant de l’ombre d’un territoire multidimensionnel. Je revêtis l’étoffe du maître absolu d’un réseau aux ramifications en constante expansion. Personne ne cherchait à en évaluer l’exacte étendue et c’était l’un des traits fondamentaux de mon projet. Si on me savait homme d’une certaine influence, j’en dispensais la juste dose de notoriété. Marchand, contrebandier et agent de renseignements pour l’armée, il s’avérait essentiel de contrôler chaque aspect de ma vie. Au contraire de ce que l’on pourrait penser, mes opérations de commerce en tous genres demandaient la plus grande vigilance.
J’avais conscience que l’on ne peut réussir sans provoquer la jalousie, la défiance, voire la haine. Je poussais mon esprit aux calculs les plus savants, convaincu d’une dogmatique nécessité de contenter le besoin qu’auraient les hommes d’agir à mon encontre.
Quitte à créer mes propres ennemis, il m’appartenait de déterminer moi-même leur capacité de nuisance. Je ne souhaitais pas démontrer ma supériorité, car la garder secrète me permettait d’en user à loisir. Aussi contrôlais-je les soupçons et les rumeurs à mon égard, diffusant des informations de ma fabrication. Je choisis, en toute connaissance de cause, de commettre des actes que mes détracteurs interprétaient comme des erreurs.
En 1804, j’orchestrai ma propre banqueroute. Je fis croire en ma négligence quant à la direction de mon collaborateur. On le pensa incapable de gérer nos affaires strasbourgeoises pendant que je voyageais à travers l’Allemagne et l’Autriche. Pour tirer avantage de mon apparente légèreté, mes concurrents négociants s’associèrent aux cercles politiques que je surveillais. Mes principaux adversaires de l’ombre, convaincus que je périclitai, saisirent l’occasion d’attaquer mon monopole. Avides, ils s’exposèrent plus qu’ils n’auraient dû et j’en profitais pour glaner des preuves de leurs trafics. Tout ce beau monde ignorait que je lui tendais un vaste piège que j’actionnai deux ans plus tard. Je vous cite en exemple Marie-Antoine Magnier. Directeur des douanes nationales de Strasbourg et contrebandier lui aussi, il était l’un de mes pires antagonistes. Il me surnommait le sale Allemand et souhaitait ma chute plus que tout autre.
Le 15 avril 1805, il connut son heure de gloire grâce à mon arrestation tandis que je convoyais des marchandises anglaises interdites. Quel plaisir il éprouva quand mes amis hauts placés tentèrent en vain de me délivrer de geôle ! Même le ministre de la Police fut débouté et Magnier s’enorgueillit du caractère infaillible de sa réussite. Ma femme me raconta avec quelle jubilation il lui révéla qui j’étais, il la railla lorsqu’elle fondit en larmes dans son bureau. En prison, il m’annonça avec sadisme que Louise s’était résolue à vendre quelque propriété pour régler l’amende de quarante-cinq mille francs réclamés contre ma libération.
Ma chère épouse possédait une rare intelligence. Sa qualité féminine avait percé mes secrets depuis longtemps. Elle m’y confronta un soir, lassée de les garder sous silence. Dès lors, je l’avais mise dans la discrétion d’une partie de mon plan et je l’avais entraînée à feindre des réactions que tout un chacun attendrait d’elle. Pour le reste, elle n’avait pas besoin de mes instructions, car j’avais confiance en ses compétences.
Cet imbécile de Magnier n’envisagea pas qu’il agissait selon une trame que j’avais définie. Il n’était qu’un pion sur un échiquier dont j’étais l’unique joueur. Comme je vous l’ai dit, je ne me contente jamais d’un simple bénéfice. Pendant mon incarcération, le douanier s’empara d’une partie de mon marché de contrebande. Cet âne baissa sa garde et fournit à mes hommes les preuves de sa corruption. Je les utilisai à son encontre pour le faire tomber quelques années plus tard. D’autre part, ma détention me permit d’atteindre un ennemi nommé Albert Ruhlmann.
– Ah oui ? Et pourquoi ? demanda Mazarin qui engloutissait des cerises au kirsch.
– J’avais mis ce passeur hors d’état de me concurrencer, mais pas de me nuire. Je soupçonnais son désir de vengeance et m’attelai à prévenir toutes représailles sur ma famille.
– Que lui avez-vous fait ?
– Je l’étouffai une nuit. Il avala sa propre langue et le médecin de la prison conclut à une crise d’épilepsie.
– Eh merde ! jura le cardinal, un plein verre de Guinness renversé sur sa robe.
Il ne cacha pas sa déception quand un autre apparut encore à moitié rempli de mousse.
– Revenons en 1796, reprit Schulmeister, quand je devins guide pour les armées réunies de Rhin-Moselle et de Sambre-et-Meuse. J’évoquai tout à l’heure mon projet complexe et j’y viens maintenant, à commencer par sa genèse.
L’Europe subissait la guerre depuis quatre ans, en particulier dans le bassin rhénan. L’année 1795 marqua les succès militaires et diplomatiques français contre une coalition disloquée. La Prusse avait signé le Traité de Bâle, obnubilée par le démantèlement de la Pologne dans lequel la Russie jouait un trop grand rôle à son goût. Instauré en France la même année, le Directoire menait avec cœur une politique ciblant les réactionnaires exilés outre-Rhin. Grâce à ma relation avec le Général de division Henri Reubell, j’accédais à son frère Jean-François. Vous n’ignorez pas la carrière de cet homme. Si je ne partageais pas ses sentiments antisionistes, j’usais de la finesse nécessaire pour entretenir notre correspondance régulière. À plus d’une occasion, il fit appel aux informations que me fournissaient mes réseaux. L’utilité de mes renseignements dépassait sa considération quant à mon éducation luthérienne. De mon côté, je le savais en bonne posture pour accéder au pouvoir national et conserver une connaissance de ce niveau entrait dans mes priorités. Par lettre, je le félicitai de son élection à la présidence du Directoire et reçus en retour son conseil, à demi mots, de proposer mes services aux troupes républicaines en marche sur Vienne. Je dépêchais des coursiers à Paris qui obtinrent les détails du plan imaginé par le Directeur Carnot. Quand l’armée stationna à Gambsheim, je l’y attendais depuis plusieurs jours, préparé à l’accueillir et à me porter volontaire en tant que guide.
Si à cette époque je ne voyais encore que mes intérêts personnels, je n’en étais pas moins un homme de mon temps, un fervent partisan de l’idéologie révolutionnaire française. J’étais animé par l’ardent désir de bouleverser les dogmes et la poussiéreuse noblesse européenne. Je m’identifiais à l’archétype des grands esprits qui façonnent en secret leur monde. Je tirais profit de la situation tout en apportant un soutien stratégique aux républicains.
– Pirouette cacahuète ! intervint l’ecclésiastique en s’envoyant quelques arachides dans la bouche.
Schulmeister inspira profondément pour conserver son calme. Il continua à tirer son histoire en longueur :
– Comme le résultat d’une implacable logique supérieure, comprenez que la chance ne sourit qu’aux audacieux, cela m’amena à une rencontre qui marqua mon entrée dans les jeux de la conquête militaire et de la politique. Anne Jean Marie René Savary fut l’homme clef du tournant de ma vie. Aide de camp du Général Ferino, Anne fut mon premier contact avec l’armée française.
– Comment ça, Anne ? C’est qui Anne ? demanda Mazarin tout en schlürfant[3] un Jägermeister.
– Eh bien, je viens de l’énoncer. Savary.
– Anne-Jean, alors.
– Non, Anne. C’était son prénom.
– Vous parlez bien d’un homme ?
– Oui, et pas de n’importe lequel, de…
– Donc, c’est Anne-Jean.
– Mais enfin, je vous dis qu’il s’appelait Anne.
– Nan, nan, nan ! s’emporta le cardinal. Alors, soit c’est Anne-Jean et là je veux bien ou Jean, ou encore Anne Jean-Marie pourquoi pas. Mais pas Anne tout court, c’est un prénom de femme !
– Pas du tout ! Tenez, les vôtres sont bien Jules et Raymond. On ne vous appelle pas Jules-Raymond pour autant.
– Quand on s’adresse à moi, c’est Votre Éminence ou Monseigneur, d’accord ? rétorqua Mazarin qui se leva chancelant. Il lécha du café moulu sur le dos de sa main, croqua dans un quartier de citron et but cul sec un verre de vodka qu’il envoya se briser par-dessus son épaule. Il se rassit :
– Je connais une Anne, une grande Polonaise très jolie, et je sais de quoi je parle. Moi, je vous dis que ce n’est pas un prénom d’homme.
Charles faillit perdre ses moyens, mais il se reprit et garda le silence un instant. Il aurait aimé éclater les dents de ce poivrot.
– Avec tout le respect que je vous dois, Monseigneur, on l’appelait Anne. Que voulez-vous que je vous dise d’autre ?
– Mouais, je ne suis pas convaincu. Je connais quelqu’un, une tête d’ampoule en matière de langue française, Pierre Larousse. Je lui demanderai et on verra bien qui a raison, conclut Mazarin avant de souffler la flamme d’une cucaracha qu’il aspira au travers d’une courte paille.
– Continuez, continuez. Vas-y, continue, balbutia-t-il.
– Donc Anne était l’aide de camp du Général Ferino et il fut mon premier contact avec l’armée française. Je vis en lui un incroyable potentiel, celui d’un brillant avenir. Pour en tirer profit, la guerre devait épargner son destin. Dans la mesure de mes moyens, je m’attelais à préserver son intégrité. Sur mes conseils, Anne fit franchir le Rhin à son bataillon d’infanterie par un passage que je lui avais indiqué. Grâce à ce succès, on le promut chef d’escadron et il me considéra comme son ami.
S’il avait eu vent de mes affaires de contrebande, il avait choisi de les ignorer et fit de moi son principal collaborateur. Nous passâmes de nombreuses soirées à travailler ensemble, à établir des comptes-rendus, à discuter de stratégies et de tactiques. À force de nous fréquenter, nous en vînmes à engager de passionnants débats politiques, philosophiques et à échanger de sincères confidences. Nous évoquions notre enfance, nos camaraderies, nos amours et ce que nous attendions de la vie.
Louise et Anne furent les seules personnes avec lesquelles je fis preuve de probité. Malgré cela, mon ami ne parvenait pas à concevoir l’iniquité de notre rapport. Il ne pouvait m’imaginer différent de lui et me cristallisa. À ses yeux, notre relation était pure, sans tache. Aux miens, elle était l’heureux corollaire de mon pragmatisme quant aux choses sociales. Je ne peux nier que je l’aurais sacrifié au nom d’un enjeu supérieur à notre lien. Pour autant, celui-ci était fort, véritable et réciproque. Il fut l’homme auquel j’accordais la plus haute estime que je puisse octroyer à un congénère. Par bonheur, je n’eus jamais besoin de le mettre en danger. Au contraire, je le sauvais plus d’une fois quand il s’y précipitait.
Un « cui-cui » retentit et, comme avant leur entretien, le rectangle plat et noir s’illumina. Des phrases étaient inscrites sur fond de ruban blanc. Mazarin saisit l’objet et composa un code. Il consulta l’appareil, pouffa puis fit circuler ses pouces sur le machin qu’il tenait de ses deux mains et le reposa sur le bureau. Il allait parler quand un nouveau « cui-cui » le coupa dans son élan. Il lut un autre texte et, cette fois-ci, éclata d’un rire sonore et alcoolique. Il recommença sa curieuse gestuelle avant de remettre le rectangle noir à côté de lui.
– Excusez-moi, dit-il amusé.
– Qu’est-ce donc ? s’enquit Charles.
– Oh, c’est un ami qui m’envoie des blagues par téléphone.
– Par quoi ?
– Par téléphone. C’est un équipement qui sera inventé bien longtemps après votre mort. Peu vous importe, revenons-en à vous.
– Votre Éminence, êtes-vous certain que tout cela vous intéresse ? Nous pouvons abréger, si vous le désirez.
– J’aimerais bien, mais je dois vous écouter… Procédure obligatoire et toute cette sorte de choses. Allez-y, pfuit !
Les yeux du cardinal roulèrent en tous sens avant de reprendre une position décente. Il lui en avait fallu des doses d’alcool pour que s’en manifestent les effets ! Charles opina :
– Comprenez qu’avant de rencontrer Savary, je me considérais comme la pointe d’un monde en toupie qui ne tournait qu’autour de moi. Égoïste, je ne cherchais aucun autre profit que le mien. Loin de me faire abandonner ce caractère, la foi d’Anne en la République éveilla en moi l’ambition d’employer mon génie au service du peuple. Les rois, les archiducs et les empereurs n’avaient cure du bien-être de leurs sujets. Seule comptait la domination de l’Europe en leur nom propre. J’étais convaincu de l’absolue nécessité du prosélytisme révolutionnaire. La politique devait mettre l’homme commun au centre de ses considérations et de ses décisions.
La période de la Terreur avait démontré les limites d’un régime instable et je théorisais un modèle de pouvoir exécutif au service d’une société libertaire. Sa pérennité s’appuierait sur une armée solide qui la protégerait des monarchies étrangères, garantirait un équilibre social à son propre peuple. On instituerait le droit populaire inaliénable d’exiger des comptes relatifs à la gestion de l’État. Cela sous-entendait un système mené par un chef honnête, visionnaire, charismatique et que les citoyens suivraient sans aucune réserve. Fort du profil de ce personnage, je sélectionnai les figures civiles et militaires qui lui correspondaient. J’effectuais alors un travail minutieux visant à établir les toiles au centre desquelles chacun de ces individus se tenait. J’en explorais le moindre fil, le moindre nœud. Je m’attelais des nuits entières à la rédaction de rapports à ma propre intention. Je les croisais de manière régulière pour affiner mes listes, j’analysais toutes les données et je calculais des probabilités. Quand l’un des candidats ne passait pas ma sélection, je déterminais son potentiel de nuisance aux autres. Au besoin, j’organisais un plan dédié à sa mise à l’écart des questions sensibles. Je n’éprouvais aucun scrupule à révéler un enrichissement personnel ou une affaire de sexe. À l’envi, je constituai de fausses preuves d’une collusion avec les Anglais ou les Autrichiens. Je me consacrais avec passion à accomplir la tâche d’installer à la tête de la France celui qui exécuterait mon dessein.
– Que je comprenne bien, coupa le cardinal tout en comparant une bouteille de baijiu et à une autre de vin de palme. Vous êtes en train de me raconter que vous avez influencé la politique française en 1796 ?
– J’en ai eu l’idée courant 1797, pour être précis. Sa mise en application m’a demandé plusieurs années de travail.
– Vous êtes certain de ce que vous affirmez, là ? Faudrait faire attention à pas me mentir, mon garçon. Il n’y a rien à ce sujet dans nos dossiers.
– Je suis catégorique, Monseigneur. Je vous dis la vérité.
– Ah, ça ! Vous ne doutez de rien, vous !
L’ecclésiastique ne le croyait pas. Il reprit en main son téléphone, l’avança et le recula plusieurs fois, il voyait trouble. Il tapota ses pouces sur l’écran, un sourire d’ivrogne sur le visage. Charles ne saisissait pas l’exacte nature de cet objet, mais avait compris qu’il servait à communiquer. Il observa le cardinal qui reposa l’appareil et puisa dans son encrier avec la plus grande difficulté. Il tanguait un coup à gauche, un autre à droite et piquait du nez. Schulmeister adopta un ton monocorde :
– Quand je m’installai à Strasbourg à l’automne 1797, j’usai de mes relations auprès de la municipalité pour qu’elle transmette en mon nom une pétition de nationalité française. Elle fut adressée au Général Desaix, car je savais que Savary aurait la primeur de cette lettre et que son cœur s’enflammerait à sa lecture. En sa qualité d’aide de camp, mon ami se précipita pour la porter à son supérieur. Il obtint gain de cause pour moi. Ce fut ainsi que Karl Ludwig devint Charles Louis Schulmeister.
Dans mes mémoires, je remerciai Savary pour son initiative qui avait changé le cours de ma vie. Je racontai que cela s’était passé à un moment où j’avais dû fuir une Allemagne qui menaçait de confisquer mes biens. En réalité, cette manœuvre cacha le besoin impératif de m’établir à Strasbourg et d’opérer depuis là une activité plus secrète que toutes les autres.
Mazarin s’était arrêté d’écrire, la plume tenue entre ses doigts. Il était immobile, un œil fermé et le second grand ouvert regardant droit devant lui.
Sa bouche s’ouvrit lentement et Charles l’entendit ronfler.
[1] Terme argotique : passer de la contrebande
[2] Douaniers
[3] Schlürfen, verbe transitif allemand : boire bruyamment.
Merci pour ce chapitre. Voici quelques remarques :
Au 3e paragraphe, tu as mélangé quelques passé simple avec de l'imparfait.
La description du liftier est géniale!! , et ce délicieux déhanché qui perd vite en délice... ark ark ark. J'adore.
T'as vraiment un don pour poser une ambiance pesante, et mettre une connerie dessuite après. C'est un pur régal, un déliiiiiiice si j'ose dire.
Ah j'allais oublier ce niveau de putasserie mesquine. Bien joué, Mazarin.
"Il lui fallut minutes pour y parvenir" petite coquille.
Pour être honnête, ce personnage de Charles, et son langage, est un peu trop "lourd" pour moi. Sans compter qu'il tranche avec des passages où j'éclate de rire. J'ai un peu fait comme Mazarin, en piquant du nez.
Mais je suis sûre que tu as un plan (bien huilé) dans la manche, donc j'attend la suite avec impatience !
J'ai corrigé le troisième paragraphe, non sans m'être infligé le châtiment corporel de rigueur pour avoir osé malmener Sainte Grammaire de la sorte.
J'ai mangé des tartelettes à la crème de noisette. Tout l'paquet.
J'ai souffert.
Merci pour ton regard !
Je suis content de l'effet produit par Schulmeister, car c'est exactement ce que je cherche à provoquer.
Cependant, j'ai bien conscience que l'exercice est périlleux et j'espère qu'on ne lâchera pas avant que j'ai pu sortir le lapin du tour de chapeau que j'ai dans le sac huilé de ma manche.