Un soleil radieux s’était levé sur la plaine où régnait le chaos depuis la colère incandescente de Zébub à l’encontre des corbeaux.
Sur une large étendue, l’humus retourné se mêlait aux herbes calcinées, aux charognes d’humains, d’équidés et de corvidés. Aux alentours, le printemps continuait son œuvre paisible de la forêt aux montagnes.
Sur le lopin de terre carbonisée apparut un petit disque sombre et étrange. Il s’étira jusqu’à un diamètre d’une trentaine de centimètres, trembla et se mit en mouvement. Pendant quelques minutes, il alla de-ci de-là, tel un chien de chasse qui flairait un début de piste. Tout à coup, il marqua l’arrêt comme s’il avait repéré l’odeur qu’il cherchait à capter. Il redémarra sa course et fila droit dans la direction du cadavre d’Emrys. Glissant à la surface du sol, il en sortit progressivement, se dessinant en un chapeau haut de forme couleur de jais, rehaussé d’un bandeau à rayures de Buren. Sa calotte ceinte d’un cerceau noir en lévitation laissa s’échapper de petites particules qui flottaient dans l’air avant de s’y évanouir. Tout en se rendant vers le Gaulois, ce couvre-chef prit de la hauteur et dévoila le curieux personnage qu’il coiffait. Chauve, son crâne cubique aux angles arrondis était aussi clair que du charbon et arborait une ribambelle de dents façon sourire Chat du Cheshire. On aurait dit qu’il portait une barbe immaculée en collier de molaires. Deux grosses billes blanches servaient d’yeux à cette drôle de tête qui surmontait un corps insolite. Fin et onduleux, il gambilla dans l’atmosphère tel un génie sorti de sa lampe. Une fois apparu en entier, il ajusta la superbe cravate qui rehaussait son col à coins cassés et ses élégants poignets de chemise à massifs boutons d’ébène. Cet individu n’était pas du genre à se présenter en mauvaise tenue et il s’attachait à ses manières.
Du sous-sol, il extirpa une lourde sacoche en cuir rouge qu’il posa à côté d’Emrys. Il l’ouvrit tout en sifflotant une mélodie de Luis Mariano qu’il ponctua de guillerets chi – ca, chi-ca, chic, aye, aye, aye. Il sortit de son bagage un poste de radio, en régla la fréquence moyenne sur quatre-vingt-douze point trois, celle de sa station favorite. L’enceinte diffusa les dernières notes d’un morceau de Marcus Miller qui fondirent dans l’air printanier, avant que s’enchaîne la chanson Duj Duj de Goran Bregović en duo avec Rachid Taha. De ses doigts acérés, le drôle de personnage tourna la commande du volume à fond. Il accompagna à la bouche le rythme de cette chanson dont il ne comprenait pas les paroles, mais dans laquelle il ressentait une complicité universelle qu’il appréciait au plus haut point. Il se déhancha au son des cuivres, des percussions et de la guitare, et saisit le crâne d’Emrys. Il l’observa au bout d’un de ses longs bras, plié avec une extravagance shakespearienne.
– Bien le bonjour, ô noble guerrier décédé ! lança-t-il d’un accent chantant.
Érudit, il avait conservé les tonalités de sa région natale :
– Permettez que je me présente. Je me nomme Aristide Koffi Fofana. Vous pouvez m’appeler Monsieur Aristide, là. Et vous-même, comment vous déclinez-vous ?
À dire vrai, il n’attendait aucune réponse. Monsieur Aristide incarnait la politesse.
– Laissez-moi vous exposer le déroulement de notre imminente collaboration. Voyez-vous, Monsieur, le président de ma confrérie m’a missionné en sa spécificité pour vous ramener à la vie. Il a pris en ce sens un engagement envers l’un de ses amis qui souhaite ardemment récompenser vos qualités en matière de vos compétences. Si l’arbre transplanté n’aura jamais une ombre aussi douce que celui qui a poussé sur place, sachez que tout se passera pour le mieux dans les meilleures conditions, oui ? Manifestement, releva-t-il en visant la carcasse inerte du regard, votre posture nous indique que rien ne peut vous arriver de pire. N’entendez par là aucun jugement de la part du préposé que je suis.
Néanmoins, Monsieur Aristide claqua de la langue pour montrer son désaccord vis-à-vis de tout qui touchait de près ou de loin aux affaires de la guerre et à leurs funestes conséquences.
– Voyez ce qu’il est advenu de votre personne. Je vous souhaite plus de prudence à l’avenir. Mmmh ?
Il tinta des dents et laissa tomber la caboche à terre, sans ménagement. Il fouilla dans son bagage d’où il sortit une caisse à outils et toute sorte de pièces d’une structure métallique qu’il ordonna sur le sol d’une manière très précise. À la radio, le groupe INXS entonnait son célèbre titre Need you tonight que Monsieur Aristide reprit en chœur tout en assemblant les éléments du système de son invention. Il monta des barres avec des rails, ajusta des équerres, serra des vis et des écrous, fixa des poulies et des courroies tout en se dandinant. Après un morceau des Doors, un autre de Rubin Steiner, il dansait maintenant sur du zouglou et passa un harnais en cuir sous les aisselles d’Emrys. Il en accrocha le mousqueton à une corde et, avec ce dispositif, redressa le corps disloqué du géant sans tête. Il ramassa le crâne du colosse et l’enserra dans un cerclage prévu à cet effet. Il put alors l’ajuster à la position du cou et, à l’aide d’un gigantesque maillet, frappa dessus avec force. Un peu écrasé entre ses larges épaules, le fier fils d’un chef gaulois avait une gueule de con. Monsieur Aristide l’admira :
– Et voilà ! Cela vous correspond du début à la fin, commenta-t-il avec satisfaction.
Il prit dans sa sacoche une machette enveloppée dans du papier de soie. Il y tenait beaucoup, car elle provenait du père du père du père du père de son grand-père, d’après le marchand ambulant qui lui avait cédé contre une belle somme. D’un puissant mouvement vertical de cet ustensile, il trancha la cage thoracique d’Emrys au travers de sa cotte de mailles. Du beurre mou n’aurait pas mieux résisté. Bien sûr, il nettoya la lame souillée d’hémoglobine à l’eau claire d’un bidon de dix litres qu’il trimballait toujours avec lui.
– Le secret avec le sang, c’est l’eau froide, dit-il à voix haute.
Cet étrange chirurgien plongea alors sa main effilée dans la plaie béante du guerrier et, d’un coup sec, en déracina le cœur. Il allait s’en débarrasser quand il considéra le gâchis de ne pas honorer si généreuse nourriture. Paré à toute éventualité, il transportait toujours un réchaud à gaz et une marmite. Il gonfla celle-ci à l’aide d’une pompe à vélo, déplia une petite table sur laquelle il posa une planche à découper et s’habilla d’un tablier imprimé d’un Champion du monde des mecs. Tout en s’affairant à préparer la cuisine, il discuta avec la dépouille d’Emrys et remarqua la beauté de la région qu’il découvrait. Néanmoins, il constata que l’endroit avait subi d’inexplicables et regrettables dégâts. Quelqu’un semblait ne pas avoir porté en affection hommes, chevaux et corbeaux. Monsieur Aristide n’aimait pas les démonstrations de violence.
De sa machette, il découpa le cœur d’Emrys, en jeta les morceaux dans sa casserole et les dora dans de l’huile d’olive. Il éminça ensuite des carottes, des champignons et deux oignons qu’il ajouta à la viande. Il fit revenir le tout et il raconta à la dépouille d’Emrys comment, dans sa jeunesse, lui vint la vocation de préposé psychopompe. Dans son pays natal, quelque part au-delà du grand désert du sud, les humains adeptes de son culte lui dédiaient des sacrifices de femmes vierges. Il jugea utile de préciser qu’il était présentement une divinité, mais qu’il n’exigea jamais que l’on massacre d’aussi précieuses créatures en son nom. C’était la raison pour laquelle il recourut lui-même à une certaine forme de violence afin que l’on comprenne son refus de meurtres en son honneur.
Il émonda quelques tomates, pila de l’ail et ajouta ces ingrédients dans la marmite ; il fit mijoter sa mixture à feu doux. Tout en effeuillant du thym et du romarin, il démontra pourquoi un dieu honnête devait interdire d’assassines offrandes. À son sens, la mort arrivait bien assez tôt pour qui savait profiter de la vie et nul ne pouvait s’arroger le droit de mettre un terme à celle d’autrui.
– Je crois, dit-il, que vous avez largement contribué à l’usage du meurtre, oui ?
Chez les artisans psychopompes, Emrys avait la réputation d’être sans égal en matière de massacre. Aussi, quand Thanatos vint lui demander son aide pour le ressusciter, Monsieur Aristide se méfia. S’il avait souvent pratiqué l’expérience de ramener des personnes à la vie, il les avait sélectionnées pour des qualités dont Emrys lui semblait dépourvu. À cela s’ajoutait le fait que le procédé qu’il utilisait ne faisait guère l’unanimité au sein des divers panthéons et nombre de dieux l’accusaient de spolier l’au-delà d’âmes défuntes. Thanatos, qui avait souffert de l’escroquerie de Sisyphe, avait même été le chef de file de ses détracteurs. Un mort devait rester mort. Pourtant, concernant Emrys, le cheval semblait avoir changé d’avis et alla jusqu’à argumenter sa doléance de manière soignée.
D’après lui et son drôle d’ami lapin, tatoué sur le ventre d’une verge et de testicules, Brigit avait concédé la résurrection de Jésus à Dieu. À l’évidence, ce dernier cherchait par ce soi-disant miracle à renforcer la montée du monothéisme chez les humains. Nul n’ignorait plus son association avec Ba’al Zebub et leur projet de mettre fin au polythéisme. Thanatos et le rongeur usèrent du terme d’antéchrist qui fit forte impression auprès de Monsieur Aristide et qui voulait décrire Emrys comme le contrepoids à la figure de Jésus. Le guerrier celte serait le héraut du polythéisme, le symbole ressuscité d’une foi plurielle, le lien solide qui unirait les dieux anciens et l’humanité pour toujours. Cette explication fallacieuse convainquit Monsieur Aristide qui accepta de rejoindre leur entreprise.
Tout en parlant, il avait touillé son ragoût jusqu’à en obtenir la juste cuisson. Il entama son mets avec gourmandise, à même la marmite, se délectant de chaque bouchée cardiaque. Il savoura la barbarie des âpres combats et la cruauté des batailles ineptes. Ce long et curieux personnage purifiait ainsi, pensait-il, les mauvaises actions du guerrier qu’il allait ramener à la vie. La radio accompagna son repas de musiques sympathiques et il se sentit d’humeur joyeuse. Il fit ensuite sa menue vaisselle en sifflotant et en dansant de son agile bassin. Il remercia son hôte pour ce moment convivial et pour ce cœur partagé.
– Bien ! Il est temps que je vous octroie le bénéfice de mes soins alloués à votre inestimable personne. Comme vous avez remarqué là, vous n’êtes plus doté du petit moteur qui agite la carrosserie.
Avec précautions, il extirpa de son sac un gros paquet de linge ficelé avec minutie. Il en ouvrit les liens et, à sa grande surprise, découvrit un cœur serti de toutes les variétés de pierres précieuses qui existaient. Taillées à cinq carats, elles brillaient de mille éclats multicolores. L’organe, au gabarit de celui d’un pachyderme, était ceint d’une chaîne aux maillons d’or ciselés avec finesse. Au-dessus, flottait comme par magie une couronne en bois de saule, enchâssée d’un crâne humain sculpté dans l’ivoire, gravé de signes cunéiformes. Son battement jouait le plus harmonieux des rythmes.
– Je dois avouer mon plus grand étonnement, déclara Monsieur Aristide intimidé par ce qu’il venait de découvrir.
Il aurait aimé être prévenu du caractère exceptionnel de cet artéfact qu’on lui avait fourni pour l’opération. Au fond de lui, il n’était pas tranquille.
– Monsieur le Gaulois, claqua-t-il avec nervosité de sa langue derrière ses nombreuses dents, j’ignore d’où provient cette chose à la configuration totalement inédite. À ce titre, je ne saurais prédire les conséquences de sa transplantation, oui ? J’espère que vous ne me tiendrez pas personnellement rigueur des éventuels effets indésirables. Y consentez-vous ?
Il prit le silence d’Emrys comme l’agrément aux conditions générales d’intervention. Des deux mains, il inséra le précieux cœur dans le poitrail béant du cadavre et l’ajusta par sa magie. Avec la précision d’un chirurgien, il mania ses dix doigts pour le greffer dans les règles de l’art. Pour suturer les veines et les artères, il usa d’un long filament tiré de son propre corps. L’aiguille provenait de son chapeau. Pendant qu’il exécutait son délicat travail de couture, la radio diffusa Requiem pour un con. Monsieur Aristide ne put s’empêcher d’accompagner Serge Gainsbourg dont il appréciait le répertoire d’avant les années 80.
Une fois son ouvrage achevé, il sortit de son sac un défibrillateur mécanique. Il tourna la manivelle qui enclencha le zuizuitement d’une dynamo et prit en main les palettes-électrodes qui y étaient branchées. Quand l’appareil émit un bip aigu, il les claqua sur le torse du guerrier et une fulgurante décharge provoqua un brusque tremblement de Terre. Si l’endroit parlait, il aurait demandé qu’on cesse de le bringuebaler. Des éclairs frappèrent le corps d’Emrys secoué par d’impressionnantes convulsions. Il se contracta sur lui-même comme une feuille de papier qu’une poigne invisible chiffonnerait et déplierait. Toute l’installation qui soutenait le colosse vola en éclats sous l’impulsion du choc et projeta Monsieur Aristide quelques mètres en arrière. Le résultat de son opération le stupéfia, car Emrys, s’il avait conservé sa morphologie originelle, ne ressemblait plus à lui-même. Le processus de résurrection l’avait transformé en une extraordinaire et terrifiante créature. Sa musculeuse enveloppe charnelle, teintée d’un noir profond, laissait transparaître un imposant squelette aussi blanc que du marbre qui donnait l’impression de flotter à l’intérieur. Cette expérience n’avait pas pris la tournure attendue.
Du bout d’un doigt, Monsieur Aristide se hasarda à toucher la masse humanoïde étendue devant lui. À son contact, il ressentit une terreur inconnue et recula, horrifié. Il comprit aussitôt qu’on l’avait berné : il venait de créer un monstre à des fins qu’il devina épouvantables. L’envie de siffloter, de danser ou de discuter lui passa autant que celle de s’attarder ici. Dans une précipitation muette, il remballa toutes ses menues affaires, radio, marmite, réchaud, tablier, caisse à outils, machette, éléments métalliques et petite visserie. Sans un mot et sans un regard en arrière, Monsieur Aristide disparut.
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Plusieurs heures passèrent et le soleil montait vers son solstice.
Un joli papillon virevolta autour de la carcasse noire et blanche d’Emrys. Sa trompe délicate tâta l’os frontal de son crâne. Il beugla :
– COLONEL ! Je l’ai trouvé, je l’ai trouvé !
Quelques secondes plus tard, l’un de ses congénères le rejoignit :
– Tu es sûr, Mécanolas ? demanda ce dernier d’une voix virile et éraillée.
– Affirmatif mon Colonel ! Il a le goût de la Mort, des Enfers et de la Fin des Temps !
– Bravo soldat. Sonne le rassemblement !
Mécanolas décolla et souffla de sa trompe l’appel du 79e Escadron lépidoptère. Ses mille huit cents valeureux pilotes volèrent jusqu’à lui et se mirent en batterie devant leur commandant.
– Messieurs, voici le corps délictueux ! déclara le Colonel solennel. On s’en débarrasse, propre et sans bavure.
Il aperçut un fer de lance gauloise à proximité qu’il indiqua à ses troupes.
– On va lui coller ça dans le buffet, les gars. Formation de l’Aiguille !
Aussitôt, la nuée d’ailes colorées exécuta ses ordres, adopta la forme d’une hampe et saisit la pointe métallique. Comme un seul homme, les papillons la plantèrent en travers du cœur tout neuf d’Emrys. Ils se remirent ensuite en rangs bien coordonnés.
– Eh bien voilà, c’est chose faite ! Nous n’en aurons pas eu pour long…
« POUF ! », le corps d’Emrys se volatilisa, laissant tomber l’arme sur place. « POUF ! », il réapparut quelques mètres plus loin.
– Ah, maugréa le Colonel contrarié. Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? Formation de l’Aiguille !
Les papillons empoignèrent le fer et à l’ordre de planter, l’enfoncèrent au même endroit et se rangèrent. « POUF ! » et « POUF ! », le phénomène se répéta.
– Par les ailes de ma mère ! s’agaça le Colonel.
Opiniâtre, il commanda à ses pilotes de s’y reprendre. « POUF ! », « POUF ! »
– Ventre-saint-gris ![1] Encore une fois !
« POUF ! », « POUF ! »
– Allez, garçons !
« POUF ! », « POUF ! »
– À cœur vaillant, rien d’impossible !
« POUF ! », « POUF ! »
– Il n’y a qu’une façon d’échouer, c’est d’abandonner ![2]
« POUF ! », « POUF ! »
– L’échec est l’épice qui donne sa saveur au succès ![3]
« POUF ! », « POUF ! »
– Hardis les gars !
Et « POUF ! », « POUF ! », « POUF ! », « POUF ! », « POUF ! », « POUF ! », « POUF ! », « POUF ! », de disparitions en apparitions et de maximes en phrases toutes faites, ils réitérèrent l’opération une bonne vingtaine de fois.
– Bordel de merde ! s’exclama le Colonel en allumant sa pipe en brin d’herbe. C’est plus grave que ce que je pensais. On va appeler la patronne. EXÉCUTION !
Mécanolas claironna. La Première Escadrille se rangea en Formation de la Toque, la seconde en Formation du Balcon et la troisième en Formation de la Miche. Ces trois ensembles d’ailes de printemps virevoltèrent sous l’aspect d’un chapeau de chef cuisinier, d’un corsage de grand-mère et d’une culotte stéatopyge.
– FUSION ! gueula le Colonel à s’en faire péter la ficelle vocale.
Une lumière éblouissante éclata et se dissipa pour laisser place à une magnifique grenouille. Brigit, la Vie, apparut dans ce sinistre décor de champ de bataille et dans toute la splendeur de la plus belle maman d’Afrique. Sa coiffure rappelait l’audace capillaire d’Aretha Franklin, elle débordait de la plus généreuse poitrine qui soit et ondulait du fessier le plus harmonieux que l’on n’ait jamais vu. Elle rayonnait tant qu’elle-même s’obligeait à porter des lunettes de soleil en forme d’yeux de chat et aux motifs de léopard rose. Une chaîne tour de taille relevait son élégance replète, rehaussée par un bijou de nombril. Brigit était une sacrée bonne femme, naturiste de surcroît.
– Madame, nous avons trouvé l’infâme créature, déclara le Colonel d’un ton militaire et satisfait.
L’officier reluqua avec discrétion l’opulente gorge dénudée de sa maîtresse.
– Excellent travail, mon cher, lui répondit-elle de sa voix suave d’actrice hitchcockienne.
– Madame, nous avons essayé à plusieurs reprises, mais force est de constater que nous ne parviendrons pas à tuer cette horreur.
Brigit parut contrariée.
– Colonel, êtes-vous certain que mon mari a offert cette aberration à Ba’al Zebub ?
– Affirmatif ! Nous tenons cette indication de nos services de renseignements. Ils l’ont obtenue auprès d’un déserteur des Enfers, un scatophage du fumier proche du Roi des mouches en personne. Pour avoir assisté à son interrogatoire, je me porte garant de la qualité de son information.
– Que l’on m’amène ce scatophage du fumier, déclara la Vie dans toute sa théâtralité.
– Mécanolas, Legolas[4] et Babylas[5] ! Allez chercher le prisonnier, ordonna le Colonel.
Il bourra une nouvelle pipe en louchant sur le buste de sa patronne.
– Brigit ? demanda une forte voix caverneuse venue de très haut.
La grenouille se retourna et leva la tête pour découvrir le faciès de cerf d’un chêne titanesque. Il était si immense qu’il semblait pouvoir toucher le ciel des pointes de ses bois, lesquels portaient de nombreux bijoux en forme de torques. Clope roulée au bec, il pencha vers elle ses lunettes aux verres en cul de bouteille. Deux grands yeux lorgnèrent la Vie et son décolleté. Sous l’une de ses aisselles, l’incommensurable individu tenait une énorme corne d’abondance où il fourra trois âmes prises à la volée sur le champ de bataille.
– Cernunnos, mon chéri ! Quel plaisir de voir que tu es encore là, répondit Brigit.
– Eh bien sûr, où veux-tu que je sois ?
– Nombre de mes amis sont partis se fondre dans le monothéisme. Je suis heureuse que ce ne soit pas ton cas.
– Bof ! Tu sais, nous autres à la corporation des artisans psychopompes n’aimons pas beaucoup ces nouveaux courants de pensée étriquée. Quelles que soient leurs croyances, les humains se mettront toujours sur le coin de la figure. Regarde l’état de cet endroit ! Il y a un sacré paquet de gaillards à récolter aujourd’hui. Mais toi, pourquoi viens-tu en un tel lieu ?
– Je crains que mon mari ne se soit embarqué dans une méchante histoire avec le vil Ba’al Zebub.
Elle montra Emrys du doigt :
– D’après ce que j’ai appris, ce répugnant guerrier serait son dernier jouet.
Cernunnos, occupé à mater les nibards de Brigit, ne cerna pas la gravité de ses propos. Elle se racla la gorge pour regagner son attention.
– Bof ! Ça n’a pas l’air si grave, enchaîna-t-il sur un ton léger. C’est encore l’un de ses projets de dominer tout ce qui bouge ? Déjà à l’époque où il était Hadès, il aimait comploter. Que veux-tu ? C’est dans sa nature, on ne le changera pas.
– Cela semble plus sérieux que les fois passées. Tu connais cette créature ?
Il observa le corps de plus près. S’il était bizarre, sa morphologie lui rappela vaguement quelqu’un.
– Peut-être… il ressemble un peu à un Gaulois qui est mort ce matin, mais sans plus. Celui dont je te parle porte la barbe, des cheveux noirs et une grosse cotte de mailles. C’est bien qu’il ait claqué, d’ailleurs. Jamais, quelqu’un ne m’a donné autant de boulot que celui-là. Tiens ! Il n’y pas si longtemps, il a tué à mains nues une trentaine de ses congénères pour une histoire de cheval trop cher ou je ne sais quoi. Y en avait partout ! Et tu vois les types par terre, là ? Il en a massacré au moins la moitié à lui tout seul. Son cadavre doit traîner quelque part, dit-il en regardant alentour pour se rassurer.
– Ce que tu me racontes est très troublant, répondit Brigit. Le guerrier, que tu évoques, a le profil recherché par Ba’al Zebub. Tu trouves normal que nous soyons au beau milieu d’un si large cercle de terre brûlée ? C’est l’œuvre d’une puissance supérieure. Quant à celui-là – elle pointa Emrys du menton – il n’est plus humain. Tu vois le résultat d’une expérience épouvantable, car on l’a rendu immortel !
– Ah ça, c’est la merde ! s’exclama Cernunnos surpris par une telle révélation. Si cette chose est bien le garçon dont je te parle, ce serait terrifiant. Il s’appelait Emrys. Parmi mes collègues psychopompes, tout le monde se moquait de moi quand je me plaignais du boulot qu’il me donnait. Un jour, j’ai fait les comptes des morts à son actif et personne n’a plus osé y revenir. À l’âge de deux ans, il a épuisé un cheval en lui courant après. Il n’avait pas encore toutes ses dents qu’il a tué six Romains avec un lance-pierre. À onze ans, il a pété la gueule d’un taureau dans un champ. La pauvre bête avait eu le malheur de vouloir monter la vache que le gamin était en train de traire. Quand le propriétaire de l’animal est venu se plaindre, il l’a étouffé dans de la bouse. En grandissant, la bagarre est devenue son quotidien ! À partir de son adolescence, je ne crois pas qu’il ait passé une semaine sans massacrer quelqu’un. Alors, je ne dis pas, il avait de l’humour, mais franchement, je suis content qu’il n’y en ait pas eu deux comme celui-là. Cherchons-le sur ce champ de bataille, ce n’est peut-être pas lui que nous avons sous les yeux.
– Il n’y a pas de doute possible, mon ami. Dieu et Ba’al Zebub fourbissent leurs armes. Ce démon de malheur aura désigné ce guerrier comme son champion.
– Je n’ose imaginer qu’un combattant si terrible ne puisse périr et qu’on s’en serve de la sorte, déclara Cernunnos. Ce serait un cataclysme pour l’ensemble des mondes.
– Oui, c’est ce que je crains, confirma Brigit.
– Tu es certaine qu’il est immortel ? Il n’a pas l’air bien vivant.
– Son esprit est quelque part au fond de lui, je le sens, affirma la Vie. Ah, voici celui qui a joué un rôle de premier ordre dans cette atrocité !
Mécanolas, Legolas et Babylas étaient de retour. Ils cernaient avec sévérité un scatophage du fumier. La multitude d’ommatidies de l’insecte reflétait sa honte.
– Misérable arthropode ! lui lança Brigit avec mépris.
La mouche garda le silence, trop inquiète que cette grenouille le gobe. Malgré cela, elle ne put s’empêcher de contempler sa généreuse plastique.
– Admire le fruit pourri de ton travail !
Le scatophage du fumier n’en menait pas large. Il s’adressa à la déesse avec toute l’humilité possible :
– Madame la Vie, je sais ce que j’ai fait. Cependant, je suis venu à vous pour donner l’alerte.
– Oh, mais je ne suis pas dupe. Si tu nous as avertis, ce n’est que pour obtenir une forme de rédemption. Tu as réalisé trop tard les répercussions de ton implication dans cette affaire maudite ! Regarde cette ignominie ! Elle pourrait faire s’abattre la désolation sur le monde et tu en es responsable en très grande partie. Tu es complice de Ba’al Zebub !
– Madame la Vie, je n’avais d’autre choix que d’exécuter les ordres en attendant de pouvoir…
– C’EST IGNOBLE ! hurla Brigit. N’insulte pas mon intelligence en minimisant la tienne ! Tu connaissais la portée de tes actes, mais tu les as justifiés par lâcheté. Tu as troqué le destin de millions d’âmes contre la sauvegarde de la tienne. Tu n’as pas eu le courage de te sacrifier !
– Bien, bien, bien, intervint Cernunnos heureux de ne pas être la cible de la colère légendaire de Brigit. Ce n’est pas tout ça, mais en parlant d’âmes, j’en ai plus que mon lot à récolter ! dit-il en prenant congé. À bientôt, ma petite chérie !
Brigit regarda l’immense masse de Cernunnos s’éloigner vers l’autre bout de la plaine. Il avait lâché quelques glands sur le sol. Les mâles étaient tous les mêmes qu’ils soient sympathiques ou non. Ils se bousculaient pour la reluquer et lui faire des avances, mais ils n’avaient rien sous la ceinture au moment de s’occuper d’affaires sérieuses. Qu’à cela ne tienne, elle agirait seule.
Elle agita dans l’air ses doigts délicats. Tirée du néant, une poussière dorée se transforma en boutons d’anémone, de cymbidium et de dahlia. Avec dégoût, Brigit ouvrit la bouche d’Emrys et les y engloutit tous les trois :
– Quand ils écloront, l’un t’emmènera à travers le temps, l’autre par le monde et le dernier en toi-même. Je ne détiens pas le pouvoir de contrer les plans de cet écœurant Ba’al Zebub, mais je possède celui d’être la femme, affirma-t-elle avec une divine malice. Il a voulu jouer avec la vie ? Qu’il s’accommode de ses imprévus !
Elle saisit alors le scatophage du fumier :
– Quant à toi, misérable moucheron, je te condamne à être lié au destin de cette chose.
D’un coup sec, elle le claqua entre ses deux mains. Quand elle les sépara l’une de l’autre, elle avait transformé l’insecte en hamster ! Dénué de toute faculté de parole, il couina.
– Où ce guerrier ira, tu le suivras. Comme lui, tu mourras et tu ressusciteras, car ton fardeau sera d’accompagner sa malédiction sans jamais pouvoir l’aider. Votre voyage sera long et, je te le souhaite, difficile.
Elle lui colla sa langue dans la bouche à lui faire éclater les bajoues ; le souvenir de cette pelle le hanterait toute sa vie. Après cela, elle le jeta violemment à terre et lui mit un coup de patte.
– MESSIEURS ! hurla le Colonel. En formation !
L’essaim du 79e Escadron lépidoptère virevolta autour de la grenouille qui lança un dernier regard de dégoût sur le corps transformé d’Emrys. En une spirale d’ailes de printemps, elle disparut comme elle était venue. Seules restèrent les formes papillonnantes de toque de chef cuisinier, d’un corsage de grand-mère et d’une culotte stéatopyge. Les pilotes s’éloignèrent ensuite vers l’horizon. Le Colonel vola au-devant du hamster :
– Je ne vous salue pas, Monsieur ! dit-il avant de se barrer à son tour.
Au milieu des vestiges des maints tremblements de terre qui avaient agité l’endroit, des cendres et des cadavres calcinés, le rongeur dégoulinait de bave batracienne. Des spasmes incontrôlables le secouèrent soudain et, pris d’un haut-le-cœur, il dégobilla avec tant de violence que ses yeux se révulsèrent. Ses paupières clignèrent comme un tube de néon à la limite de claquer. Dans une grimace de douleur, son regard se figea brusquement dans un strabisme qui divergeait à cent quatre-vingts degrés. Son œil droit visait le crâne de son nouveau maître et son œil gauche, le ciel.
Une buse cendrée lui tomba alors sur la gueule.
[1] © Entre 1570 et 1610 – Henri IV
[2] Citation partielle de Georges Clemenceau
[3] Citation de Truman Capote
[4] Love J.R.R. Tolkien forever.
[5] Love René Goscinny et Gotlib forever more.
C'était tellement bon que mettre un commentaire cette fois reviendrait à faire une liste de compliments. Je vais résumer en "J'adore" . J'espérai avoir un début de héro génial, tu es allé encore plus loin!
Je n'ai qu'une remarque en ce qui concerne ce chapitre : Tu pourrais réduire ce "Elle claqua le majeur sur son pouce" à juste "elle claqua des doigts" Point trop n'en faut.
Vivement dimanche prochain (beugla-t-elle)
Et ... MerciMerciMerci!
Tu arrives pile poil au moment où je galère trop com'un-galérien-sur-une-galère-t'sais-quoi, en réécrivant mon chapitre 9.
Concernant cette histoire de claquement de doigts, je souhaitais éviter la répétition avec "doigts batraciens", mais tu as raison, ça ne fonctionne pas.
Qu'à cela ne tienne, je vais lui faire claquer des mains ! Le temps d'imaginer un peu la scène et je corrige.
OUAIS !! À DIMANCHE !
Ah non, haut les coeurs, l'avenir est à ceux qui se lèvent tôt, le projet est le brouillon de l'avenir, ... car ceux qui ne font rien ne se trompent jamais, etc etc.
Imagine moi sur l'épaule d'Emrys, en train d'agiter Maeleg comme un pompon de cheerleader pour te motiver. Allez, on va te donner un peu d’eau et, dans deux minutes, tu vas trotter.
Courage
Maeleg en pompon de cheerleader \o/