6) Après la pluie

Je descendais de la voiture de monsieur Rodriguez, au coin de la rue qui menait chez moi. J'avais envie de marcher au moins un petit peu avant de rentrer, histoire de me préparer, de m'aérer l'esprit.

— Merci beaucoup monsieur, bonne soirée ! le saluais-je.

— Allez, à bientôt Lili ! lança-t-il en s'engageant dans la rue suivante.

Je soupirais. Je n'avais aucune envie de rentrer chez moi, de supporter ma mère qui, loin de m'accepter comme j'étais, ne pensait qu'à me changer. Je sentais encore ma rancœur tourner en rond dans mon esprit. J'avais l'impression de pouvoir exploser à tout moment.

Soudain, je sentis une goutte de pluie tomber sur le bout de mon nez, plusieurs autres suivirent, et il ne fallut que quelques secondes pour que cela dégénère en véritable averse. J'étais sur le point de hurler de frustration, lorsque j'entendis le son caractéristique de l'ouverture d'un parapluie, juste au-dessus de ma tête. Je me tournais alors pour voir la personne qui le tenait :

— Madame Lindermark ? soufflais-je. Qu'est-ce que vous faites ici ?

— Je t'en prie, appelle moi Emily, répondit-elle avec un doux sourire. Je suis juste venue voir comment tu allais, avant de partir pour une mission importante. Je peux sentir que tu as utilisé l'injecteur. Tu aimes ton tatouage ?

Elle était là, à me protéger de la pluie avec bienveillance, tandis qu'elle même semblait trempée jusqu'aux os. Cependant, elle avait l'air à l'aise, ignorant les cordes qui pleuvaient sur son tailleur Gucci sur-mesure, et certainement hors de prix.

— Oui, il est cool, répondis-je sans enthousiasme.

Je tournais mon regard vers ma maison, où ma mère m'attendait, puis je sentis ma pression sanguine monter d'un coup. Je ne comprenais pas, que ma propre mère me fasse du mal en croyant me faire du bien. Je la savais pourtant très intelligente. C'était une anomalie, un paradoxe, une division par zéro. Je ne le supportais pas.

— Il n'y a pas grand-chose que tu puisses faire. Elle pense vraiment agir pour ton bien, déclara Lindermark, clairvoyante.

— C'est mon grand-père qui vous a raconté l'histoire ? demandais-je.

— Oui. Il n'ignorait pas le problème, mais il était également convaincu que les choses finiraient par s'arranger.

— J'aime ma mère, mais je ne supporte pas de la voir s'acharner à rester à côté de la plaque, elle insulte sa propre intelligence ! (je marquais une pause et soupirais) Vous devez penser que c'est juste une crise d'ado, hein ?

— Non, répondit-elle, continuant de tenir le parapluie. Tu as tout à fait raison, tu veux éviter à ta mère de se fourvoyer et rétablir une relation saine entre vous. N'importe quel adulte voudrait en faire autant, à ta place. Mais les adultes ont leurs propres responsabilités, alors ils peuvent avoir oublié ce que ça fait, d'essayer de se faire comprendre quand on est jeune.

— Aidez-moi Emily, je vous en prie ! suppliais-je en osant la regarder en face. Comment une telle situation peut exister ? J'en souffre !

Lindermark garda le silence quelques secondes, puis soupira tristement.

— Crois-moi Lili, elle voudrait se rapprocher de toi, mais elle est perdue. Tu es une personne complexe et entière, tu as toujours été critique sur les codes sociaux, tu es une frondeuse, comme on dit. Ta mère, elle, a vécu une éducation stricte et bien rangée. Crois-moi, je sais ce que c'est, conclut-elle avec un début de sourire.

— Alors qu'est-ce que je dois faire ? demandais-je, frémissante, sentant un vertige me prendre.

— On ne peut pas forcer quelqu'un à regarder ce qui lui est invisible, répondit la grande dame, qui m'attrapa délicatement l'épaule pour m'éviter de tituber. Mais tu peux toujours lui expliquer et lui démontrer ce qu'elle ne voit pas.

Elle referma son parapluie et, au même moment, la pluie cessa d'un coup. Puis elle passa une main sur ma joue pour essuyer une goutte d'eau.

— Mais bon, ricana Lindermark en souriant et en s'appuyant sur son parapluie. Trêve de métaphores... Essaie de lui parler à cœur ouvert, elle ne pourra pas faire autrement que de comprendre, ou au pire de se rendre compte que des choses lui échappent.

Une grande voiture noire aux vitres teintées s'arrêta alors derrière elle, semblant attendre qu'elle daigne y monter.

— Bien, je dois te laisser, j'ai promis à un village victime de sécheresse de venir faire pleuvoir le plus vite possible ! lança-t-elle en me saluant d'un geste amical de la main, avant de s'engouffrer dans la voiture qui démarra immédiatement.

Je regardais alors le ciel. Les nuages qui venaient de déclencher l'averse se dissipèrent instantanément. Était-elle vraiment capable de ce genre de prouesse ? Elle m'avait cependant donné un vrai conseil, contrairement à tous les autres, même si ses propos étaient un peu simplistes. Je maudissais ceux qui me demandaient de "faire avec". Comme si je pouvais accepter une telle situation, alors que je pouvais la changer.

Après un long moment à reprendre mes esprits et calmer ma respiration, j'entrais chez moi.

— Bonsoir, lançais-je. Ce soir, je vais manger dans ma chambre, je dois réviser pour rattraper mon retard scolaire, et madame Rodriguez m'a donné les restes de ce midi, déclarais-je.

Ma mère sembla ravie de m'entendre dire que j'allais réviser pour l'école, comme si c'était la meilleure chose qui puisse m'arriver.

— C'est formidable, j'en suis très heureuse. Tu as pris une décision très raisonnable.

J'aurais serré les dents de colère. Mais je parvins à rester calme.

— Raisonnable ? demandais-je, le plus calmement possible. Je vais aller me faire souffrir en allant au lycée, je ne pense pas que ce soit "raisonnable." Mais c'est ce que tu voulais, alors tout va bien.

— N-non, bien sûr que non, bafouilla-t-elle. Je ne veux pas que tu souffres, mais le fait que tu ailles à l'école est une bonne chose, pour toi.

— Hé bien, espérons que ça ne se passe pas comme en seconde et qu'on ne m'évacue pas sur une civière après une crise d'angoisse, répondis-je avec une amertume qui déstabilisa ma mère.

— Heu j-, oui, espérons-le mais... enfin... Tu pourrais prendre des anxiolytiques par exemple.

Et voilà qu'elles étaient de retours, les fameuses solutions miracles de ma mère. Si je l'écoutais, tous mes problèmes pouvaient se résoudre avec des médicaments. Aussi, il me fallait soigner ma prochaine réplique. Et comme pour répondre à ce désir, les nanites présentes dans mon corps suractivèrent mes sens, me donnant l'impression que le temps s'était brièvement ralenti. Je souriais alors légèrement en coin.

— Oui, je m'en souviens... Tu as essayé de m'en donner plein ! Entre ceux qui me faisaient somnoler toute la journée et ceux qui me causaient des chutes de tensions telles que, si Antoine n'avait pas été là pour me rattraper, j'aurais dévalé plusieurs escaliers, dis-je avec une rancœur contenue, avant de passer une main dans mes cheveux. Heureusement que lui, il est là pour me soutenir.

Le silence s'installa, le visage de ma mère pâlit légèrement, elle ne répondit rien. Et autant la tristesse sur son visage me faisait de la peine... autant j'exultais qu'elle comprenne enfin, ne serait-ce qu'un tout petit peu, qu'elle se fourvoyait. Je décidais alors d'adoucir le ton de ma voix, espérant qu'elle était désormais en état d'entendre mes véritables sentiments :

— Il n'y a rien qui cloche chez moi maman, je vais bien... C'est le reste du monde qui est fou, et j'angoisse simplement de devoir accepter des choses que je ne peux pas changer, alors que j'aimerai changer les choses que je ne peux pas accepter. Je te montrerai que je peux faire les choses à ma façon, je te demande simplement de me faire confiance. Si tu m'aimes, tu le feras...

Après quoi je disparus dans ma chambre, la laissant seule. Espérant que cela lui donne l'occasion de réfléchir.

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