— Halte ! Qui êtes-vous et quelles affaires vous amènent ?
Cet accent einhendrien résonnait de condescendance et de profond ennui, à croire que le moine-soldat répétait la même phrase depuis l'aube. Comme prévu, la mine innocente de Joachim n'avait pas suffi au moment de passer sous les bœufs ailés.
Par des formulations charmeuses et la promesse de quelques pièces, Sebasha avait déniché un complice en Joachim, un jeune fils de fermier qui gambadait dans les rues torse nu. Apparemment, on n'avait pas besoin d'introductions ici pour parler, voire comploter avec des inconnus. Eleonara trouvait son air enjoué drôlement familier. Il ne lui fallut pas longtemps pour mettre le doigts sur la cause : le jeune Opyrien lui rappelait Agnan.
— Si les Religiats nous découvrent et nous arrêtent, je leur jurerai de t'avoir forcé à nous aider en menaçant ton père de mort, avait promis Sebasha à son nouvel allié, ce qui n'était pas loin de la vérité. S'ils te questionnent à part, tu diras la même chose. Marché conclu ?
Le garçon avait hoché la tête avec un enthousiasme qui avait laissé Eleonara perplexe. Avait-il patienté toute sa vie pour une occasion de déjouer les Religiats ou était-ce simplement son passe-temps ?
— Mon nom est Joachim, m'sieur, fit Joachim à l'adresse des gardes. Joachim fils de Joachim. J'aimerais passer pour vendre ma marchandise au bazar, si vous le permettez.
À l'intérieur du ballot de droite, Eleonara se pinçait le nez et se concentrait à respirer doucement à travers l'étoffe de son chèche, son filtre. Elle ne s'était pas réjouie de se recroqueviller derechef dans une poche dépourvue d'oxygène – elle avait l'impression d'habiter l'intestin d'un animal –, or c'était de loin la meilleure idée que lui avait inspiré la crotte de chien. Sebasha était-elle mal en point, elle aussi, dans le ballot de gauche ? Il n'y avait plus qu'à espérer que Joachim se dépêchât et ne vendît pas les rênes de Pia aux Religiats...
— Ta pomme me dit vaguement quelque chose, affirma un moine-soldat. Tu ressembles étrangement au garçon qui nous distribuait des œufs périmés. Fouillez-le.
De chaque côté du cheval, les sangles tintèrent métalliquement alors qu'une armée de mains ouvrait les sacs. Après deux reniflements, les moines-soldats s'écartèrent.
— Livraison de bouses séchées confirmée, mon supérieur, annonça quelqu'un, avant de tousser.
— Alors, c'est bon, je peux passer ? voulut savoir Joachim.
— Non, non, non. Ôte le foulard sur ta tête d'abord, petit. Qui souhaite entrer doit se découvrir.
Un haut-le-ventre percuta Eleonara tandis que dans son crâne, les rouages de la peur se mettaient en marche. Les Religiats demandaient aux gens d'ôter leurs couvre-chefs. Que cherchaient-ils sous les voiles et les chapeaux sinon des oreilles pointues ? Suspectaient-ils que les assassinats des leurs eussent été l’œuvre non des Nordiques, mais d'un elfe ? Croyaient-ils que l'elfe rôdeur, la Bête du Don'hill elle-même, fût venue jusqu'à eux ? Dans un sens, il n'avaient pas tort.
Eleonara le pressentait : sa respiration allait se mettre à siffler. Elle pouvait s'exiler à n'importe quel recoin des Troyaumes, s'isoler en terrain inconnu, fuir sa malédiction lui était impossible.
Les Religiats ne durent rien découvrir de palpitant sous le foulard de Joachim, car l'un d'entre eux s'écria :
— Ouais, c'est bon. Mais sache qu'on te tient à l’œil, gamin. L'affaire des œufs pourris n'est pas classée. Prochain !
Pia se mit en mouvement. Eleonara se sentit pencher en arrière et grimaça ; les galettes d'excréments, en plus d'empester la mort, se tassaient dans son dos et écrasaient sa joue au fond du ballot. Pour équilibrer les charges sur le dos de Pia, ils avaient dû verser plus de bouses dans le sac d'Eleonara. Était-ce une pente, qu'ils gravissaient ?
Joachim devait les déposer chez un ami de Sebasha, une espèce de soignant. Ça ne devait pas être la porte à côté ; or si l'elfe ne sortait pas bientôt de sa matrice puante, elle finirait pas rendre son déjeuner. Sebasha avait bien fait de prévoir une visite médicale, finalement.
Au retour de l'horizontalité, la jument ralentit en poussant des soupirs rauques. Elle marcha encore, prit quelques virages, puis s'immobilisa.
— La voie est libre, mes sœurs, avisa le garçon en décrochant les rabats des ballots. Nous sommes derrière la pharmacie de Monsieur Razelhanout, tel que vous me l'aviez demandé.
Agile, Sebasha creusa sa voie jusqu'à l'air libre et émergea des « galettes » comme une nymphe quittant son lit de violettes. Eleonara n'eut pas cette grâce. Quand sa tête rousse et ébouriffée repoussa le rabat du sac, elle fit chuter quelques bouses. Elle glissa une jambe par la fente et l'étendit pour toucher terre. Hélas, le ballot bascula, vida son contenu tout à la fois et Eleonara se cassa la figure. Décidément, sa malchance était gravée dans la pierre.
— Merci, frère, fit Sebasha. Voici pour ton service.
S'étant emparé de sa récompense, Joachim enchaîna les courbettes, les salutations, les glorifications et les remerciements. À le voir s'éterniser sur des compliments, l'elfe crut qu'il ne partirait jamais. La Chevaucheuse de dunes se retint pourtant d'interrompre sa tirade ; ce ne fut que lorsqu'il le voulut qu'il prit enfin ses jambes à son cou et disparut au premier coin de rue.
L'Opyrienne se tourna vers Eleonara. Ses sourcils dessinés s'arc-boutèrent et ses lèvres tatouées se fendirent sur ses grandes dents nacrées.
— Victoire ! s'exclama-t-elle en levant les bras. Je me félicite de t'avoir engagée comme scribe. J'aime ce que produit ton cerveau. La bouse était une idée excellentissime !
— Merci. Sauf que maintenant, on empeste.
Sebasha haussa les épaules et désigna une fontaine derrière elle qui faisait office d'abreuvoir.
— La solution est là.
Sur l'indication de l'Opyrienne, Eleonara attacha Pia sous un abri en bois. À part le gravier, le ciel bleu au-dessus de leurs têtes, les façades tachées par le calcaire pluvial et le linge pendu aux fenêtres, il n'y avait pas grand-chose dans ce cul-de-sac aussi étroit que désert. L'elfe attarda son regard sur les logis. C'étaient de sortes de cavernes, dont seulement l'extérieur avait été taillé dans le grès rouge pour ressembler à des maisonnettes plus ou moins cubiques.
Elle s'apprêtait à détacher les ballots quand elle se retourna, hésitante.
— Euh, qu'est-ce qu'on en fait, des bouses ?
Elle tiqua. Sebasha s'était évaporée.
— Nous les garderons, fut la réponse, lui parvenant depuis une certaine hauteur. Je les ai tout de même achetées, pour la plupart. Laisse-les par terre.
Main gauche sur la hanche et index dressé, l'Opyrienne testait la direction du vent, debout sur le toit plat de ce qui devait être la pharmacie de Monsieur Razelhanout.
Tant que la nuit dans la région ne fût pas aussi glacée que dans le reg, dormir à la belle étoile ne dérangeait pas Eleonara. Son inquiétude relevait d'une autre nature.
— N'aurait-il pas été mieux de consulter le pharmacien avant de débarquer sur son toit ? Je veux dire, c'est une propriété privée, après tout...
Faisant fi de cette observation, Sebasha stabilisa une échelle de bois contre une paroi et demanda à l'elfe de lui lancer leurs couvertures et leurs victuailles. Alors qu'Eleonara s'étirait afin de les lui transmettre, le gravier crissa derrière elle.
L'allée venait d'être bouchée par un homme de stature moyenne coiffé d'un turban miel en forme de ruche d'abeille. Ses jambes maigrelettes et poilues dépassaient sous sa kamis trop courte aux motifs céruléens et turquoise. Avec ses petits yeux écarquillés, sa longue barbiche hérissée et son nez busqué, il serrait les poings et ne tenait pas en place dans ses pantoufles rayées. Si ses joues étaient naturellement aussi cramoisies ou si une certaine intrusion y était pour quelque chose, Eleonara ne pouvait que le deviner.
— Je m'absente au petit coin et quand je reviens, on campe sur mon parapet ? Ouste, ouste ! Les murs, ça se salit !
Eleonara courut se réfugier sous le ventre de Pia. Il fut une époque où elle aurait refusé de frôler un équidé ; cette ère était révolue. Il n'y avait que le poney d'Agnan qui pût l'effrayer autant que ce fou furieux en pantoufles.
Sebasha s'accouda au petit muret auréolant le toit avec une langueur provocatrice. Les canines exposées, elle tira sur l'échelle de façon à la remonter. Le pharmacien s'élança aussitôt dessus pour l’attraper, mais l'échelle lui fuit des mains avec la frivolité d'un cerf-volant.
— Toi ! gronda-t-il en pointant la Chevaucheuse de dunes de son doigt à rallonge. Espèce de mal élevée ! Tu disparais après les assassinats pour réapparaître sur ma terrasse comme si de rien n'était ! Sept mois sans nouvelles ! Sept ! revendiqua-t-il en brandissant le poing. C'est scandaleux ! Je t'apprendrai à me faire un sang d'encre, je t'apprendrai !
Sebasha s'assit sur le muret et laissa pendre ses mollets.
— Bienheureuse de te revoir, Razi.
— Monsieur Razelhanout. Mon-sieur. Je te suis une figure d'autorité, une figure paternelle, même ; tu me dois obéissance. La jeunesse qui met de côté la politesse, ça m'insupporte !
Pour toute réponse, Sebasha rigola. Grommelant, pestant et reniflant dans sa barbe, Monsieur Razelhanout croisa ses bras maigres comme des manches de balai. Bientôt, ses reniflements s'accentuèrent, ses paupières papillonnèrent et il se vit forcé à produire un mouchoir de sa poche pour l'appuyer aux coins de ses yeux.
— C'est ça, ris, moque-toi, torture-moi, victimisa-t-il en se tournant à cent-huitante degrés. Tu fais toujours de ton mieux pour me traumatiser. Ça m'achèvera, tu verras, ça m'achèvera et tu t'en voudras.
Il marcha hors de leur champ de vision. Lui et sa coiffe en ruche d'abeille ne comptaient pas trois battements de cœur derrière la façade de la pharmacie qu'ils réapparurent. Aucune larme ne mouillait le visage oblong de Razelhanout quand il se planta devant l'abri chevalin. Il foudroya Sebasha du regard.
— Je n'ai rien contre les invitées mais ce n'est vraiment pas le moment de ramener des Peaux Pâles à la maison, Sebasha d'Éméride ! Surtout si elles sont potentiellement porteuses d'un virus. Qu'est-ce que cette ceinture de feu sur son visage ?
Eleonara remonta son chèche sur son nez. Un adulte qui grondait un enfant, c'était toujours impressionnant. Un adulte qui grondait un adulte, ça, c'était déconcertant, surtout si le parti sermonné était la Chevaucheuse de dunes. Cette dernière abaissa sur l'homme une tendresse taquine à la frontière du sarcasme.
— Ne crie pas trop fort. Que diraient les voisins ?
— Il faut impérativement que je l'ausculte, grommela-t-il en fixant Eleonara.
Il s'approcha de l'elfe qui, par instinct, recula.
— Sors de là, Bronwen. Sinon, il ne dormira pas cette nuit.
Razelhanout lui tint le menton avec une douceur surprenante, le lui orientant vers l'est puis l'ouest afin de mieux étudier les boutons, les croûtes et les cloques qui tapissaient ses joues, son front et son cou. Du bout d'une pincette, il gratta la peau sèche, gonflée et abîmée.
Quand il la relâcha, il croisa les bras.
— Jeune fille, bonne nouvelle, ce n'est pas contagieux. Par contre, il y a plusieurs causes possibles à cette éruption de boutons. En attendant d'en savoir plus, je prescris un lavage facial avec une infusion à l'ail. À répéter trois fois par jour.
— À l'ail ? s'étrangla Eleonara.
Il devait se moquer d'elle. Avec la quantité que les Taberné lui avaient fait ingérer au Saint-Cellier, elle en avait vu assez pour ce qu'il lui restait à vivre. En outre, elle doutait qu'on pût lever un châtiment divin avec de l'eau et de l'ail.
Derrière eux, Sebasha se laissa glisser du toit et amortit sa chute en pliant les genoux.
— Combien de fois t'ai-je répété de ne pas faire ça ? s'excita le pharmacien. Un jour tu te briseras le...
Il ne put finir ; elle l'avait entouré de ses bras.
— Tu es toujours si généreux, Razelhanout. Merci d'avoir accepté de nous accueillir.
— Monsieur Razelhanout. Oh, mais c'est quoi cette odeur ? Tu sens le... (Il s'écarta.) Et qui a dit que j'acceptais ? Céder, obtempérer, subir, souffrir : un autre terme aurait été nettement plus adéquat. Et où est le vouvoiement, je t'en prie ?
Se rendant compte qu'il gesticulait beaucoup, il essuya ses paumes contre sa kamis, penaud.
— Ce n'est pas mon invitée, assura Sebasha. C'est ma collègue. Elle est scribe.
— Une scribe ? Pourquoi diable aurais-tu besoin d'une scribe ?
— Je me suis posé la même question, admit Eleonara après avoir toussoté pour accorder sa voix. Je m'appelle Bronwen. Enchantée de faire votre connaissance.
C'était une phrase aussi triviale que bonjour et pourtant comparable à un pas de géant. L'elfe prit conscience du vide qu'elle s'était cravachée à franchir et ce, avec succès.
— Tu vois ? Même la Peau Pâle me donne du « monsieur ». (Razelhanout se tourna vers Eleonara, comprima ses mains entre les siennes et y appuya son front.) Que la pluie soit avec toi, petiote. Je suis un ami de longue date de Sebasha, bien que je ne puisse pas dire qu'elle soit une amie à moi, hélas. Si Madame avait eu la délicatesse de me prévenir de votre arrivée, j'aurais pu ordonner mon humble demeure et vous concocter un repas de bienvenue. Comme la pharmacie tourne également la nuit, je n'ai malheureusement pas beaucoup de place pour des couchettes...
— Cela ne sera pas nécessaire, intervint Sebasha. Des nattes sur le toit et tes plus épaisses couvertures suffiront. Pour le repas, je comptais t'inviter au mysticopolium.
— Oh, chouette ! s'exclama Razelhanout en applaudissant. Mais avant, allez vous laver.
Eleonara arqua un sourcil. Le terme inadapté de « petiote » lui était resté en travers de la gorge, ainsi que les variations humorales du pharmacien, un éventail d'éclat de fureur, de pleurs factices et d'exaltation passionnée qu'elle avait du mal à suivre et à assembler en une même personnalité. Cette histoire de dormir sur le toit ne la rassurait pas non plus, avec tous les Religiats et les moustiques qui rôdaient.
Le pharmacien ferma son établissement à clef. Derrière lui, dans son abri Pia mastiquait son fourrage en compagnie de poules, disciples rassemblées autour d'un messie improvisé.
Le ciel s'imbibait de couleurs ardentes et le soleil mourait à l'ouest. Sebasha, Razelhanout et Eleonara traversèrent le quartier de maisonnettes forées dans le grès et repeintes en blanc, rose, orange ou à leur état brut.
Slalomant dans les ruelles pentues, caillouteuses et encombrées de paniers, l'elfe se faisait violence pour ne pas se gratter les joues. Avant de partir, Sebasha lui avait enduit une pâte terreuse sur la face, le dos des mains et les mollets.
— Voilà qui devrait te faire passer pour l'une d'entre nous, avait dit l'Opyrienne en admirant le résultat. Ce mélange résiste à l'eau. Si tu souhaites l'enlever, frotte-toi avec de l'huile. Tu le garderas pour dormir cependant. Par prudence.
— C'est également un excellent anti-moustique et une protection solaire efficace, renchérit Razelhanout sur un ton professionnel.
« Tant mieux », songea Eleonara. Côté coups de soleil, la Calavère l'avait déjà gâtée. Sa nuque et son nez pelaient encore telles des gousses d'ail.
La séance maquillage ne s'en était pas tenue là. Comme l'elfe s'était opposée à se raser les sourcils, Sebasha s'était vengée au khôl. Eleonara n'osait pas se regarder. D'après la couleur de la poudre et le nombre de fois que sa maquilleuse avait crayonné ses paupières et ses sourcils, elle devait ressembler à une feuille morte croisée avec un raton-laveur.
Une Arènienne, dont quatre chaînettes dorées pendaient de sa narine percée, secouait un tapis poussiéreux par sa fenêtre, un simple carré découpé. Avec le vague goût de sable et de jus de pied dans la bouche, Eleonara cligna les yeux et toussa à se disloquer un poumon.
À sa droite, un vieillard en culotte pestait contre une mule. Un jeune homme aux paupières bleues jouait oisivement de la flûte sur une balustrade, alors que sa mère, sous une superposition de foulards et de bijoux, lui hurlait de faire les commissions. Perchés sur les toits-terrasses, des enfants en pagne jouaient à lancer des gravillons le plus loin possible. Vers quoi au juste, Eleonara ne le saisit qu'en arrivant sur un axe de marches découpées dans la roche, une descente rectiligne qui découpait parfaitement les groupements de cavernes. Les garnements s'évertuaient – en vain – à viser le bassin central, qu'ils apercevaient depuis leurs hauteurs.
L'elfe resta bouche bée devant le spectacle qui s'offrait à elle. Depuis l'extérieur, la citadelle ressemblait à un bloc de grès brut avec des tourelles pour cheminées. Depuis l'intérieur, c'était une ville bâtie tout en gradins autour d'une place circulaire. C'était au milieu de celle-ci que s'ouvrait un bassin d'eau assez spacieux pour inviter les bateaux à s'y garer, continuer en direction de la mer ou rebrousser chemin sur le Rêve. Arènes n'avait pas été baptisée innocemment, car c'était exactement à ça qu'elle ressemblait : une arène, un amphithéâtre dont les gradins équivalaient au premiers étages des logis.
Ni Sebasha ni Razelhanout ne s'arrêtèrent pour admirer la vue ; Eleonara les suivit à travers le secteur artisan. De larges voiles colorés suspendus entre les toitures créaient des couloirs d'ombre pour le confort des badauds. Au sol, les chefs-d’œuvre de faïence côtoyaient les ateliers des orfèvres, des souffleurs de verre et des sculpteurs. Les locaux des charpentiers, des potiers et des cordonniers précédaient les étalages des fileurs-tisseurs, pour n'en nommer qu'une poignée.
C'était un brouhaha non pas de voix, mais de coups de marteau, de bouffées de chaleur, de grondements de fours et de chutes de clous. Dans ce milieu fleurissant d'odeurs métalliques, farineuses et cuirées, on ne pouvait pas se croiser sans que les travailleurs levassent leurs regards taris. Prise de court par autant de parfums, de visages et de teintes, en plus de voir son espace privé envahi, l'elfe éprouva pour la première fois non pas une sensation d’asphyxie ou d'étroitesse extrême, mais d'anonymat le plus total. Déguisée comme elle l'était, elle ne représentait qu'une goutte de plus dans le torrent, miroir de ses propres miroirs, diverse parmi la diversité polychrome.
Eleonara scrutait chaque visage, chaque cachette potentielle, chaque silhouette dépassant la foule, dans l’espoir d’enregistrer des yeux bridés et des sourires familiers. Hélas, les Nordiques ne se laisseraient pas facilement trouver.
En bifurquant sur une rue mal entretenue et moins fréquentée, Eleonara crut que ses guides cherchaient à contourner la foule, or elle comprit rapidement qu'il s'agissait d'une stratégie pour éviter le couple de Religiats remontant la venelle. Même en recouvrant chaque pore de sa peau et en occultant sa ceinture de couteaux, Sebasha était déterminée à ne pas prendre de risques.
— Ils sont partout, pesta-t-elle, c'est encore pire que l'année passée.
— Leur nombre a doublé depuis ton départ et ils ne cessent d'affluer, renchérit Monsieur Razelhanout. Je suis comblé qu'ils soient là quand une bagarre éclate ou quand il s'agit de courir après des cambrioleurs, mais si leu nombre enfle, c'est qu'ils craignent un autre assassinat.
Sebasha acquiesça, l'air absente.
— Sont-ils toujours à la recherche des Nordiques ? demanda Eleonara.
— Je ne sais pas ce qu'ils cherchent exactement, mais sans rire, petiote, je pense qu'ils ont retourné chaque toit, chaque cave, chaque coque, turban, char ou entrepôt qui existe, répondit le pharmacien. Oui, ils aiment bien regarder les crânes des gens aussi, c’est leur nouveau passe-temps. Les vendeurs de couvre-chefs se plaignent, ça fait baisser leurs ventes. Les gens ne sont pas contents, leurs couvre-chefs sont parfois compliqués à enlever et le soleil tape. Les caravansérails n'y échappent pas non plus. Quand les Religiats sont passés chez moi, je dormais. Des tarés, ces gars-là. Ils m'ont secoué comme un prunier, j'ai cru que j'en perdrais toute ma cervelle. Oh et devine, ils ont accès au palais de l'émir depuis février.
— Ça ne m'étonne pas, dit Sebasha. Les Einhendriens marcheraient sur des braises pour contrôler Arènes, ces cafards !
Arènes avait été fondée par des nomades sur le socle de l'échange. Ce qui avait jadis été un poste de commerce modeste pour la résine séchée et la myrrhe s'était transformé en la principale intersection entre la majorité des routes marchandes, notamment pour l'ivoire, l'or et le sel. Il y avait une chose qu'Eleonara ne comprenait pas pourtant. Si la Couronne einhendrienne convoitait tant cette cité, qu'est-ce qui l'empêchait de se l'approprier ? L'Opyrie était assujettie depuis des centaines d'années et les Religiats grouillaient partout. L'émir d'Arènes était-il donc si influent ?
Razelhanout jeta un regard réprobateur à la Chevaucheuse de dunes.
— Ne parle pas si fort, voyons ! Pense à la réputation de mon établissement ! Et pendant qu'on y est, ta scribe est également einhendrienne. Sans vouloir t'offenser, hein, Bron... comment tu as dit que tu t'appelais ? Je t'en prie, excuse Sebasha.
Eleonara haussa les épaules.
— Ne vous en faites pas pour moi, ça m'est bien égal ce que vous racontez sur les Einhendriens. Qu'est-ce que c'est ?
Elle désigna un imposant bâtiment tout en angles fait de boue et de paille. Des poutres de bois transperçaient ses parois comme des aiguilles de porc-épic. Une foule d'hommes et de femmes en longues tuniques s'était réunie juste devant, délibérant, discutant, contestant. Parmi eux, une grande perruche vert anis et aux reflets bleu azur battait des ailes dans sa cage en fer forgé, souhaitant la bienvenue aux visiteurs.
— Nous l'appelons la Maison de la Sagesse, l'informa Sebasha. C'est l'équivalent d'une université chez vous. Sa Grandeur y invite mathématiciens, inventeurs, traducteurs, astronomes, médecins, géographes... Tous se rencontrent et enseignent ici. Même certains Religiats. Tu trouveras la bibliothèque publique juste derrière avec une architecture semblable. Elle sauvegarde l'empreinte de la pensée de l'Ancien Temps, traditionnellement nomade, ainsi que les influences des différents peuples et religions d'Opyrie. Tu verras de tout à Arènes. Ébahis-toi, mais surtout, méfie-toi. Chaque chose magnifique a une ombre.
Eleonara ouvrit la bouche pour demander des précisions lorsque Razelhanout s’exclama :
— Nous y voilà ; le mysticopolium !
De plus, j'aime toujours autant suivre les aventures d'Elé, qui se fourre sans arrêt dans les pires situations xD bon là c'était son idée, même s'il faut avouer qu'il n'y avait sans doute pas d'autres choix pour passer sous le radar des Religiats. Elle a de la ressource, on comprend que Sebasha veuille la garder à ses côtés.
J'aime aussi beaucoup la relation entre Sebasha et Razelhanout, c'était très drôle à lire xD
Ravie d'entendre que l'atmosphère et les péripéties d'eleonora continuent à susciter ton intérêt !
C'est clair; Eleonara aurait sans doute pu trouver une meilleure idée, mais voilà, elle a fait une fixation sur les bouses hahah
Oh chouette si tu aimes la dynamique Razelhanout-Sebasha, car on les verra tout au long du tome, ces deux-là :)
Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire !
J'adore déjà Monsieur Razelhanout, et sa relation avec Sebasha ! encore un super perso !
La ville a l'air superbe, l'ambiance très bien rendue !
Je suis contente que tu apprécies l'ambiance et M. Razelhanout; on va le voir très, très souvent !
Merci pour être passée me lire !! <3
à bientôt !
Le nouveau personnage est génial : une vraie drama queen Mr Razelhanout ! Et Sebasha et lui ont l'air très complice, ce qui donne du crédit à l'un et à l'autre.
Sinon, soupçonneuse comme je suis, ça m'a bien intriguée que le jeune Joachim (fils de Joachim XD) rappelle Agnan à Elé... d'autant plus qu'on sait maintenant qu'il y a moyen de se brunir la peau, puisque Sebasha et Mr Razelhanout le font pour Elé... d'ici à ce que ce soit lui, il n'y a pas beaucoup de pas à faire...
La pauvre Elé s'est encore retrouvée dans un sac ! Cette fois, elle n'était pas la seule, mais Sebasha semble avoir bien supporté l'épreuve. J'ai beaucoup aimé la comparaison avec une panse d'animal.
J'ai aussi bien rigolé avec la lotion à l'ail ! Quelle ironie : Elé ne sera donc jamais débarrassée de cette odeur, la pauvre. J'espère que ça la soignera en tout cas !
Les risques que quelqu'un lui fasse enlever son foulard sont de plus en plus grands, je ne sais pas comment elle va pouvoir indéfiniment protéger ses oreilles.
J'ai seulement deux petites remarques :
"Je t'en prie, excuse Sebasha. Elle est encore froissée à cause des religieuses du Don'hill, c'est tout. Les Religiats n'ont rien à faire là-dedans. Leur faute, c'est de porter un nom similaire." : ce passage ne m'a pas paru très clair. J'ai fini par comprendre un peu mieux en relisant, mais ce n'est pas si facile. D'abord parce que tu parles de nom similaire, et on se demande lequel (en fait, je pense que tu fais allusion au fait que religieuses et religiats appartiennent à la même religion ? Ou à la même doctrine ? Si c'est bien ça, il vaudrait mieux le dire comme ça parce qu'il n'utilise PAS un nom similaire). Ensuite, on a l'impression que Mr Razelhanout prend la défense des religiats. Or, je comprends bien qu'il veut éviter d'en médire pour la réputation de sa boutique, mais ça paraît un peu exagéré. Bref, pour moi, il y aurait à expliciter un peu ce passage.
Et mon autre remarque porte sur la fin du chapitre : je la trouve un peu abrupte. Il n'y a pas de cliffhanger et on ne sait pas trop où la déclaration de Sebasha nous mène. Si elle la prononçait en même temps que Elé remarquait quelque chose d'anormal et de trouble, ça ferait plus d'effet. Mais là, ça fait un peu "gratuit", comme si tu voulais donner une ambiance mystérieuse sans te baser sur du concret.
Rien de grave ceci dit : j'ai toujours envie de dévorer la suite !
A+
Tu me connais, j'aime bien les descriptions et j'en balance partout; je suis contente qu'elles ne soient pas de trop! J'ai essayé de rendre Arènes aussi immersive que possible. Oh, un film, carrément? tu viens de faire fondre mon petit coeur, là xD
Razelhanout, une drama queen; tu as tout compris. On le verra souvent et oui, Sebasha lui en fait voir de toutes les couleurs ;)
Intéressante, ton hypothèse par rapport à Joachim ;) bon, tu sais bien que je ne peux rien dire alors je m'en tiens là, mais tu ne crois pas que si ç'avait été Agnan, il ne lui aurait pas déjà fait signe ?
En fait, le véritable ennemi dans la série de Hêtrefoux, c'est l'ail xD Je trouve toujours une excuse pour en mettre partout, ça me fait rire :D
Merci pour tes deux remarques que j'ai trouvé très pertinentes ! J'ai enlevé le premier passage et retravaillé la chute du chapitre.
Oh, c'est chouette si tu veux continuer à lire !
Merci beaucoup pour ton commentaire !
à bientôt ;)