— Vas y regarde!... Regarde… Hoplaaa!...
Il y eut un gros bruit contre le mur, puis Yann se redressa en rigolant. Je tournai à nouveau la tête vers la télé, le film commençait déjà. Avec tous ses va-et-vient devant moi j'avais loupé à peu près tout le générique. Ça m'agaçait un peu, ça avait eu l'air chouette, avec les immenses lignes vert fluo dans une sorte d'espace intersidéral, et puis la musique électronique par-dessus.
Quelques derniers noms défilèrent en bas de l'écran, je me penchai une fois de plus derrière la silhouette de Yann, qui venait de se rasseoir puis de se relever devant moi.
— Attends je te remontre comment je fais ! Toute façon c’est chiant le début.
Il fila à l’autre bout du salon, alors qu'une communication radio entre le pilote et le commandant commençait à nous parvenir. Ils parlaient de vitesse de propulsion, de distances galactiques, et peut-être du nom d'un astre à atteindre, mais j’avais du mal à entendre.
— Attends attends j’refais... Attends… Hop laaa !…
J’entraperçus le vaisseau spatial qui glissait lentement dans l'obscurité, puis bientôt les membres d'équipage dans leurs combinaisons, le tout entrecoupé par la silhouette débraillée de Yann - vieux jogging, t-shirt et chaussettes - qui passait devant le film en courant, puis partait de nouveau reprendre son élan.
— Regarde, regarde, hop laaa! ... Ah ah ah !…
Ça fit encore un boucan pas possible quand ses pieds tapèrent le mur, je jetai un oeil vers l’espèce de pile de matelas-banquette en soupirant. Yann sortit de là tout sourire, puis vint se rasseoir en saisissant la télécommande du magnétoscope.
— J’avance un peu tu vas voir après c’est mieux.
Il se releva deux secondes plus tard, télécommande à la main. A la télé les silhouettes s'étaient mis à cavaler dans tous les sens à travers la salle de pilotage.
— Mais vas-y laisse que je comprenne l’histoire !
— Meuuu y’a rien à comprendre, ils retrouvent un vieux vaisseau devant le trou noir et y a le méchant dedans avec des robots qui veulent tout détruire !…
— Mais raconte pas, laisse juste le film normalem...
— Attends attends, c’est là que c’est marrant !
L'image se ralentit enfin, devant le doigt tendu et la bouche entrouverte de Yann. Je découvris une sorte de petit robot rondouillard qui tirait des lasers sur d’autres robots. L’un d’entre eux perdit un bras, puis l’autre, avant de s’effondrer totalement. Yann se mit alors à rire à gorge déployée, il remit le film en arrière pour repasser la scène.
Puis il la remit encore une fois.
Puis une autre.
Il riait à chaque fois de bon coeur, la télécommande braquée devant lui, en me regardant par moments, les yeux brillants.
— Oh, attends j’ai une idée, on va faire pareil avec mon goldo! Il s'exclama tout à coup à coup, en balançant la télécommande sur le canapé. Ah ouais ça va être l’éclate ah ah ah, après pour les lasers on pourra aussi prendre des… … et aussi le…
Je n’entendis pas la suite, il avait déjà décampé dans le couloir. Le silence retomba bientôt autour de moi.
J’attendis un petit moment, les yeux rivés sur la télé, puis sur la fenêtre derrière.
Il faisait déjà presque nuit dehors, je contemplai le reflet du plafonnier criard dans la vitre, puis baissai les yeux sur le sol. Devant la table basse poussée contre le meuble télé, des magazines éparpillés, des Strange, des bd, des boites de jeu renversés, des feutres ouverts, un yoyo rollin’ Fanta fêlé, un autre Coca-Cola gribouillé, des raquettes de ping-pong, un ballon en mousse et d’autres trucs non identifiés.
A la télé, l'image figée d’un tas de ferraille sous une pluie d’étincelles surplombait un autre amas de plastique sur la table basse, la collection de K7 VHS que Yann avait voulu me montrer depuis mon arrivée.
Conan le barbare, E.T., Dark Crystal, Indiana Jones, Excalibur, il avait tous les originaux chez lui, une vraie mine d’or, mais pour chaque film ça avait été le même cirque. On regardait cinq minutes et puis il arrêtait tout, il rallumait le plafonnier pour me montrer un truc, un gag dans un Gaston Lagaffe, des figures au yoyo, puis un autre gag dans un Achille Talon, le revers à la chinoise au ping pong qu’il avait bossé, puis des pas de smurf brouillons, puis des pages de Strange disloquées – il avait voulu décalquer des cases de Dardevil au papier carbone et avait tout salopé –, son jeu Dix-de-chute qu’il avait transformé – ou plutôt carrément bousillé – pour en faire un tremplin à jetons, des jongles avec des chaussettes en boule, des figures avec deux yoyos cette fois, et enfin des flips – ou plutôt des galipettes – contre le mur, dans deux semaines c’est sûr il ferait des saltos partout comme il voudrait.
J’avais croisé Yann la première fois à l’association la P.L.A.C.E., la Permanence Loisirs-Animation Cité Ecureuils, que ma mère avait créée trois ans plus tôt avec quelques locataires du quartier.
La mère de Yann était inscrite à l’activité Côté femmes, une espèce de groupe de mères de famille de la cité. J'avais pas bien compris l’idée au début, surtout que j’en croisais déjà quelques-unes aux activités gym, coupe-couture ou cuisine. Et surtout que là elles revenaient toutes les semaines mais seulement pour discuter.
Je les voyais parfois installées en rond dans la salle du fond de l’association, elles buvaient du café et elles causaient, causaient pendant des plombes, moi je pigeais pas qu’on puisse rester si longtemps comme ça sans mettre de la musique ou lancer un jeu. Mais ça marchait bien apparemment.
Ma mère m’avait expliqué que c’était important pour le quartier, que les femmes se rencontrent, qu’elles puissent parler entre elles de leur vie, de leur famille, de leurs soucis. Et puis parfois s’aider dans des trucs du quotidien, remplir des papiers, se rendre des services, partager des conseils pour les enfants, ou même organiser des petits repas.
Elle avait même fait du porte à porte dans les immeubles au début, pour en sortir pas mal de chez elles. Ça avait pas été facile d’ailleurs, certaines comprenaient pas trop l’idée, et d’autres c’était leur mari.
Elles ne devaient être que deux ou trois au démarrage, maintenant avec le bouche à oreille elles étaient une bonne quinzaine, dont la mère de Yann, qui avait emménagé dans la résidence Les Allées fleuries juste en face de la cité un an plus tôt.
Elle venait souvent avec son fils, qui lui restait dans le coin bibliothèque. Mais il ne lisait pas, juste il jouait à ses trucs, et puis il faisait le con souvent, avec les chaises ou avec ses yoyos. Il avait même failli casser un carreau une fois, et ma mère était venue pour l’engueuler, alors que derrière sa mère à lui n’avait pas bronché, ou tout juste un oh bah alors… … Ah non Yannou c’est pas sympa ça… … Et tu t’es pas fait mal au moins?... etc, ce genre de niaiseries, et d’une toute petite voix.
Et puis une autre fois elle avait proposé que je vienne chez eux, son Yannou avait plein de jeux elle m’avait assuré, et ils avaient un magnétoscope aussi et des films super chouettes. Moi je voulais pas au début, déjà aux Allées fleuries il y avait que des vieux qui nous aimaient pas les gamins des Ecureuils , deux fois j’avais voulu me promener à vélo là-dedans deux fois on m’avait hurler dessus pour que je dégage.
En plus de ça il avait l’air trop bizarre son môme, mais ma mère avait poussé derrière, comme quoi il était fils unique et que ça l’aiderait à se faire des copains, j’avais quasiment rien pu faire. En plus vous avez le même âge vous allez bien vous amuser avait renchéri tout sourire la mère de Yann à côté. Bref le traquenard monté en deux temps trois mouvements, j’avais regardé Yann il avait pas dit un mot, trop occupé à faire n’importe quoi dans son coin en équilibre sur sa chaise.
Bref j’étais là depuis une heure, une heure et demi, Yann était enfin revenu avec son pauvre goldorak à qui il manquait une corne et la moitié d’un bras. Il essayait maintenant de le démembrer un peu plus, à coups de jetons de Dix-de-chute, ça commençait franchement à devenir n’importe quoi ce salon, une voix sortit alors de la cuisine.
— Yann tu vas t’habiller, ton père va pas tarder !..
C’était la première fois que j’entendais sa mère élever la voix, même si ça ressemblait plus à une lamentation qu'à un ordre clair. Ça devait même ne ressembler à rien pour son fils, on entendit une nouvelle plainte au loin, mais il ne remua pas le petit doigt pour autant.
Cinq minutes plus tard je vis débarquer la mère de Yann une grosse tasse à la main et une cigarette à l’autre, la silhouette perdue dans un gros pull mauve.
— Allez Yannou… va te préparer s’il te plait, ton père est là dans dix minutes.
— Non.
— Yann !
— Non je t'ai dit. Pas tout de suite.
— Allez… Et laisse ça je rangerai, comme ça tu pourr ...
— Non non non, c'est moi qui décide !!
Il baissa la tête et la remua dans tous les sens, les yeux fermés au milieu de son bazar. Sa mère tira une latte les bras croisés sans rien dire, une épaule contre la porte.
— Bon comme tu veux, tu verras avec ton père, elle marmonna finalement, en tournant les talons. Je plissai le front vers Yann, qui avait repris ses activités normalement, comme s'il venait seulement de chasser un insecte de son espace vital.
J’osai à peine imaginer pareil épisode dans le salon de ma mère. Ça aurait même pas été par la peau du dos qu’il aurait valsé, rien que le quart du bordel c’était double mawashi, à coup sûr ses saltos jusque dans sa chambre il les aurait facilement passés.
— Moi ce week-end je vais faire plein de trucs, on doit aller à la Tour Montparnasse et à Beaubourg, et puis chez des amis qui ont un restaurant, articula-t-il tout tranquillement, comme si de rien n’était. Et puis on doit aller voir L’histoire sans fin, il me l’a promis mon père, tu vas aller le voir toi ?
Il s’était remis dans sa posture bizarre, à genoux mais les fesses posées au sol entre les pieds, à chercher on ne savait quoi au milieu du bordel, je me demandai même s’il attendait une réponse.
— Euh ouais j’sais pas, peut-être le mois proch…
— Moi mon père il connaît tous les cinoches de Paris, je vais aller le voir sur super grand écran Dolby et tout, parce qu’en banlieue c’est tout nul les cinémas !
— Ben non à Enghien il est bien le Marly, j’ai vu Wargames la dernière fois, et …
— Ah ah ah ! Le Marly c’est nuuuul !!! C’est pas comme Paris, le Marly c’est tout petit et y’a que deux salles ! En plus ils ont que des bonbons et y’a même pas de glaces !... Maman !!
Ça faisait pourtant une bonne demi-heure qu’il ne l’avait plus ramené avec son père ou avec Paris, je compris que ça repartait pour un tour avec sa foutue capitale.
Rien qu’en arrivant il m’avait bassiné avec son ancienne école, son ancien appart, son quartier et tout le tralala, au moins à Paris en sortant des cours il y avait des magasins et plein de gens dehors, et de chez lui il voyait la Tour Eiffel ou l’Arc de Triomphe je savais plus, et que tout était toujours ouvert même la nuit, enfin bref c’était la campagne maintenant où il avait atterri.
— Mamannn !!!…
— Oui Yannou qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu sais ce qu’il m’a dit Melvil, ah ah, il va au Marly au cinéma, ah ah ah !!
Sa mère se contenta juste de sourire, une nouvelle cigarette entre les doigts. Hein c’est nul répéta Yann en la regardant fixement.
— Ah ben évidemment c’est pas le Grand Rex... Mais au moins il y a déjà un cinéma à moins de dix kilomètres...
— C’est nul c’est tout.
— Hmmm. … Alors qu’est-ce que tu as décidé, tu te prépares mon chaton ?
— Oui maman j’y vais !
Il se leva sur le champ, en laissant tout son merdier derrière lui. Mon regard resta planté en direction du couloir, on entendit une porte claquer et puis plus rien. Je ne sus trop quoi faire sur le moment, j’avais l’impression que la mère de Yann me dévisageait en souriant, puis un bruit me fit tourner la tête, je la découvris accroupie en train de ranger.
— Alors, vous vous êtes bien amusés j’ai l’impression, hmm ?…
Elle avait des gestes lents, très appliqués.
— Euh oui oui… Enfin c’est dommage j’ai pas pu voir de film. Enfin si, juste des petits bouts…
— Ah mais ça c’est Yann, ça va super vite avec lui, faut suivre, hi hi hi ! … Mais tu pourras revenir ! Comme ça vous aurez plus de temps ensemble, qu’est-ce que t’en dis ?
Elle souriait en continuant de ranger, au bout des doigts sa cigarette avait une cendre super longue, quasiment courbe, je me demandais comment elle faisait pour tenir.
— Euh oui, ben euh oui je sais pas...
Putain mais plus jamais de la vie, faudrait me payer je sais pas combien pour traîner encore avec ce mec.
— J’en parlerai avec ta maman. Tu peux même venir un samedi et puis dormir à la maison, on a de la place ! …
Elle alla tirer la table basse avec la même lenteur, au-dessus le plafonnier me parut faire dix mille watts .
Ma mère m’avait expliqué que depuis leur emménagement Yann suivait des cours à distance, on n’avait pas trouvé de collège pour lui dans les environs, sa mère cherchait un truc spécialisé ou alternatif. Elle lui avait fait passer des tests de QI et des entretiens psy, et apparemment il était surdoué et hypersensible, bref le système scolaire, l’autorité, les contrariétés c’était difficile pour lui.
Ajouté à cela qu’il avait dû quitter Paris après le divorce de ses parents, sa mère voulant se rapprocher de sa famille dans le coin, il n’en avait pas fallu plus pour mettre en place une organisation à son rythme, pour son équilibre et son bien-être.
Il y avait donc un mec à deux pas de chez moi qui séchait toute son année tranquille, mot d’absence illimité pour motif à la mords-moi-le-nœud, un déscolarisé parce que trop loin au-dessus du niveau ou trop fragile, ça me rendait fou ça. Et faudrait aussi que je lui tienne compagnie, j’étais pas une assistante sociale moi, ni un cochon d’inde.
— Ben tiens pendant que je t’ai sous la main, tu peux venir m’aider à tirer le canapé, c’est un peu… Ah ! Attends deux secondes je vais répondre.
Je la vis détaler tout de suite, écrasant sa clope au passage, arrangeant ses cheveux et secouant son pull, alors que ça sonnait de nouveau.