5 / [Sud] - La cité des ingénieurs (Chap. 1) : Never Ending Story

Par Cyrmot

La musique avait repris, tout comme le va-et-vient des longues lignes vert fluo à l'écran. Les notes étaient stridentes, vaguement angoissantes, tout comme les immenses formes géométriques qui se déployaient dans l’obscurité. C'était des damiers gigantesques, des courbes sans fin, ou des siphons démesurés. 

Quelques derniers noms défilèrent en bas de la télé, puis les étoiles réapparurent peu à peu dans l'infini, par centaines, puis par milliers.

Je me penchai un instant derrière la silhouette de Yann, qui venait encore de se lever devant moi.

— Attends j’te remontre comment je fais ! Toute façon c’est chiant le début.

Il fila à l’autre bout du salon, à la télé quelques communications radio entre le commandant et le pilote commençaient à nous parvenir. 

— Attention… …. Hop!!... …

Le commandant avait l’air de parler de moyens de propulsion, de distances galactiques, de vérifications techniques à effectuer, mais j’avais du mal à entendre.

— Attends attends j’refais... Attends… Hop laaa !…

J’entraperçus à l'écran le vaisseau spatial qui glissait lentement dans l'obscurité, entrecoupé par la silhouette débraillée de Yann - vieux jogging, t-shirt et chaussettes - qui passait devant le film en courant, puis partait de nouveau reprendre son élan.

— Regarde, regarde, hop laaa! ... Ah ah ah !…

Ça fit un boucan pas possible quand ses pieds tapèrent le mur, je tournai la tête vers l’espèce de pile de matelas-banquette en soupirant. Yann sortit de là tout sourire, puis vint se rasseoir à côté de moi en saisissant la télécommande du magnétoscope.

— J’avance un peu, tu vas voir après c’est mieux.

Il se releva deux secondes plus tard, télécommande à la main. Sur la télé les membres d’équipage passaient à toute allure d’un bout à l’autre de la salle de pilotage et s’interpellaient comme dans les vieux films muets en noir et blanc.

— Mais vas-y laisse que je comprenne l’histoire !

— Meuu y’a rien à comprendre, ils retrouvent un vieux vaisseau devant le trou noir et y a le méchant dedans avec des robots qui veulent tout détruire !…

— Mais raconte pas, laisse juste le film norm..

— Attends attends, c’est là que c’est marrant !

Le défilé burlesque s’arrêta enfin, je découvris une sorte de petit robot rondouillard qui tirait des lasers sur d’autres robots, l’un d’entre eux perdant un bras, puis l’autre, avant de s’effondrer totalement. Yann se mit à rire à gorge déployée puis revint en arrière pour repasser la scène.

Puis il la repassa encore une fois. Puis une autre. Il riait à chaque fois de bon coeur, la télécommande braquée devant lui, en me regardant par moments, les yeux brillants.

— Oh, attends j’ai une idée on va faire pareil avec mon goldo, il s’exclama subitement en balançant la télécommande sur le canapé. Ah ouais ça va être l’éclate ah ah ah !… Après pour les lasers on pourra aussi prendre des...

Je n’entendis pas la suite, il était déjà sorti du salon, le silence retomba autour de moi.

Sur le sol, devant la table basse poussée contre le meuble télé, des magazines, des Strange, des bd, des boites de jeu, des feutres, un yoyo rollin’ Fanta un autre Coca-Cola, des raquettes de ping-pong, un ballon en mousse et d’autres trucs non identifiés.

Il faisait déjà presque nuit dehors, je contemplai le reflet du plafonnier criard dans la vitre, puis j’attendis un petit moment les yeux rivés sur la télé. L’image figée d’un tas de ferraille sous une pluie d’étincelles surplombait un autre amas de plastique éparpillé sur la table basse, la collection de K7 VHS que Yann avait voulu me montrer depuis mon arrivée.

Conan le barbare, E.T., Dark Crystal, Indiana Jones, Excalibur, il avait tous les originaux chez lui, une vraie mine d’or, mais pour chaque film ça avait été le même cirque. On regardait cinq minutes et puis il arrêtait tout, il rallumait le plafonnier pour me montrer un truc, un gag dans un Gaston Lagaffe, des figures au yoyo, puis un autre gag dans un Achille Talon, le revers à la chinoise au ping pong qu’il avait bossé, puis des pas de smurf brouillons, puis des pages de Strange disloquées – il avait voulu décalquer des cases de Dardevil au papier carbone et avait tout salopé –, son jeu Dix-de-chute qu’il avait transformé – ou plutôt carrément bousillé – pour en faire un tremplin à jetons, des jongles avec des chaussettes en boule, des figures avec deux yoyos cette fois, et enfin des flips – ou plutôt des galipettes – contre le mur, dans deux semaines c’est sûr il ferait des saltos partout comme il voudrait.

J’avais croisé Yann la première fois à l’association la P.L.A.C.E., la Permanence Loisirs-Animation Cité Ecureuils, que ma mère avait créée trois ans plus tôt avec quelques locataires du quartier.

La mère de Yann était inscrite à l’activité Côté femmes, une espèce de groupe de mères de famille de la cité. J’avais pas bien compris l’idée au début, surtout que j’en croisais déjà quelques unes aux activités gym, coupe-couture, chant ou cuisine, mais ça marchait bien apparemment.

Elles se retrouvaient toutes les semaines juste pour discuter, je les voyais parfois installées en rond dans la salle du fond de l’association, elles buvaient du café et elles causaient, causaient pendant des plombes, moi je pigeais pas qu’on puisse rester si longtemps comme ça sans mettre de la musique ou lancer un jeu.

Ma mère m’avait expliqué que c’était important pour le quartier, que les femmes se rencontrent, qu’elles puissent parler entre elles de leur vie, de leur famille, de leurs soucis, et puis parfois s’aider dans des trucs du quotidien, remplir des papiers, se rendre des services, partager des conseils pour les enfants, ou même organiser des petits repas.

Elle avait même fait du porte à porte dans les immeubles au début pour en sortir pas mal de chez elles, ça avait pas été facile d’ailleurs certaines comprenaient pas l’idée, d’autres c’était leur mari. Elles devaient être que deux ou trois au démarrage, maintenant avec le bouche à oreille elles étaient une bonne douzaine, dont la mère de Yann, qui avait emménagé dans la résidence Les Allées fleuries juste en face de la cité un an plus tôt.

Elle venait souvent avec son fils, qui lui restait dans le coin bibliothèque. Mais il lisait pas, il jouait à ses trucs et il faisait le con souvent, avec les chaises ou ses yoyos, il avait même failli casser un carreau une fois, et ma mère était venue pour l’engueuler, alors que sa mère à lui derrière n’avait pas réagi, juste ah bah alors… Ah non Yannou c’est pas sympa ça… Tu t’es pas fait mal au moins etc, ce genre de choses, d’une toute petite voix.

Et puis une autre fois elle avait proposé que je vienne chez eux, son Yannou avait plein de jeux elle m’avait assuré, et ils avaient un magnétoscope aussi et des films super chouettes. Moi je voulais pas au début, déjà aux Allées fleuries il y avait que des vieux qui nous aimaient pas les mômes de la cité d’en face, deux fois j’avais voulu me promener à vélo là-dedans deux fois on m’avait gueuler dessus pour me dégager.
En plus de ça il avait l’air trop bizarre son môme, mais ma mère avait poussé derrière, comme quoi il était fils unique et que ça l’aiderait à se faire des copains, j’avais quasiment rien pu faire.

— En plus vous avez le même âge vous allez bien vous amuser avait renchéri tout sourire la mère de Yann à côté. Bref le traquenard monté en deux temps trois mouvements, j’avais regardé Yann il avait pas dit un mot, trop occupé à faire n’importe quoi dans son coin en équilibre sur sa chaise.

Bref j’étais là depuis une heure, une heure et demi, Yann était enfin revenu avec son pauvre goldorak à qui il manquait une corne et la moitié d’un bras. Il essayait maintenant de le démembrer un peu plus, à coups de jetons de Dix-de-chute, ça commençait franchement à devenir n’importe quoi ce salon, une voix sortit alors de la cuisine.

— Yann tu vas t’habiller, ton père va pas tarder !..

C’était la première fois que j’entendais sa mère élever la voix, même si ça ressemblait plus à une plainte volume augmenté qu’à autre chose. Ça devait même ne ressembler à rien pour son fils, on entendit une nouvelle plainte au loin, mais il ne remua pas le petit doigt pour autant.

Cinq minutes plus tard je la vis débarquer un mug à la main et une cigarette à l’autre, la silhouette perdue dans un gros pull mauve.

— Allez Yannou… va te préparer s’il te plait, ton père est là dans dix minutes.

— Non.

— Yann !

— Non. C’est moi qui décide.

— Allez… Et laisse ça je rangerai, comme ça tu pourr ...

— Non non non !!!

Il baissa la tête et la remua dans tous les sens, les yeux fermés, en tournant en rond au milieu de son bazar. Sa mère tira une latte les bras croisés sans rien dire, une épaule contre la porte.

— Bon comme tu veux, tu verras avec ton père, elle marmonna finalement, en tournant les talons.

Yann arrêta son manège dans la foulée, le silence retomba d’un coup.

Mais c’était quoi ces malades, j’osai à peine imaginer pareil épisode dans le salon de ma mère. Ça aurait même pas été par la peau du dos qu’il aurait valsé, rien que le quart du bordel c’était double mawashi, à coup sûr ses saltos jusque dans sa chambre il les aurait facilement passés.

— Moi ce week-end je vais faire plein de trucs, on doit aller à la Tour Montparnasse et à Beaubourg, et puis chez des amis qui ont un restaurant, articula-t-il tout tranquillement, comme si de rien n’était. Et puis on doit aller voir L’histoire sans fin, il me l’a promis mon père, tu vas aller le voir toi ?

Il s’était remis dans sa posture bizarre, à genoux mais les fesses posées au sol entre les pieds, à chercher on ne savait quoi au milieu du bordel, je me demandai même s’il attendait une réponse.

— Euh ouais j’sais pas, peut-être le mois proch…

— Moi mon père il connaît tous les cinémas de Paris, je vais aller le voir sur super grand écran, Dolby et tout, parce qu’en banlieue c’est tout nul les cinémas !

— Ben non à Enghien il est bien le Marly, j’ai vu Wargames la dernière fois, et …

— Ah ah ah ! Le Marly c’est nuuuul !!! C’est pas comme Paris, c’est tout petit et y’a que deux salles ! En plus ils ont que des bonbons et y’a même pas de glaces !... Maman !!

Ça faisait pourtant une bonne demi-heure qu’il ne l’avait plus ramené avec son père ou avec Paris, je compris que ça repartait pour un tour avec sa foutue capitale.

Rien qu’en arrivant il m’avait bassiné avec son ancienne école, son ancien appart, son quartier et tout le tralala, au moins à Paris en sortant des cours il y avait des magasins et plein de gens dehors, et de chez lui il voyait la Tour Eiffel ou l’Arc de Triomphe je savais plus, et que tout était toujours ouvert même la nuit, enfin bref c’était la campagne maintenant où il avait atterri.

— Mamannn !!!…

— Oui Yannou qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu sais ce qu’il m’a dit Melvil, ah ah, il va au Marly au cinéma, ah ah ah !!

Sa mère se contenta juste de sourire, une nouvelle cigarette entre les doigts. Hein c’est nul répéta Yann en la regardant fixement.

— Ah ben évidemment c’est pas le Grand Rex... Mais au moins il y a déjà un cinéma à moins de dix kilomètres...

— C’est nul c’est tout.

— Hmmm. … Alors qu’est-ce que tu as décidé, tu te prépares mon chaton ?

— Oui maman j’y vais !

Il détala sur le champ sans ajouter un mot, en laissant tout son merdier derrière lui. Mon regard resta planté en direction du couloir, on entendit une porte claquer et puis plus rien. Je ne sus trop quoi faire sur le moment, j’avais l’impression que la mère de Yann me dévisageait en souriant, puis un bruit me fit tourner la tête, je la découvris accroupie en train de ranger.

— Alors, vous vous êtes bien amusés j’ai l’impression, hmm ?…

Elle avait des gestes lents, très appliqués.

— Euh ouais ouais… Enfin c’est dommage j’ai pas pu voir de film. Enfin si, juste des petits bouts…

— Ah mais ça c’est Yann, ça va super vite avec lui, faut suivre, hi hi ! … Mais tu pourras revenir, comme ça vous aurez plus de temps ensemble, qu’est-ce que t’en dis ?

Elle souriait en continuant de ranger, au bout des doigts sa cigarette avait une cendre super longue, quasiment courbe, je me demandais comment elle faisait pour tenir.

— Euh oui, ben euh oui je sais pas...

Putain mais plus jamais de la vie, faudrait me payer je sais pas combien pour traîner encore avec ce mec.

— J’en parlerai avec ta maman. Tu peux même venir un samedi et puis dormir à la maison, on a de la place ! …

Elle alla tirer la table basse avec la même lenteur, au-dessus le plafonnier me parut faire dix mille watts .

Ma mère m’avait expliqué que depuis leur emménagement Yann suivait des cours à distance, on n’avait pas trouvé de collège pour lui dans les environs, sa mère cherchait un truc spécialisé ou alternatif. Elle lui avait fait passer des tests de QI et des entretiens psy, et apparemment il était surdoué et hypersensible, bref le système scolaire, l’autorité, les contrariétés c’était difficile pour lui.

Ajouté à cela qu’il avait dû quitter Paris après le divorce de ses parents, sa mère voulant se rapprocher de sa famille dans le coin, il n’en avait pas fallu plus pour mettre en place une organisation à son rythme, pour son équilibre et son bien-être.

Il y avait donc un mec à deux pas de chez moi qui séchait toute son année tranquille, mot d’absence illimité pour motif à la mords-moi-le-nœud, un déscolarisé parce que trop loin au-dessus du niveau ou trop fragile, ça me rendait fou, et faudrait aussi que je lui tienne compagnie, j’étais pas une assistante sociale moi, ni un cochon d’inde.

— Ben tiens pendant que je t’ai sous la main, tu peux venir m’aider à tirer le canapé, c’est un peu… Ah ! Attends deux secondes je vais répondre.

Je la vis détaler tout de suite, écrasant sa clope au passage, arrangeant ses cheveux et secouant son pull, alors que ça sonnait de nouveau.

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