La cité des ingénieurs (Chap. 2) : Trou Noir

Par Cyrmot


—  ... Ah ! Eh ben te voilà ! Ça va ?..

— Quoi « eh ben »? Je suis en retard ?

— Ah non non, vas-y entre, non c’est une façon de parler.

— Le code c’est plus le bon au fait. J’ai dû attendre un voisin pour rentrer.

— Ah oui oui, attends je vais te le noter avant que vous partiez.

Un type pas très grand, cheveux blonds mi-longs, pantalon et veste en jean, baskets Le coq sportif. Il tourna un peu en rond dans l’entrée, puis son regard tomba sur moi. Il plissa brièvement les yeux, je balbutiai un bonjour, ça sembla l’intéresser au minimum, il tournait déjà la tête vers la cuisine.

— Et il est où mon fils ?… Il est pas prêt encore ?

— Il va arriver ! Il...

— Papaaa… !

— Heyyy !!!

Yann lui sauta dans les bras avec fougue, comme si son père revenait d’un voyage de cinq ans dans l’espace. Puis il tourna plus ou moins difficilement dans les airs, son père avait du mal à le soulever jusqu’à l’épaule.

Il le reposa alors au sol et entama une série de mini coups de poings rapides autour de lui en refaisant heyy, heyy, hé heyy ! À côté la mère de Yann souriait vaguement, elle dit deux trois paroles que personne n’entendit puis repartit dans la cuisine les bras croisés.

— Papa papa, hein on va aller voir L’histoire sans fin, hein tu me l’avais dit !

— Hein l’histoire de quoi ?

Il se redressa rapidement en se passant les deux mains sur les cheveux, son front était un peu transpirant.

— L’histoire sans fin, le film, j’ai dit à Melvil qu’on allait le voir sur super grand écran et tout - il me désigna rapidement du menton -, hein c’est vrai, hein ??

— Ah mais c’est toi Melvil alors ah ah, il me tendit la main d’un grand sourire, je m’approchai timidement. La vache, t’es grand dis-donc, il ajouta en me broyant les doigts d’une putain de poigne, en effet je faisais quasiment sa taille. Donc t’es de la cité Les écureuils ? Ça va c’est pas trop chaud là-bas ?

Je plissa les yeux à mon tour, un peu surpris.

— Euh non non, ça va…

Il sentait le parfum super fort, on ne sentait plus que ça dans l’entrée.

— Non parce qu’on peut entendre des trucs… Et vous faites pas trop les cons hein ?...

Il souriait encore mais bizarrement, les sourcils froncés, sans lâcher ma main. Je haussais seulement les épaules en refaisant non-non, j’avais l’impression qu’il parlait d’une contrée maudite à des dizaines de kilomètres.

— Ok ok... Ok d’ac.

Il me scruta de nouveau rapidement des pieds à la tête.

— Mais t’es de quelle origine dis moi ?

— Euh des Antilles par ma mère, enfin de ses parents, et puis mon père il…

— Aaah !... mais t’es couéwole alors, ah ah ah !!! Il me libéra enfin les doigts pour se taper gaiement la cuisse.

Je jetai un coup d’œil à Yann qui ne bougeait plus dans son coin.

— Alowou, sakamaché timoun ? Reprit son père tout jovial, hein, ah ah ah !

Je grimaçai un sourire poli, je n’avais que onze ans mais je connaissais déjà la suite par coeur. ça m’était déjà arrivé trois ou quatre fois ce genre de réaction bizarre ; en vacances, dans le bus, ou au centre aéré avec des moniteurs.

… Mais t’as de la famille dans les îles ?...   

Comme si après un petit moment d’incertitude, avec ma tête mi-arabe mi-on savait pas trop, les choses revenaient enfin à la normale.

 Mais c’est magnifique là-bas, t’y es déjà allé au moins ?!!…Ah, Saint-Anne, Colombier, Sainte Lucie !!! ... 

Que je vienne pas du continent africain déjà, mais plutôt d’un coin exotique français musique-tiponch-cocotiers ça semblait en rendre joyeux beaucoup. 

En plus ils s’exclamaient comme des tarés à chaque, fois manquait plus qu’ils me touchent les cheveux en dansant la biguine.

— C’est sûr c'est du bateau là-bas qu’il faut fair..

— Hein papa on va le voir hein, le secoua Yann qui s’impatientait sur le côté.

— Mais attends deux minutes, oh je parle !!!

Les yeux de Yann s’écarquillèrent dans la seconde, puis un gémissement suivit tout aussi brutalement, long et puissant.

— Mais ça va pas de lui répondre comme ça ! Sa mère se précipita pour le prendre dans ses bras. Allez viens mon Yannou, oh c’est rien…

— Non mais t’arrêtes de faire le bébé dis, c’est pas possible ça ! Chaque fois que je le reprends c’est comme ça bordel !…

— Allez viens mon Yannou, on va finir de préparer tes affaires, continua sa mère sans l’écouter, comme si elle l’accompagnait à l’infirmerie.

— Beuuwwèè sont déjà faites ouhwwou...

— Bon, ben on met des baskets alors, hein mon chaton ?

— Ouhwwou-ouiii

Son père était parti s’allumer une clope dans la cuisine, il réapparut peu après sans dire un mot, la main contre la porte, alors que Yann se faisait nouer ses lacets en me regardant d’un drôle d’air.

— Allez, on sèche ces vilaines petites larmes, susurra sa mère à genoux devant lui, et tu vas passer un super week-end avec papa, hein chaton ?

— Hmmm.

— … Et on ira le voir ton film là, reprit son père après quelques secondes. Tu me rediras le titre hein mon grand, j’ai le Pariscope dans la voiture.

— C’est L’histoire sans fin papa, c’est super génial tu verras ! Il s’était brusquement tourné vers lui les yeux brillants, puis renifla plusieurs fois avant de poursuivre. Et samedi on ira à la Tour Montparnasse hein, et puis chez Annick et Didier pour les frites ! Et puis après on…

— Oh la la attends attends, ah ah…

— Quoi, qu’est-ce qui va pas encore, se retourna sa mère le visage cramoisi, me dis pas que t’as plein de boulot encore Hervé ! C’est trois jours avec ton fils hein, pas juste une soirée et le reste au magasin !

— Hein ?? Eho Calmos, hein !… Déjà samedi on va Porte de Versailles au Parc des expos. Je t’en ai parlé au téléphone Yann, le Salon des nouvelles technologies, tu te souviens ?… Bon, et après on devait aller voir mamie aussi, et…

— Mais Hervé, il te l’a dit que ça le bottait pas ce Salon là… Tu écoutes quand il te parle cet enfant ?

— Hein pardon ?

— Non mais c’est nul papa, enfin je veux dire ça sert à quoi ce truc, en plus on pourra même pas s’amuser je parie, et…

— Mais arrête ça doit être trop bien là-bas, je repris spontanément, y’a toutes les machines de l’an 2000 et tout, les nouvelles voitures, les ordinateurs, les robots…

— Ah ben voilà, écoute ton copain tiens, ça te fera pas de mal ! Au lieu de chouiner tout le temps pour rien…

Yann me fusilla du regard l’espace d’un instant, je sentis encore ses yeux sur moi alors que sa mère l’embrassait.


— Bon allez ! Partez maintenant, vous aurez peut-être une séance ce soir, tu descends avec eux Melvil ?

Le temps que je remette mes pompes Yann était déjà sorti en trombe, je le vis juste après en train d’appuyer comme un forcené sur le bouton de l’ascenseur, à l’autre bout du couloir.

— Mais attends nous Yann, qu’est-ce qui te prend tout à coup ?

Son père trottinait derrière, le sac et le blouson de son fils à la main.

— On va rater la séance papa, allez viens !!

— Mais attends ton copain quand même !

— Mais il vient pas au ciné lui, allez papa !

J’arrivai finalement devant la porte de l’ascenseur grande ouverte, retenue par le père de Yann planté devant, et qui secouait la tête d’agacement vers le fond de la cabine.


 

*

 

— Et ça t’intéresse alors tout ce qui est technologie, les inventions tout ça ?…

Après un long moment à scruter le visage fermé de Yann, prostré contre la moquette murale, il s’était tourné vers moi en soupirant.

Bien sûr que ça m’intéressait j’avais pensé, les caméscopes, le minitel, les métros sans conducteur, la navette spatiale américaine, les walkmans, le TGV, les micro-ordinateurs, ça explosait de partout, suffisait d’allumer la télé on parlait que de ça tous les jours.

Mais j’avais juste hoché la tête en attendant qu’on arrive, histoire de pas déclencher une nouvelle crise diplomatique du côté de Yannouland ; en plus c’était vraiment pas le modèle supersonique cet ascenseur, à pieds on aurait déjà fait quatre fois le trajet, mais après dans ce genre d’immeubles on avait souvent l’impression que ça existait pas les escaliers.

Finalement Yann demanda à son père les clefs de la voiture, alors qu’on traversait les petites allées étroites de la résidence. Des lampes en boule jaune étaient posées le long des pelouses tondues et des jardinières en pierre, on ne distinguait personne dehors, tout était silencieux.

Je distinguai la cité derrière dans la nuit, les petites lumières éparpillées sur les rangées de tours sombres, d'ici ça pouvait peut-être faire flipper finalement, comme si c'était les murailles d'un lieu sinistre et mal fâmé. Enfin bon, passés sept ou huit ans, fallait un peu d'imagination quand même. Comme  quand on rentrait le soir quand j’étais plus petit, et que je me disais parfois en levant la tête entre les immeubles, qu’on habitait une grosse base spatiale avec des passagers à chaque étage, entre les néons de cuisine, les lueurs de télé et les quelques étoiles tout là-haut entre les toits.

 

J’aperçus Yann une fois arrivé au parking. Il avait l’air de m’attendre, une jambe croisée devant l’autre, la main posée sur un capot de voiture. Puis il  brandit le porte clefs par-dessus son épaule, les phares s'allumèrent instantanément, suivies d’un bipbip significatif. Il répéta plusieurs fois la manoeuvre,  en me lançant t’as vu ce qu’on a nous, avant que son père lui retire des mains en grognant que ce n’était pas un jouet.

Évidemment que c’était pas un jouet le PLIP, le tout nouveau système de verrouillage auto, c’était même une super innovation. C’était Samir qui m’en avait parlé un jour en rentrant du Mammouth, en me racontant aussi que les américains en installaient sur leurs navettes pour pas se les faire voler par les russes. On était encore loin de la voiture automatique aéroportée mais c’était déjà un premier pas; en tout cas je voyais pas trop ou Yann voulait en venir, il me toisa juste le menton levé devant sa portière ouverte.

— Et toi t’en n’as pas de voiture comme ça !... C’est normal, où t’habites c’est nul ! Et nous on a une Ford Sierra, parce que moi mon père il est riche ah ah ah !

Il s’engouffra précipitamment sur son siège et claqua la portière. Je perçus une dernière fois son visage grimaçant, alors que son père montait lui aussi dans l’habitacle momentanément éclairé. Il eut l'air d'engueuler son fils un moment, mais je n’entendis rien.

Puis je les vis s’éloigner en traversant la route, et rentrai à la cité en pressant le pas. Il devait pas être loin de dix-neuf heures, au milieu de tout ce cirque je n’avais pas songé à téléphoner à ma mère. Elle allait pas me tuer à mon avis, je l’avais fait ma bonne action, faudrait juste pas qu’elle me demande que je présente Yann à mes copains maintenant. J’imaginais même pas la honte sur le terrain de foot, à le voir bouder assis aux six mètres après une passe ratée, ou beugler comme un veau parce qu’on lui aurait mis un but.

Je longeai rapidement l’immeuble d’Antonio puis celui de Karim, je croisai quelques derniers vélos, des mecs faisaient un une-fois-par-terre les mains dans les poches vers le grillage qui donnait sur l’école primaire, en face de l’entrée de chez Djamel et Samira. Elle me paraissait de plus en plus petite cette école, d’ici avec ma taille je voyais le fond du préau maintenant. 

Puis à deux bâtiments de chez moi je ralentis l'allure comme d’habitude, levant le nez jusqu'au septième étage, les yeux grands ouverts et les mains au fond des poches.

Troisième fenêtre en partant de la gauche, quatrième, et cinquième ; ça faisait comme un grand trou noir au milieu des autres carreaux éclairés.

Une rangée entière de passagers qui manquaient à l’appel, je restai un moment perdu dans ce trait obscur, avant de détourner le regard en me mordillant la lèvre.

Puis je repris finalement mon chemin, laissant l’immeuble de Kristina Illic derrière moi.


 


 

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