58. Premier Cercle (II)

Par Gab B

Chapitre 13 : Le Fleuve

 

Premier Cercle (II)

 

Dans la petite chambre de ses appartements, près du quartier général des éclaireurs, Ilohaz guettait l’aube. Il avait passé la nuit dans la brume de ses pensées, entre tristes rêveries et sombres idées, comme cela lui arrivait parfois lorsque quelque chose ne tournait pas rond.

Et quelque chose ne tournait pas rond.

Allongé sur le dos, les yeux grands ouverts, il contemplait le plafond blanc éclairé par les lueurs pâles de la lune et attendait un sommeil libérateur qui ne venait pas. Dès qu’il fermait les paupières, il repensait à Mara et à leur dispute inutile deux jours plus tôt. La culpabilité l’envahissait ; il aurait dû insister pour l’accompagner au lieu de s’enfuir dans un accès d’orgueil comme un enfant jaloux. Il l’avait abandonnée, et maintenant…

Ilohaz se retourna dans son lit et soupira. À quoi jouait le Général ? Ce dernier avait révélé que les fils Kegal avaient, à nouveau, quitté la ville sans autorisation pour explorer le gouffre. Cela avait eu pour conséquence de liguer une partie des administrateurs contre eux. Leurs détracteurs brûlaient de colère ; leurs défenseurs, bien rares, auraient pu exiger de mener malgré tout une expédition officielle, mais Ekvar avait alors annoncé que seuls les enfers se trouvaient là-bas. Cette deuxième déclaration avait eu comme double effet d’enfoncer encore plus les Kegal qui avaient embarqué la Cité dans un projet inutile et de faire interdire l’accès au barrage par le Haut Conseil.

Tout cela, Ilohaz le comprenait, et dans une certaine mesure Ekvar n’avait pas tort. Mais pourquoi avoir menti en dévoilant que Bann et Mevanor avaient péri dans le canyon ? Pour écarter davantage les curieux ? Offenser leurs parents ? Cacher l’existence du bras du Fleuve ? Cela n’avait pas de sens.

Sauf si Ekvar croyait réellement ce qu’il avançait.

Le Commandant ne pouvait sortir de son esprit que si Ekvar disait vrai, si les fils Kegal étaient morts, alors Mara également, puisqu’elle était partie avec eux. Pour s’en assurer, il avait même osé frapper chez elle après l’annonce du Général, pour ne trouver qu’un Lajos Volbar aussi décontenancé que lui. Ilohaz avait bien essayé de le convaincre d’agir, mais l’administrateur semblait réticent et le temps jouait en leur défaveur. Ekvar ne pouvait pas prendre le risque de voir Bann et Mevanor rentrer en ville ; s’ils vivaient toujours, ce ne serait sûrement plus pour longtemps.

Et dire que Souftir et le Précepteur l’avaient mis en garde contre le Général, quelques lunes plus tôt. Ils lui avaient demandé de se méfier, de faire profil bas ; ils en avaient longuement discuté. Mais, comme toujours, ils n’avaient fait que discuter. Personne au sein du Premier Cercle n’était intervenu pour empêcher les manigances d’Ekvar. Toute cette histoire avec la garde du corps de Bann Kegal, sortie de prison sans aucun motif. Ces rumeurs d’Escadron. Cela aurait dû suffire pour agir, mais non. Agir, c’était bien là où tout s’arrêtait avec le Premier Cercle. S’ils attendaient des preuves irréfutables des machinations d’Ekvar, ils pouvaient continuer à tergiverser encore longtemps. Leur inertie constituait la principale raison pour laquelle Mara avait décidé de partir sans eux. Ilohaz arriverait-il à les convaincre de monter une expédition pour la suivre sur le bras du Fleuve ?

Soudain animé d’une volonté nouvelle, il se redressa et s’assit au bord de son lit. Il n’avait pas le choix : il devait se montrer convaincant. Le temps était compté ; il faudrait bien rouvrir le barrage un jour et ce jour-là, il serait trop tard. D’après les dires des Kegal, le Fleuve pénétrait dans la forêt ! Tout ce dont le Premier Cercle avait toujours rêvé se trouvait là, à portée de bras, en plus d’une opportunité de révéler les mensonges du Général. Qu’attendaient-ils de plus ? Ils avaient les moyens de partir dès le lendemain, ils comptaient de toute façon explorer le gouffre. Au lieu de traverser le barrage, il suffirait de continuer la navigation sur le Fleuve.

Alors que les premières lueurs de l’aube tapaient sur les carreaux, il s’habilla à la hâte, écrivit un court mot sur un morceau de parchemin qui traînait et jeta un œil par la fenêtre de sa chambre. Celle-ci donnait sur un étroit passage, à peine assez large pour y faire tenir trois hommes de front. Impossible de s’y cacher ; sans surprise, elle était vide. Ilohaz enjamba l’encadrement et referma autant que possible la vitre derrière lui, avant de s’empresser de disparaître dans la ruelle. Il avait du chemin à parcourir, surtout s’il voulait semer ceux qui le suivaient. Il se retournait souvent, sans voir personne, mais l’éventualité que quelqu’un pût le filer ne quittait pas son esprit. Ne l’avait pas quitté depuis des lunes.

Remontant vers le nord, il fit d’abord un saut au quartier Volbar, là où vivait un type pas tout à fait respectable que Souftir connaissait bien et à qui Ilohaz confia le message qu’il avait rédigé pour le vieux forgeron. Par sécurité, ce dernier ne devait pas participer à la réunion de ce matin, aussi le Commandant voulait-il l’informer sommairement de ses intentions, sans trop rentrer dans les détails. Il était resté le plus évasif possible, mentionnant seulement que le Général avait menti, que les fils Kegal n’étaient pas morts au gouffre et qu’Ilohaz comptait aller les chercher. Pour le reste, cela attendrait son retour.

Il bifurqua ensuite vers l’est pour se rendre aux entrepôts du quartier Viswen. L’endroit était parfait pour se réunir discrètement, car chacun des participants pourrait le rejoindre en se mêlant à l’agitation des quais. Devant lui, le soleil qui se levait et dissipait la pénombre le força à presser le pas. Il se sentait à découvert et, depuis quelques rues déjà, un homme se dirigeait dans la même direction que lui. Un pauvre type décrépi, la quarantaine, avec une tunique bleue rapiécée. Il avait l’air d’un simple paysan ; néanmoins, Ilohaz ne voulait prendre aucun risque. Il entra brusquement dans une boulangerie et fit mine de chercher quelque chose dans l’étalage pour pouvoir se cacher derrière. L’homme continua de marcher sans accorder un coup d’œil à la boutique. Ilohaz attendit encore un moment au milieu des petits pains et des pâtisseries, acheta de quoi grignoter pour se soustraire au regard sévère de la boulangère puis sortit. Dans la rue, plus aucune tunique bleue en vue. Fausse alerte.

Reprenant son chemin à une allure rapide, il parvint à se fondre dans la masse des paysans qui rejoignaient le port puis descendit le long des quais et entra dans le troisième entrepôt. Il se faufila entre les allées formées par des caisses et sacs en tout genre pour s’installer tout au fond, près de la porte arrière. Là, il s’assit et souffla, un peu rassuré. Il avait réussi à atteindre sa destination sans se faire repérer.

Tour à tour, ses camarades arrivèrent discrètement et se placèrent en silence à côté de lui. Ils s’étaient réunis si souvent depuis deux ans, d’abord pour diriger les galeries creusées par les contrebandiers, puis pour mettre en œuvre la construction du barrage, qu’Ilohaz parvenait à les reconnaître à leurs pas. Un éclaireur, une conseillère des Nott, une bâtisseuse, un membre de l’Observatoire… Des gens avec qui il travaillait régulièrement, mais dont, par mesure de précaution, il ne connaissait même pas le prénom.

— Merci d’être venus, commença-t-il quand tous furent arrivés. Nous devions essayer d’organiser une expédition au gouffre malgré l’interdiction du Haut Conseil, mais j’ai d’autres informations à vous révéler. Pour le moment, tout ceci doit rester entre nous.

Il marqua une courte pause pour parcourir la petite assemblée du regard. Chacun de ses onze interlocuteurs hocha le menton en signe d’approbation.

— Je sais que ça peut sembler fou, continua-t-il, mais Bann et Mevanor Kegal ne sont pas morts au gouffre.

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda la bâtisseuse en haussant les sourcils. Ekvar a trouvé des preuves de leur passage là-bas.

Ilohaz secoua la tête.

— C’est vrai, ils y sont allés, mais ils sont aussi revenus. D’après eux, il n’y a rien au fond du gouffre, mais le barrage a détourné le Fleuve à travers la forêt et…

Soudain, il se tut, alors que tous les visages se tournaient vers l’entrée de l’entrepôt. La porte venait de grincer.

Or ils n’attendaient personne d’autre.

— Je trouverai une façon de vous recontacter. Partez par là et dispersez-vous sur le port, murmura précipitamment Ilohaz en pointant du doigt la sortie arrière.

— Allons plutôt voir ce qu’il se passe, proposa l’éclaireur.

— Non, c’est trop risqué, insista le Commandant. Sortez, vite !

Chacun se regarda, dans l’indécision. Ils n’eurent pas le temps de débattre davantage. La porte arrière s’ouvrit brusquement et cinq hommes vêtus de cuirasses noires et armés de dagues entrèrent dans l’entrepôt tandis qu’une dizaine d’autres les rejoignaient depuis l’entrée principale. Avant de pouvoir protester, les membres du Premier Cercle étaient tous jetés à terre, roués de coups et insultés.

Le visage plaqué contre le sol, le goût du sang dans la bouche, le regard d’Ilohaz balaya la pièce. En face de lui, l’éclaireur gisait dans une mare rouge foncé. Il avait dû essayer de se débattre. Un peu plus loin, la bâtisseuse était assise, les mains attachées dans le dos, et respirait difficilement, sa cage thoracique sûrement abîmée par la brutalité des leurs agresseurs. Qui étaient ces gens ? Qu’allaient-ils faire d’eux ? Alors qu’il réfrénait des larmes de désespoir, Ilohaz priait les Dieux pour ne pas être, à nouveau, responsable de la mort de ses camarades.

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