Chapitre 13 : Le Fleuve
Horizon
Bann scrutait d’un regard pensif le soleil descendre lentement entre les branches des arbres. L’obscurité tomberait bientôt. Une deuxième nuit sur le bateau.
Le jeune homme et ses compagnons avaient navigué toute la journée au milieu des branchages et des troncs, à contourner de plus en plus laborieusement les obstacles pour se frayer un chemin au cœur de la végétation que l’eau ravageait sur son passage. Voir de ses yeux la destruction de ces maudits arbres l’emplissait d’un sentiment indescriptible, entre la fierté et l’excitation.
Rétrospectivement, il était évident qu’il fallait utiliser le Fleuve pour pénétrer dans la forêt pétrifiée. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Pourquoi personne n’y avait-il jamais pensé, d’ailleurs ? Alors que la solution à tous leurs problèmes se trouvait sous leurs yeux depuis toujours, les hommes avaient préféré s’aventurer dans un gouffre dont ils savaient qu’il ne menait nulle part plutôt que chercher à se créer un nouveau chemin. Quel imbécile il avait été de croire que l’exploration du canyon ferait de lui un héros. Avec les années, les gens se seraient souvenus qu’un garçon téméraire avait atteint les enfers et que son courage avait diverti la Cité pendant quelques lunes. Et tout serait retombé dans l’oubli. Il aurait fallu se contenter de quelques richesses à revendre sur les marchés. Les Volbar poursuivaient cet objectif-là, et la perspective de s’enrichir leur suffisait sans doute, mais pas Bann. Ce que le jeune homme cherchait depuis le début, c’étaient de nouveaux horizons. Et si son entêtement l’avait d’abord mené sur une fausse piste, il avait fini par trouver la bonne voie.
Rien de bien excitant pourtant ne se dégageait du paysage qu’ils longeaient depuis plusieurs jours. Les mêmes arbres, les mêmes troncs déracinés, les mêmes rives hostiles. À force de fixer la forêt devant lui, il eut soudain l’impression de la voir l’observer en retour. Des petits yeux brillants, des ombres en mouvement. Quand il regarda à nouveau, il n’aperçut plus rien, mais son imagination s’était déjà emballée. Ce soir, ils n’arrêteraient pas le bateau, comme Glaë l’avait suggéré, mais cela empêcherait-il les bêtes de s’en approcher ?
Les traits tirés de ses compagnons trahissaient leur fatigue, leur découragement et leur crainte. La nuit dernière avait constitué un dur retour à la réalité et pour l’instant rien ne laissait présager que leur périple arrivait à sa fin. Combien de temps allaient-ils encore s’enfoncer au milieu des arbres ? À cause des embûches que leur embarcation rencontrait, son allure variait constamment, si bien qu’il était difficile de déterminer la distance qu’ils avaient déjà parcourue. Certainement au moins autant que la longueur du Fleuve d’un bout à l’autre de la vallée. Plus loin qu’aucun être humain n’était jamais allé. Malgré cela, Bann ressentait l’étrange sensation de ne pas se trouver à sa place. Ce qui avait semblé une découverte extraordinaire se révélait rien qu’un chemin interminable qui ne conduisait probablement nulle part. Il ne pouvait cependant pas montrer sa déception et se devait de se comporter en meneur.
D’un bond, le jeune homme sortit de sa rêverie pour passer à l’action. Il demanda à ses compagnons de se rassembler autour de lui. Seul Mevanor ne les rejoignit pas et resta à l’arrière où il manœuvrait le bateau. Rohal et Demka, qui s’installèrent sur des caisses en face de Bann, semblaient épuisés alors qu’ils avaient eu le temps de dormir pendant une partie de l’après-midi. Sans doute leur manque d’énergie tenait-il plus du moral que du physique. Autour de leur administratrice, les deux miliciens Volbar toisaient Bann d’un air de défi. Glaë, debout à côté de lui, leur lançait en retour des regards suspicieux. Mara, un petit sourire moqueur aux coins des lèvres, paraissait curieuse de l’entendre. Il détourna les yeux de sa bouche juste avant de sentir le rose lui monter aux joues.
— Je propose que nous suivions le plan que Glaë a présenté ce matin, pour éviter de revivre les événements de cette nuit. Il faudrait se relayer, par groupes de trois : un à la barre, deux pour ramer ou écarter les troncs. Cela nous permettra, en plus de surveiller la forêt, de continuer à avancer.
— Avancer vers quoi ? demanda Rohal dans un soupir. Bann, nous devons prendre en considération l’éventualité que cette flotte ne mène nulle part que nous nous enfoncions indéfiniment entre les arbres pétrifiés. Il se peut que nous atteignions juste le bord du monde et nous tombions dans le précipice sans fond dans lequel le Fleuve se jette.
Sans grande surprise pour Bann, le plus vieux des deux miliciens opina vivement du chef et renchérit.
— Honnêtement, c’était une mauvaise idée de partir. Vous voyez bien que nous ne trouvons rien d’intéressant ! Il n’y a pas de raison que demain soit différent. Nous devrions rentrer à la Cité dès maintenant. À contre-courant, nous mettrons au moins quatre jours à faire le trajet inverse. C’est notre seule chance de survie, naviguer plus loin reviendrait au suicide.
Qu’en savait-il, lui, petit milicien qui n’avait sans doute jamais posé les pieds hors du quartier Volbar ? Son ton suffisant agaça Bann qui eut du mal à garder son calme.
— Ce serait parfaitement absurde de rebrousser chemin maintenant ! s’exclama-t-il. Si nous ne trouvons rien demain, ce sera après-demain ! Et s’il faut que nous rentrions à la Cité faute de vivres, je repartirai immédiatement après, avec davantage de nourriture et une équipe plus déterminée ! Vous ne vous rendez pas compte de ce qu’il se passe autour de vous, car vous êtes aveuglés par vos croyances et vos peurs. Réfléchissez, enfin ! Nous ne sommes pas en train de jouer aux apprentis éclaireurs à la lisière de la forêt, nous entreprenons ce que personne n’a jamais fait avant nous ! Vous ne pouvez pas agir comme si ça ne comptait pas, comme si ça ne changeait rien !
Le milicien rougit de colère et s’apprêtait à répliquer quand Mara lui fit signe de se taire.
— Tu as raison, Bann Kegal. Néanmoins, pour chaque jour de vivre que nous gaspillons à nous enfoncer au milieu des arbres, nous devons en garder le double pour retourner en ville. Le calcul est vite fait : nous ne tiendrons pas encore longtemps. Nous ne sommes pas assez préparés. Il a fallu partir dans la précipitation, et notre départ était sans doute nécessaire. Mais maintenant que le Général a vu le fond du gouffre de ses propres yeux, il va s’attaquer à nos parents. Nous devons retourner à la Cité, à la fois pour monter une expédition plus sérieuse et pour arrêter d’essayer d’échapper à nos responsabilités.
— Notre retour n’aidera personne si nous n’avons rien trouvé pour compenser le fiasco du barrage, grommela Glaë.
— Nous avons trouvé un moyen de détruire les arbres pétrifiés, ça doit compter pour quelque chose, non ? répondit Rohal.
Bann leva les deux mains pour reprendre le contrôle de la discussion.
— Ne perdons pas notre temps à nous disputer. Nous n’avons qu’à voter.
Le deuxième milicien grimaça avant d’intervenir à son tour.
— Un vote ne résoudra rien, tes amis ne feront que suivre ta décision.
Les yeux verts de Mara posés sur lui empêchèrent le jeune homme de soupirer et secouer la tête.
— En guise de bonne foi, je m’abstiens de voter. Après tout, c’est moi qui vous ai tous conduits ici. Est-ce que ça vous convient ?
D’un mouvement des sourcils, l’administratrice ordonna à ses deux compagnons d’acquiescer, puis Bann demanda à chacun d’exprimer son avis. Comme il l’avait imaginé, Glaë et Demka acceptèrent de continuer, et les trois habitants du quartier Volbar exigèrent de rentrer dès le petit matin. Rohal, un peu à contrecœur, décréta qu’il voulait bien naviguer vers l’inconnu une journée de plus, à condition de voter à nouveau le lendemain. Trois voix de chaque côté ; il n’y avait plus qu’à départager en demandant au dernier membre de l’équipage.
Tous le suivirent lorsqu’il se rendit à l’arrière du bateau pour retrouver son frère. La tension était palpable entre les deux groupes.
— Mev… commença Bann alors que Mevanor ne prenait pas la peine de se tourner vers eux.
— J’ai tout entendu, le coupa l’intéressé.
— Et ?
— On rentre demain. Les parents nous attendent.
Comme s’il n’avait pas le courage d’assumer son choix, il avait parlé sans lever les yeux vers Bann. Les lèvres pincées, ce dernier essayait de garder la tête haute et d’ignorer les airs de pitié que ses compagnons lui jetaient.
— Je vois, répondit-il sèchement. Cela ne change rien à nos plans pour cette nuit. Demka, Glaë et moi ferons le premier tour de garde.
Il prit la barre des mains de son frère sans lui accorder un regard et se mura dans le silence pour inciter les autres à le laisser seul. Sous son calme apparent, un tourbillon de sentiments lui soulevait l’estomac, lui donnant presque envie de vomir. L’amertume qu’il ressentait envers eux ; le dégoût que lui inspirait leur lâcheté ; la frustration de devoir abandonner alors qu’il se savait si près du but ; l’impuissance face à son destin qui semblait sans cesse le ramener à l’endroit qu’il voulait justement fuir. Tout ce chemin parcouru pour faire demi-tour au bout de trois jours ! À quoi s’étaient-ils tous attendus ?
Au bout d’un moment, alors que la nuit était bien installée et que la lune reflétait sa lumière blanche sur l’eau noire, Glaë vint le relayer. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais il l’interrompit d’un geste. Il ne voulait pas de sa compassion.
Laissant la rousse à la barre, Bann alla s’asseoir à l’avant du navire. Ses pupilles se perdirent dans le mur végétal vers lequel ils avançaient. La colère laissait place à l’abattement. Ils avaient peut-être raison, après tout. Il ne devait pas prendre ses illusions et ses désirs pour la réalité.
Le sommeil commençait à s’emparer de lui quand quelque chose au loin attira son regard. Dans le noir de la nuit, il voyait mal les silhouettes des arbres se détacher de l’obscurité et il songea d’abord qu’il avait rêvé. Plissant les paupières, il se rapprocha à la pointe du bateau et fixa intensément la fine ligne horizontale qu’il croyait distinguer et qui s’élargissait petit à petit. Ce n’était pas une hallucination. Il parvenait réellement à apercevoir l’horizon au milieu des arbres.
La forêt touchait à sa fin.
Un frisson s’empara du corps de Bann. Qu’allaient-ils trouver plus loin ? Soudain, l’idée de quitter l’environnement hostile, mais familier, qui l’entourait, lui fit horreur. Et s’ils avaient atteint le bord du monde ? S’ils chutaient dans un précipice sans fond ?
Secouant la tête pour chasser ces idées effrayantes, il s’empressa de gagner la cabine du bateau pour réveiller son frère. Mevanor dormait près de la porte, roulé en boule dans sa couverture. Bann posa une main sur sa bouche pour lui intimer le silence et de l’autre lui tapota l’épaule. Quand son cadet ouvrit les paupières, l’esprit embrumé et inquiet, il lui fit signe de le suivre sur le pont.
— C’est déjà mon tour de garde ? demanda Mevanor d’une voix rauque.
— Non, on s’en fiche de ça. Viens avec moi à l’avant, tu dois absolument voir ça.
Ils s’installèrent à l’endroit où Bann avait été témoin de la disparition de la forêt. Mevanor écarquilla les yeux, visiblement envahi par l’émotion. D’un seul coup, toute la retenue dans laquelle le cadet s’était drapé depuis leur départ vola en éclat. Il se mit à rire et à enlacer son frère, sans quitter du regard l’horizon qui se rapprochait. Et alors que la barque avançait, la lumière de la lune sur les herbes hautes qui ondulaient au loin confirmait à Bann qu’il avait eu raison, même si les autres n’y avaient pas cru, même si Mevanor avait lui aussi douté. Lorsqu’il les réveillerait dans quelques instants, ceux qui dormaient dans la cabine s’en mordraient les doigts. Mais pour le moment, il voulait profiter de sa victoire, ici, avec son frère.
Une nouvelle vallée venait d’être découverte, pour la première fois de l’histoire des Hommes.