« Vous êtes un mercenaire. C’est correct ?
— Oui.
— Vous avez choisi de témoigner sur votre dernier contrat. Quel était-il ?
— Je devais tuer Zora Aldines.
— Vous ne l’avez pas fait ?
— Non, un collègue est arrivé avant.
— Vous semblez déçu.
— Vous vous faites des idées.
— Il y a des rumeurs qui circulent sur son meurtre. Vous pouvez m’aider à démêler ça ?
— Dites toujours.
— Certaines sources affirment que c’est le gouvernement qui a ordonné son assassinat. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— J’en pense rien. C’était pas le gouvernement.
— Non ? Qui alors ?
— La rébellion. C’est la rébellion qui a ordonné le meurtre de Zora Aldines. »
Témoignage anonyme,
mai 929
— Une dernière chose, dit Meero.
Ankha releva les yeux vers lui. S’il n’y avait pas ce mur de verre entre eux deux, elle lui aurait bien envoyé son poing dans la gueule. De quel droit il prenait les décisions pour elle ? Surtout des décisions dans ce genre.
— Dans les jours à venir, poursuivit-il, tu vas apprendre des trucs pas glorieux sur moi. Je suis désolé.
Puis, il se remit debout et détourna les yeux.
— Quels trucs ? demanda Ankha en se relevant à son tour. Quels trucs, Meero ?
— Tu l’apprendras bien assez tôt, murmura-t-il.
Elle vit son regard fuyant et elle sentit une douleur sourde la tirailler de l’intérieur. Qu’est-ce qu’il ne pouvait pas lui dire ? Qu’est-ce qu’il cachait ?
Et soudain, la colère l’abandonna et laissa place à un profond sentiment d’injustice. Le soldat qui l’avait interrogée avait été très clair sur ce point ; ils avaient tenté de fuir Fleter, ils étaient donc des traîtres. Elle regarda Meero et sut que bientôt, il serait fusillé. Et son dernier geste était de l’écarter, de lui éviter de se prendre une balle perdue. C’était bizarre. Il n’était pas sa famille, il ne lui devait rien. Mais il faisait tout.
Alors, elle resta là, muette, à le fixer.
Elle voulait se rappeler de tous ces petits détails, elle voulait les imprimer sur sa rétine, elle ne voulait pas oublier.
Et puis, la porte s’ouvrit bien trop tôt. Des soldats entrèrent de son côté. Et elle, elle arriva enfin à accrocher son regard. Elle se perdit pour la dernière fois dans son bleu trop tumultueux et elle y lut du regret.
×
Un soldat l’escorta à l’air libre et se chargea personnellement de l’emmener loin de la prison à bord d’un tout-terrain.
Assise à la place passager, Ankha ne disait rien. Le milicien n’avait même pas pris la peine de lui passer des menottes. On aurait dit qu’il savait qu’elle ne tenterait rien.
Il n’y avait rien à tenter. Il l’emmenait vers la liberté.
La route qu’ils empruntèrent n’était qu’un chemin de terre perdu au milieu des arbres. Mais cette forêt ne ressemblait en rien à celle de Catinis. Ici, on n’apercevait aucun bouleau, que des pins, tellement hauts qu’ils semblaient toucher les cieux et tellement épais qu’ils obscurcissaient la voie.
— On est où ? demanda-t-elle.
C’était une situation toute nouvelle. Elle était en compagnie d’un soldat et il n’était pas en train de la menacer avec une arme.
— Le secteur de Gunev, répondit l’homme. On sera en ville dans une heure.
Le silence retomba entre eux. Mais une question brûlait les lèvres d’Ankha.
— Qu’est-ce qui va lui arriver ?
Elle vit l’homme lui jeter un bref regard. Il se demandait sûrement si sa réponse ne la ferait pas disjoncter.
— Il sera jugé.
Elle étouffa une exclamation.
— Vous jugez pas.
— Bien sûr qu’on juge. Tous les traîtres sont jugés.
Elle se tut et tenta de retrouver son calme, mais son cœur cognait contre sa cage thoracique.
— J’ai lu votre dossier, dit-il. Vous avez été arrêtée à Catinis l’automne dernier. C’était un cas assez spécial.
— Spécial ? cracha-t-elle.
— Spécial. Vous ne nous avez pas vraiment laissé le choix.
— C’est ça, donnez-vous bonne conscience. On nous a torturés pendant des jours, mais c’était un cas spécial. Tout va bien.
— Et vous vous attendiez à quoi ?
— À rien. C’est vous qui parlez de juger.
Elle fit une pause, le temps de calmer sa voix.
— Il sera jugé pour quoi ?
— Vous vous apprêtiez à quitter le pays, ça sera suffisant.
Ankha prit une profonde inspiration, ça manquait d’air dans cette voiture. Elle vit qu’il lui lançait un nouveau regard de précaution.
— Vous ne savez pas qui il est, pas vrai ? demanda le soldat.
— Quoi ?
— Dans votre rébellion, vous ne connaissez rien à ceux avec qui vous travaillez.
— Eh bien ?
— Donc vous ne connaissez rien de lui. Ils vous ont juste mis sur une mission ensemble et vous deviez lui faire confiance sans poser de questions.
Ankha ne trouva pas utile de lui préciser qu’ils n’étaient pas sur une mission.
— Parce que si on a un joli dossier sur vous, le sien est pas mal aussi. Peut-être que vous pensez bien faire en jouant aux rebelles, mais tout ce que vous faites, c’est démolir tout ce qu’on essaie de construire.
— Parce que vous le construisez avec tellement de bonne volonté, ça fait plaisir à regarder.
— Si vous autres rebelles nous en laissiez l’occasion, on pourrait vraiment faire quelque chose.
— Quelque chose ? Vous en avez pas assez fait ?
— Vous avez quel âge ? demanda-t-il soudain. Dans les vingt ans, pas vrai ? Vous ne vous souvenez donc pas tellement de ce qu’il y avait avant qu’on arrive.
— Merci, j’ai bonne mémoire. Et on ne fusillait pas des gens parce qu’ils ne pensaient pas pareil que vous.
— Bien sûr que si. Quand c’était encore l’Empire, on ne prenait même pas la peine de juger.
— Au temps pour moi, vous êtes donc les gentils de l’histoire.
— Gentils, peut-être pas. Mais on n’est pas les méchants.
Il garda le regard fixé sur la route avant de poursuivre.
— Et ça, vous l’apprendrez très bientôt.
Ankha fronça les sourcils.
— Dans quelques jours, votre rébellion va montrer son vrai visage.
Elle ignorait de quoi il parlait, mais avait la désagréable impression que ça pouvait avoir un rapport avec la dernière confession de Meero.
×
Gunev ne ressemblait à rien de tout ce qu’Ankha avait vu jusque-là. Elle savait que cette ville avait à peu près la taille de Catinis, mais la ressemblance s’arrêtait là.
Si à Catinis, les maisons se serraient les unes contre les autres pour tenir face aux rigueurs du climat, ici elles s’étalaient paresseusement sous le soleil. Toute la ville ne semblait faite que de vastes terrasses et les maisons en elles-mêmes ne paraissaient pas assez solides pour résister aux bourrasques. Leurs murs jaunes renvoyaient les rayons et toute la ville brillait comme un immense soleil. Des palmiers poussaient à chaque coin de rue et jetaient des ombres bienvenues sur les pavés.
Mais les bons jours de la ville étaient loin derrière elle. Les terrasses n’étaient pas occupées, le jaune des murs se détachait par endroits, les palmiers étaient retournés à l’état sauvage. Il restait quand même quelque chose, une sorte de splendeur passée, un souvenir de la vie paisible de cette ville du sud.
Le soldat ralentit et arrêta la voiture un peu à l’écart. Sans un mot, Ankha ouvrit la portière et posa un pied par terre.
— Un conseil, lâcha le conducteur à voix basse. Ne retournez pas dans la rébellion. Restez cachée, ça vaudra mieux.
Ankha ne répondit pas, sortit de la voiture et claqua la portière derrière elle. Ses conseils, il pouvait se les garder.
Elle tourna à un angle de rue, perdit de vue le véhicule et son chauffeur. Elle enchaîna les ruelles, évita les grands boulevards. Elle ne voulait voir personne, elle ne voulait croiser aucun regard.
Et enfin, elle s’arrêta dans une minuscule ruelle, si étroite qu’on ne pouvait y passer qu’à pied. Elle s’appuya contre un mur et tenta de reprendre sa respiration. Elle n’arrivait plus à faire rentrer l’air dans ses poumons, il se bloquait.
Ankha se laissa glisser sur le bitume poussiéreux et essuya d’une main tremblante les larmes qui lui coulaient sur les joues. Nouvelle inspiration. Encore une. Sa gorge était toujours nouée, respirer faisait mal. Tout faisait mal.
Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire maintenant, où elle devait aller. Elle n’arrivait pas à trouver le courage de réfléchir. Pour la première fois de sa vie, elle ne voulait plus continuer.
×
Quand les rayons du soleil disparurent derrière les maisons, l’instinct de survie reprit le dessus. Ici aussi, il y avait très certainement un couvre-feu. Il fallait qu’elle trouve un toit avant que les miliciens ne lui tombent dessus.
La ville ne paraissait pas bien peuplée. Et les rares habitants ne traînaient pas dehors. Arrivée au quartier de la gare, Ankha avisa quelques bicoques croulantes. Elles ne semblaient pas habitées. Avec prudence, la jeune femme se glissa derrière une porte défoncée.
Elle resta debout dans l’encadrement quelques minutes, guetta les bruits qui auraient pu indiquer que la maisonnée était occupée. Mais non, il n’y avait rien ni personne. Ses yeux s’habituèrent aux ténèbres et elle fit quelques pas à l’intérieur.
De la vaste entrée, elle passa dans une pièce plus petite. Sans lumière, c’était impossible de deviner ce que c’était. Là, elle se choisit un coin. Elle avait ainsi dans son champ de vision toutes les portes et fenêtres par lesquelles un quelconque intrus aurait pu entrer. Puis, elle se recroquevilla sur elle-même. Elle avait froid.
Elle ne comptait pas dormir cette nuit. Elle ne voulait pas se laisser surprendre dans son sommeil ; elle n’avait pas d’arme, elle était sans défense.
Et pourtant, elle était épuisée.
Ces quelques jours de captivité dansaient devant ses yeux. Rien que d’y repenser, elle se sentait nauséeuse. Ça lui avait remis Catinis en mémoire. Catinis et ses interrogatoires dont les images avaient tout juste commencé à s’effacer.
Elle inspira l’air nocturne. Il rentrait par les carreaux cassés.
Il lui fallait un plan. Elle n’allait quand même pas se laisser crever là et donner raison aux soldats. Non, elle allait survivre. C’était ce que Meero avait voulu.
À cette pensée, elle sentit une vague de panique lui bouffer le ventre. Mais elle inspira encore et tenta de calmer un peu les battements affolés de son cœur.
Elle pouvait rester ici. Peut-être trouver un boulot, se faire oublier. Il y avait bien quelque chose à faire dans le coin. En venant, Ankha avait aperçu des champs de café et leurs fleurs blanches qui s’agitaient sous la brise tiède. Ça avait l’air d’un coin tranquille. Si on mettait de côté que les soldats avaient établi leur base à même pas une heure de route. Non, rester ici n’était pas la meilleure des solutions. C’était trop près. Beaucoup trop près.
Mais alors quoi ? Repartir à Muresid ?
Si le soldat disait vrai, ça allait devenir moche là-bas. Pourquoi ? Est-ce qu’ils avaient trouvé un moyen d’atteindre la rébellion ? Et quel rôle est-ce que Meero allait jouer dans tout ça ? Si c’était le cas, elle devait peut-être les prévenir. Les mettre en garde. Leur éviter quelques balles.
Oui, revenir à Muresid était une solution. Peut-être pas la meilleure, peut-être pas celle à choisir. Mais elle retrouverait au moins dans un environnement familier et elle pourrait réfléchir pour la suite des événements.
×
Le train jusqu’à Muresid se traînait avec application. Elle n’avait jamais emprunté cette ligne et elle se demandait si c’était un phénomène normal ou si quelque chose d’autre était en train de se jouer en arrière-plan.
Le train se traînait et elle ne pouvait rien faire d’autre que jeter des regards frénétiques autour d’elle. Les autres passagers ne s’en inquiétaient pas outre mesure. Ça devait quand même être chouette d’avoir l’esprit tranquille.
Le wagon où elle se trouvait était équipé d’écrans où des infos officielles étaient diffusées en continu.
Les minutes défilaient si lentement. Elles ne semblaient pas pressées de former des heures. Mais Muresid se rapprochait. Plus qu’une heure, plus que quarante minutes…
Ce fut à une demi-heure de l’arrivée que le wagon s’anima.
Ankha ne comprit pas de suite la raison de ce changement, mais alors son regard s’accrocha sur un des écrans. On avait interrompu les infos avec un flash spécial. Tout d’abord, Ankha n’y prêta pas attention. Mais c’est alors qu’elle entendit la voix. Et cette voix était celle de Meero.
Elle resta bêtement devant les écrans. Meero répondait aux questions d’une journaliste qui l’interrogeait et ce qu’il disait n’avait pas de sens. Quand elle lui demandait qui il était, il se disait mercenaire. Quand elle lui demandait quelle était sa dernière mission, il disait que c’était de tuer Zora. Quand elle lui demandait qui l’avait engagé, il répondait que c’était la rébellion. Et puis, le témoignage reprenait au début et les mêmes questions recommençaient.
Au bout du troisième visionnage, Ankha sentit l’air lui manquer. Ça n’avait pas de sens.
Non, c’était les soldats qui avaient fait dire ces choses à Meero. C’était eux qui avaient besoin d’un tueur et qui s’étaient dit qu’il jouerait très bien le rôle. Oui, c’était ça, juste une mise en scène. Ce qu’il racontait n’avait pas vraiment de sens.
Ankha avait accusé le coup en apprenant la mort de Zora. Elle n’avait passé avec elle que quelques jours, mais ça l’avait bien secouée de voir que le gouvernement l’avait atteinte. Mais Meero disait que ce n’était pas le gouvernement, il disait que c’était la rébellion. Quel intérêt elle aurait eu à la protéger toutes ces années pour finalement la faire tuer ? Non, ce qu’il disait ne pouvait pas être la vérité, ça devait être un texte appris par cœur.
Puis, il confessait avoir infiltré la rébellion, il confessait avoir travaillé toutes ces années juste pour la couler à la demande de ses commanditaires. Et ça, ça ne pouvait pas être vrai. Elle l’avait vu se battre à ses côtés, elle lui avait même fait confiance…
Mais qu’avait-elle vraiment vu ?
Tous les petits détails lui revinrent soudain en pleine face avec une telle violence qu’elle se sentit prise de nausée. Quand ils étaient tombés sur lui avec Glev, l’indic venait de se retrouver la gorge tranchée. Et puis, il y avait toutes ces fois où il avait disparu et où elle s’était dit que c’était sur demande de la rébellion. La dernière fois aussi, quand elle ne l’avait pas vu pendant des semaines et qu’il était finalement revenu affaibli, avec une blessure par balle à l’épaule…
Et cette dernière escapade. Est-ce qu’il essayait de quitter Fleter parce qu’il avait été démasqué par la rébellion ?
Elle revit aussi ses regards. Elle avait toujours eu l’impression que quelque chose clochait, mais elle s’était dit que chaque rebelle avait ses petits secrets. Est-ce que le sien, c’était ça ? Est-ce qu’il s’était foutu de sa gueule tout ce temps ?
Elle sentait la tête lui tourner. Comment est-ce qu’elle avait pu être conne à ce point ? Comment est-ce qu’elle avait pu lui accorder aussi aveuglement sa confiance ? Pourquoi est-ce qu’elle n’avait pas résisté plus ? Elle avait quand même plus de jugeote que ça, merde.
Elle avait de la jugeote, ça oui. Mais elle avait eu la connerie de tomber amoureuse. C’était aussi stupide que ça. Elle lui avait fait confiance parce qu’elle avait bien voulu fermer les yeux sur tous les détails. Quelle conne, vraiment.
Elle jeta un nouveau regard aux écrans. Meero répétait encore et toujours ses aveux. Il lui avait menti sur toute la ligne.
Mais alors, pourquoi elle n’arrivait pas à lui en vouloir ?
J'adore le fait d'avoir sa version des choses.
Juste un détail, ça manque de sucotements de doigts pas ici.