7) Véhiculer les émotions

Je consacrais une bonne partie de ma soirée à mettre à l'épreuve mes nouvelles capacités, en particulier à travers des jeux-vidéo divers et variés. Cependant, j'avais rapidement abandonné l'idée de jouer en ligne. En effet, ma propension à avoir l'impression que le temps ralentissait, poussait mes adversaires à me dénoncer pour tricherie. Et je n'avais aucune envie que mes comptes en ligne soient suspendus.

Mon objectif ce soir-là était double. Apprivoiser mes capacités, en connaître les limites, et tenter de les circonscrire à un mode "on" et "off ", comme l'avait suggéré Antoine. Sans quoi je pourrais difficilement passer pour une personne normale. En témoignait les événements de mon repas chez les Rodriguez.

Après quelques heures de jeux en tous genre, l'idée me vint de regarder quelques séries anglophones en version sous-titrée. Et cela ne me prit que quelques épisodes avant de ne plus avoir besoin de me concentrer sur les sous-titres, jusqu'au point où ils devinrent inutiles.

Heureusement, j'avais avec moi la généreuse portion de rougail que m'avait offert la mère d'Antoine, car mon corps brûlait des calories à une vitesse folle. J'avais littéralement une faim de loup toutes les heures. Je dû même me faufiler hors de ma chambre à plusieurs reprises pour piller le frigo, les aliments sucrés en priorité.

Vers minuit, je décidais de tenter l'exploit que j'espérais le plus. Je m'allongeais dans mon lit, m'installant confortablement, calmant ma respiration au maximum, tentant de détendre mes muscles. Puis je pensais très fort à mon sommeil...

Mais rien ne se produisit.

Pensant mal m'y prendre, je tentais diverses approches. J'essayais de sentir les nanites argentées circuler dans mes veines, puis j'essayais de leur communiquer mon envie de dormir, imaginant qu'elles étaient sensibles à mes pensées, d'une manière ou d'une autre. J'y pensais donc de plus en plus fort, tentant de visualiser ces nanomachines de mon mieux, tentant d'étirer ma conscience vers elles afin de les contrôler. Je formulais ma pensée de plus en plus fort chaque fois, faisant de mon mieux pour ne pas m'énerver...

Puis je sentis comme un choc électrique me parcourir, une décharge d'adrénaline me poussant en position assise dans mon lit. Déstabilisée pendant quelques secondes, je jetais ensuite un regard à mon réveil : deux heures du matin.

Je craquais.

— Je veux dormir bordel ! m'écriais-je en abattant mes poings sur mon matelas. Vous vous foutez de ma gueule ?! Vous êtes capable de me donner des capacités surnaturelles, mais vous êtes infoutus de m'aider à faire un truc aussi con que dormir ?!

Évidemment, je n'imaginais pas une seule seconde que mes nanites soient douées de conscience, mais je ne savais pas sur qui reporter ma colère. Je levais alors la tête en entendant du bruit à l'étage, ma mère s'était réveillée, je gardais le silence. J'entendis alors le bruit du lavabo de la salle de bain, puis le bruit de ses pas se dirigeant lentement vers son lit, qui grinça ensuite, annonçant qu'elle se recouchait. Je soupirais de soulagement.

Pensant apercevoir quelque chose au niveau de mes mains, je les levais devant mes yeux. Mais ce que j'avais vu, comme une tache de lumière sur ma rétine, ne semblait être dû qu'à la fatigue. Je serrais les dents, tentant de ne pas hausser le ton au-delà d'un murmure :

— Je veux dormir bordel de merde ! Allez ! C'est pas compliqué, putain !

Je sentis alors un picotement dans la paume de ma main, qui se répandit jusqu'au bout de mes doigts. Ce n'était pas un engourdissement, mais plutôt une sorte de grésillement, comme l'électricité statique que l'on ressent en retirant un gros pull de laine. Et avec mon énorme tignasse, je connaissais bien cette sensation.

Poussée par mon intuition, je me concentrais encore davantage sur mes sentiments : l'envie de dormir, de me reposer.

Le picotement s'intensifia alors, et les taches colorées que je pensais avoir aperçues tout à l'heure se dessinèrent au creux de mes mains. Des nuances de bleu, de violet, certaines tirant même sur le lavande. Je m'en trouvais fascinée, mais continuais de me concentrer sur mon besoin de sommeil.

— Ces couleurs... est-ce que Lindermark voyait ce genre de choses quand elle lisait mon esprit ? murmurais-je, commençant enfin à me calmer.

Ces couleurs évoquaient le sommeil, ce n'était pas compliqué à deviner. Mais ce n'était pas tant les circonstances, où le fait que leurs teintes soient celles d'un ciel nocturne, qui me le disaient. C'était une puissante intuition, comme si ces lueurs était un langage que je comprenais instinctivement.

Je fermais alors les yeux, m'allongeais, et portais mes paumes contre mes yeux en expirant tout doucement. Le picotement quitta mes mains pour se répandre sur mon visage, pénétrant mon crâne, puis mon cerveau.

J'ouvris soudainement les yeux, m'agaçant d'ores et déjà de mon échec à trouver le sommeil. Mais je me ravisais bien vite, en constatant le rayon de soleil qui filtrait à travers les volets de ma chambre. Je restais coite un moment, clignais des paupières et bougeais mes articulations.

En temps normal, je me réveillais toujours à moitié engourdie, avec les muscles raides, l'esprit embrumé, et la tête de quelqu'un qui sortirait de son cercueil plutôt que de son lit.

Mais cette fois-ci, je me sentais en pleine forme. Les étranges lueurs que je semblais avoir invoquées cette nuit-là avaient fonctionné. J'osais à peine y croire. Un sourire se dessinait malgré moi sur mes lèvres, j'avais envie de crier victoire. Mon angoisse de devoir essayer de dormir chaque soir sans être sûre d'y arriver, voir en étant certaine d'y échouer, était désormais balayée par mes nouveaux pouvoirs.

Je jetais un regard à mon réveil : dix heures et quart. J'avais très exactement profité de huit heures de sommeil, ce qui était idéal. Je me sentais invincible. Je sentais mon corps m'appartenir réellement, comme si, jusqu'à maintenant, je n'avais fait qu'habiter celui d'une étrangère.

Je me levais de mon lit d'un bond énergique, puis observait la paume de mes mains avant de prendre une grande inspiration et de souffler, me concentrant sur ma sensation de victoire.

Cette fois-ci, les lueurs vinrent sans se faire attendre, et je sentis comme un picotement sur mes épaules, dans mon dos et sur les côtés de mon visage, comme si mes cheveux roux s'étaient soudainement solidifiés. Mais ce qui me fascina fut les couleurs qui brillaient dans mes mains : du jaune, brillant d'un glorieux éclat doré, et d'un rouge impérial des plus vibrant.

Évidemment, je ne pus m'empêcher d'essayer de porter mes mains à mon visage. Et cette fois-ci, la sensation de picotement ne fut pas progressive, mais quasi-instantanée. J'étais déjà joyeuse et super motivée, et en rajouter une couche sembla multiplier par deux mon enthousiasme. Malgré mes efforts, je ne pus m'empêcher d'éclater de rire, j'avais l'impression de pouvoir déraciner des arbres à mains nues. Je tentais de me contrôler, mais mon corps vibrait littéralement d'enthousiasme, même si la sensation s'estompait petit à petit.

Je sortais de ma chambre et me dirigeais vers l'étage. Ma mère, affairée dans la cuisine, ne se retourna pas lorsque je passais devant la porte, trop occupée qu'elle était à faire la vaisselle de son petit déjeuner.

Une fois dans la salle de bain, je verrouillais la porte derrière moi et m'observais dans le miroir, souriant toujours bêtement, mon enthousiasme dédoublé mettant du temps à s'estomper.

— Bordel qu'est-ce que t'es moche... ricanais-je à l'attention de mon reflet. Non mais regarde toi, sérieux.

Je m'approchais du miroir en retirant mon pyjama. Ma tignasse était encore plus rousse que d'habitude, plus brillante, et surtout plus drue que jamais. J'étais certaine de me blesser si j'essayais d'y passer ma main. Mes yeux verts étaient lumineux, comme s'ils réfléchissaient la lumière aussi efficacement que du métal poli.

Le reste de mon corps, comme à son habitude, me déplaisait. Trop peu de poitrine pour des hanches trop larges, des cuisses trop épaisses, des pieds trop grands, des épaules trop robustes. J'étais, pour ainsi dire, gaulée comme un routier. Sans compter d'autres détails plus intimes qui me déplaisaient. Cependant, pour la première fois peut-être, je reconnaissais ce corps comme étant le mien, et même si je le trouvais objectivement moche, je ne l'aurais échangé pour rien au monde.

Je pris alors une profonde inspiration, puis je soufflais lentement en fermant les yeux, laissant un frisson me parcourir, avant de rouvrir les paupières. Mes yeux et mes cheveux étaient redevenus normaux, mon excitation face à mon nouveau pouvoir avait enfin atteint un degré raisonnable, et je me sentais, pour ainsi dire, normale.

Après deux bonnes heures passées à me laver et à prendre soin de mon corps, j'enfilais mon peignoir et sortit de la salle de bain avec le sourire aux lèvres. Cela faisait une éternité que je n'avais pas pris autant de plaisir à m'occuper de moi-même. Mais vu le temps que cela m'avait pris, je n'aurais pas aimé que ça devienne une habitude.

Je descendis alors les escaliers en peignoir, pour retourner m'habiller dans ma chambre, croisant une fois de plus ma mère en passant devant la cuisine. Cette fois-ci, elle y préparait le déjeuner.

— Lili, chérie... m'interpella-t-elle.

Je m'approchais, étonnée qu'elle pense à éviter d'utiliser le prénom qu'elle m'avait pourtant donné.

— Ouais...? hasardais-je, me souvenant de notre échange d'hier soir. Qu'est-ce qu'y a ?

— Je... ce que tu m'as dit hier soir, (elle marqua une pause en se retournant vers moi, l'air désolé) ça m'a fait de la peine...

Sentant venir la leçon de morale culpabilisante, je ne pus m'empêcher de commencer à me concentrer sur ma colère, prête à activer Porcupine Tree et à invoquer les couleurs de mes émotions, espérant que je puisse les lui transmettre, une bonne fois pour toute.

— Mais je pense que tu n'as pas tort... conclut-elle.

Prise au dépourvu, j'oubliais un instant ma colère et écarquillais légèrement les yeux.

— Pardon ? Est-ce que tu essaies de te moquer de moi ? demandais-je, presque par réflexe, tant la situation me semblait incongrue.

— Non, Lilia- heu, Lili... chérie, je... (elle soupira, s'appuyant sur le plan de travail de la cuisine du plat de sa main) C'est juste que je ne veux plus être en conflit avec toi. Et tu as raison, je devrais te soutenir, plutôt que t'obliger à faire ce que je pense être bien pour toi mais... J'aimerais aussi que tu comprennes ma situation.

Je détournais brièvement le regard et me mordais la lèvre, elle n'avait jamais tenu ce genre de propos auparavant. Je me demandais si mon discours d'hier soir avait vraiment été si efficace que ça, ou si c'était juste la goutte d'eau ; peut-être un mélange des deux. Mais le jour où ma mère admettait enfin avoir davantage participé à mon malheur qu'à mon bonheur, coïncidait trop étrangement avec l'apparition de Lindermark dans ma vie. Sans compter les conseils qu'elle m'avait donnés hier soir. De plus, elle m'avait attendue devant chez moi.

— Emily est venue, hier soir ? Avant que je rentre de chez Antoine, demandais-je simplement.

Ma mère resta coite un moment, son visage affichant sa surprise. Puis, elle hocha la tête avec un étrange sourire.

— Oui... Elle est venue pour le thé, répondit-elle.

— À dix-sept heures donc, concluais-je. L'heure du thé pour les Britanniques.

— Tu t'en souviens ? réagit ma mère en relevant la tête, son sourire s'élargissant.

— Quoi ? Bien-sûr, je t'écoute... (je détournais légèrement le regard) Quand tu dis des trucs intéressants, concluais-je.

Elle appuya le bas de son dos contre le plan de travail de la cuisine et posa ses mains sur le rebord, comme elle en avait l'habitude quand on discutait calmement de choses et d'autres. Autant dire que je ne l'avais pas vue ainsi depuis longtemps.

— On a parlé de ton grand père, entre autres. (je grimaçais en serrant les pans de mon peignoir) et pour une fois, la discussion était... légère. Elle en parlait comme d'un bon souvenir, et... j'ai pu en parler moi aussi, pour la première fois, sans que ça me rende triste.

Je me détendis quelque peu et relevais la tête pour regarder son visage, elle semblait différente, plus apaisée que d'habitude. Je lui adressais un début de sourire.

— Elle vérifiait probablement tes émotions à intervalles réguliers, pour savoir comment aborder la conversation au mieux. C'est un peu tricher, non ? remarquais-je sans animosité, d'un ton presque amusé.

— J'ai remarqué. Elle ne s'en cachait pas, il y avait cette lueur si particulière qui passait dans son regard de temps en temps. (elle se retourna pour attraper une poêle qui était sur le feu et en secoua le contenu avec dextérité avant d'en réduire la température) Mais tu sais, elle qui est si forte et si capable, le fait qu'elle utilise ses ressources pour le bien-être des autres est remarquable. Donc, je ne dirais pas que c'est tricher, conclut-elle, toujours souriante.

— Je retrouve la mère intelligente et sage que... je pensais avoir perdue, répondis-je.

Elle se tourna vers moi un instant, ne semblant pas savoir quoi répondre, malgré les centaines de choses qu'elle aurait voulu me dire. Je le savais, rien qu'en regardant son visage, et je n'avais pas besoin du Cool Cat de Lindermark pour cela.

— Au fait, continuais-je. Elle m'a donné ça.

Sans plus d'explications, j'activais mon Porcupine Tree, avec encore moins d'efforts que tout à l'heure. Ma mère sembla étonnée pendant une demie seconde, puis recommença à sourire, décontractée.

— Oui, c'est le même genre de lueur que dans ses yeux... Tu es magnifique Lili chérie.

— Ah ? C'est mes yeux ? Ou le reflet dans mes cheveux ? demandais-je.

Ma mère s'approcha de moi, puis tendis les mains vers mes épaules, observant mon visage avec une tendresse et une affection que j'avais oubliées. Ma poitrine se serra légèrement.

— Non, ce n'est pas ça, dit-elle. Depuis que tu es sortie de la salle de bain, et encore plus maintenant, tu te tiens plus droite, ton visage est plus détendu, tu as... enfin, tu n'as plus l'air de porter un poids sur tes épaules. Tu es resplendissante.

Évidemment, je rougissais, détournais le regard. Et presque malgré moi, mes sentiments se mirent à scintiller au bout de mes doigts. Un bleu clair apaisant, prenant parfois des teintes turquoises. J'aurais sans doute pu transmettre ces émotions à ma mère, lui transmettre tant et tant de choses, rien qu'en l'effleurant.

Je pris une profonde inspiration et soufflais doucement, Porcupine Tree s'effaçant alors comme si je le chassais de mon souffle. À cet instant précis, je n'avais pas besoin de lui pour transmettre mes émotions de la manière la plus efficace possible.

Il me suffit de tendre les bras et d'enlacer ma mère. Elle me rendit mon étreinte. Et j'étais certaine qu'à cet instant, l'intégralité de nos sentiments nous fut communiquée, dans le relatif silence de la cuisine, sous la lumière du soleil qui filtrait à travers la fenêtre.

— Tu sais, murmurais-je. Toi, tu as le droit m'appeler Liliane.

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