Tel un doigt dans une porte, mon esprit se coinça entre le clavier et l’écran lorsque je rabattis ce dernier un peu trop brusquement. J’en fus tout dépité : mes pensées étaient prises au piège, condamnées à hanter l’ordinateur. J’étais écartelé entre l’envie d’interroger Sacha pour savoir en quoi l’objet avait pu lui être utile et une retenue polie qui me pointait ma curiosité déplacée.
Conscient que mes lumières ne brilleraient pas fort pour le reste de la soirée, je décidai de ne pas prendre de risques en répétant simplement avec mon hôte les activités qui avaient fonctionné les jours précédents. Je l’invitai à s’installer à mes côtés devant la suite de la série. Il se laissa captiver par les images qui, pour ma part, me laissèrent de marbre.
J’avais voulu jeter un coup d’œil à cette production depuis qu’une connaissance me l’avait recommandée. Toutefois, je n’avais pas d’attentes particulières et, au bout de cinq épisodes, je pouvais affirmer sans détours que je m’ennuyais ferme. L’intrigue patinait, reprenant des ressorts mille fois revus dans l’histoire du cinéma. Si j’avais été seul, je n’aurais pas attendu davantage pour arrêter le massacre et passer à autre chose. Mais, face à Sacha, ç’aurait été admettre avec gêne mon manque de discernement dans le choix des visionnages. Ou bien le priver égoïstement de quelque chose qui l’intéressait.
En effet, comme le jour précédent et encore celui d’avant, de multiples expressions s’étaient mises à tressauter sur son visage dès le début de l’épisode. Tantôt il souriait, tantôt il fronçait le nez. Je ne comprenais jamais le sens de ces mimiques qui excitaient ma curiosité déjà bien agacée.
Comme pour me pousser à bout, ses lèvres s’étirèrent une fois de plus sur ses canines sardoniques. N’y tenant plus, je lui demandai tout à trac :
- Pourquoi tu fais cette tête ?
Il se tétanisa, comme si je venais de le prendre en faute. Surpris, j’appuyai sur la barre espace pour mettre le film en pause et prendre le temps d’éclaircir ce mystère. Le Sacha faussement arrogant à qui il arrivait de fanfaronner s'était dérobé. Ce soir, j'avais rendez-vous avec le gosse blessé ramassé sur le trottoir. Le timide, le taiseux. Il me jeta un coup d’œil fugace empli de malaise et ne répondit, d’une voix mal assurée, qu’après avoir ramené ses regards sur le mur, à l’opposé de moi.
- Ils viennent de faire une blague…
- Et ?
- … Et c’était pas drôle.
Je clignai des yeux. Je n’avais pu me tromper. Ce qu’il avait offert à ma vue, ç’avait bien été, au moins, l’ébauche d’un ricanement.
- Donc, quand c’est pas drôle, tu rigoles ?
- Non…
Je le mettais face à ses contradictions. Il se mit nerveusement à faire cliqueter ses ongles les uns contre les autres. Alors, satisfait d’avoir en quelque sorte eu le dernier mot et désolé de le voir s’infliger pour si peu une telle pression, je frappai de nouveau la barre espace sans parvenir à retenir un sourire :
- Tu sais quoi ? Laisse tomber.
Cependant, il me restait un soupçon de curiosité qui me poussa à revenir un peu en arrière pour me repasser la scène qui l’avait ainsi fait réagir. Dix secondes plus tard, je suspendais une deuxième fois le film.
- Elle était drôle, cette blague !
Le passage montrait un enfant à l’air bouleversé qui s’asseyait sur les genoux d’un Père Noël de supermarché pour lui demander, à la place d’un cadeau le 25 décembre, de le faire devenir adulte par magie. Alors, le bonhomme mal luné tirait sur sa barbe factice et s’exclamait : « Je n’existe pas ! »
- C’est… triste, commenta Sacha, tragique.
- Normal, c’est de l’humour noir. C’est le principe.
Il se tourna enfin vers moi et me fixa de longues secondes avec son air sinistre, sans rien répondre. C'était pire que ce que je pensais. Quelque chose avait dû se produire durant mon absence pour qu'il soit aussi déprimé. Je déglutis péniblement en comprenant que j’avais tué la conversation. Sacha se coula sous la couette en bâillant. Il était pourtant encore tôt.
- T’as déjà sommeil ?
- Hum, acquiesça-t-il, les paupières lourdes.
Je fis la moue, ne sentant encore aucune fatigue.
- Ça t’ennuie si je n’éteins pas tout de suite ?
- Non, non, me rassura-t-il, conciliant.
Je me levai pour attraper mes écouteurs sur le bureau avant qu’il ne change d’avis et me dégotai une autre série, plus amusante. Des flashs de lumière se mirent à sauter sur le visage détendu de Sacha dont le sommeil, en effet, ne semblait pas s’en formaliser. Sa présence à mes côtés se fit rapidement oublier et je me laissai complètement happer par ma nouvelle série les heures qui suivirent.
Puis, aux alentours de minuit, un phénomène des plus inattendus se produisit. Sacha, sans avoir donné de signes préalables à un quelconque réveil, se redressa soudain dans le lit. Sans m’adresser le moindre coup d’œil, il attrapa prudemment le rideau, l’écarta au ralenti et se mit à regarder par la fenêtre.
Intrigué, j’ôtai mes écouteurs et tendis l’oreille, comme m’attendant à l’entendre réciter une formule magique de circonstance. Mais il restait silencieux et immobile, tourné de trois-quarts vers la fenêtre, de sorte que je pouvais apercevoir le blanc d’un de ses yeux, figé et humide, légèrement orangé par la lumière d’un éclairage. Il me faisait penser à un glaçon que l’on aurait aurait placé devant un feu. De plus en plus décontenancé, je me penchai derrière lui pour examiner ce qui retenait à ce point son attention, sachant que depuis mon cinquième étage, seuls étaient visibles les fenêtres et le toit des voisins.
- Tu cherches le traîneau du Père Noël ? murmurai-je dans son dos.
Sacha poussa un cri d’effroi. Il bondit et heurta mon nez de plein fouet. Pendant un assez long moment après m’avoir terrassé, il laissa traîner sur moi un regard fou qui avait viré au rouge en s’injectant de sang. Peu à peu, il réalisa que c’était seulement moi, qui me tenais le nez, et le sang reflua de ses orbites.
- Pardon, dit-il.
- C’est rien… répondis-je machinalement, les yeux embués de larmes, ce dont il ne se préoccupa pas outre-mesure.
Il s’était penché vers mon écran, y cherchant visiblement quelque chose, mais celui-ci s’était mis en veille. Alors, il recommença à frotter ses ongles les uns contre les autres, comme il l’avait fait un peu plus tôt sous l’emprise de la nervosité :
- Il… Il est quelle heure ?
Il avait énormément hésité pour poser cette question, à laquelle je répondis du tac au tac :
- Minuit et quelques.
C’étaient les derniers chiffres que j’avais vus affichés sur l’écran. Je ne devais plus trop tarder à rejoindre le pays des rêves.
- C’est tout ?
Sacha avait l’air déçu. Ses épaules s’étaient voûtées tandis qu’il jouait avec l’ourlet de la couverture, embêté.
- T’as plus sommeil ? déduisis-je.
- J’ai trop dormi pendant la journée, expliqua-t-il. Quand t’es arrivé, je venais à peine de me lever.
Mon regard se posa sur mon ordi, toujours chaud sur mes genoux. Il mentait. Cependant, je n’avais pas envie de mener cette discussion sous les étoiles et il était au moins vrai qu’il avait somnolé devant moi entre trois et quatre heures de l’après-midi.
- T’es un petit vieux avant l’heure, c’est pas grave.
- Nan, les vieux dorment avec des boules Quies.
Étant donné son état d'abattement, je fus surpris de recevoir une réponse aussi spontanée. Elle provoqua en moi comme une de ces bizarreries qui n’ont d’occurrences que nocturnes, lorsque l'esprit chavire dans l'univers des songes : un spasme de joie, un sursaut d’allégresse, un sentiment de bonne compagnie porté, une fraction de seconde, à son paroxysme. D'un coup, l'atmosphère s'était allégée. Malgré tout, l’impression demeurait que Sacha était encore sur la réserve et n’était pas allé jusqu’au bout de ses idées.
- T’es sûr que t’en as pas besoin ? le taquinai-je pour l’amener à parler.
- Non. Moi, j’aime pas quand c’est trop calme.
- Ah ouais ? Pourquoi ?
Ses mains lâchèrent la couverture sur laquelle elles s’étaient enfin détendues. Il croisa ses doigts pour sceller leur inertie et empêcher de nouveaux mouvements de le traverser tandis qu’il prononçait de graves paroles :
- J’ai l’impression qu’il pourrait arriver quelque chose de mal, du genre quelqu’un qui surgit dans mon dos et…
Encore une fois, il n’alla pas jusqu’au bout. Ce n’était pas nécessaire. J’avais bien saisi combien mon intervention lui avait déplu.
- Désolé, dis-je ironiquement, amusé par la situation à présent que la douleur dans mon nez s’était estompée.
Soudain, je pensai :
- C’est pas moi qui t’empêche de dormir la nuit, au moins ? Je veux dire, je te fais pas peur ?
Il afficha une mine confondue, une fois de plus comme si la faute venait de lui et non de moi, et se mit à agiter les mains en signe de dénégation :
- Non, t’en fais pas.
- T’es sûr ? le harcelai-je d’une insistance à faire peur.
- Oui.
Il donnait ses réponses comme s’il s’était agi d’un texte écrit à l’avance. La rigidité qu’il mettait dans ses mots et dans son expression rendait évidente la fausseté de sa certitude et renforçait par là même sa fragilité d’enfant mangé par la pénombre.
- T’as souvent l’air effrayé, pourtant.
- N'importe quoi.
Si j’avais voulu le mettre mal à l’aise, je n’aurais pu m’y prendre d’une meilleure façon.
J’en vins à me demander si je ne cherchais pas à l’effaroucher à dessein, selon un mécanisme de défense inconscient : en vérité, c’était moi qui avais peur de m’étendre à côté de lui, à côté de la forme par laquelle il s’incarnait et qui, à chacun de nos mots échangés, prenait un peu plus de contours mais restait désespérément vide de substance. Son apparence spectrale quand il s’était relevé d’un coup, raide comme un bâton, pour observer le ciel sans vie, m’avait laissé une forte impression. J’étais dérouté et, toujours, il se dérobait à mes tentatives pour le comprendre ; il parlait à mi-voix, il mentait, il entretenait le secret. La nuit, il fixait les cimes de Paris pendant des heures.
Je prends toujours plaisir à lire les aventures de Sacha et Martin. Ton écriture est fluide, les interactions sont toujours naturelles entre tes personnages, ce qui est un vrai plus. Tu explores bien les thèmes de la cohabitation, de l'incompréhension et de la solitude.
Ici, on découvre une nouvelle facette, celle de la vulnérabilité de Sacha, qui se reflète dans son comportement inquiet et méfiant, ainsi que dans son sommeil perturbé. La tension entre lui et Martin peut être due à la différence de leurs vies et à la difficulté de communiquer et de comprendre l'autre. Le narrateur, Martin, semble à la fois intéressé par Sacha, mais aussi perturbé par son comportement. Comme le lecteur, d'ailleurs. On en apprend chaque fois un peu plus, très doucement, mais c'est ce qui donne de la consistance à ton récit et lui permet de garder une certaine aura de mystère.
En te lisant, pourtant, il m'est venu pas mal de réflexions... Et je ne saurais pas vraiment comment les organiser alors je les jette là, à toi de voir ce que tu veux en faire ! ;)
J'ai un eu l'impression que tout est trop simple. C'est le ton de ton texte qui veut ça, et je comprends bien que tu n'aies pas envie de faire quelque chose de trop dramatique... Mais Sacha s'intègre presque trop bien. Qu'il soit quelqu'un d'honnête et de gentil n'enlève rien au fait qu'il a vécu... Différemment ? J'avoue ne pas savoir ce que cela fait que de grandir dans la précarité, mais je crois deviner que c'est difficile ?
En premier lieu, Sacha pourrait se sentir étonné et désorienté par le changement d'environnement. L'abondance de ressources, le confort et la sécurité d'une maison peuvent sembler presque irréels, quand on y pense... Il pourrait également être méfiant envers les personnes qui l'ont accueilli. Même si Martin a l'air bête et inoffensif, j'ai du mal à croire qu'on puisse si facilement faire confiance à quelqu'un...
Le sentiment de déplacement pourrait être fort. Il pourrait se sentir comme un étranger dans un nouvel univers, luttant pour s'adapter aux normes et aux routines d'une vie sédentaire. Avec le temps, il pourrait s'efforcer de s'adapter à sa nouvelle situation, d'apprendre les règles de la vie en société, et de développer de nouvelles compétences pour s'intégrer.
Tout cela est très vague et à la fois trop précis. C'est à toi de choisir quels aspects tu veux développer, et comment. C'est simplement qu'en te lisant, je réfléchissais moi-même aux scènes qui me semblaient naturelles et... j'avais le sentiment que certaines manquaient à l'appel, dans ton récit. En fait, ce ne serait pas gênant si tout n'était pas si subtil, en terme de psychologie. Dès qu'on a des personnages aux trajectoires normales, je les trouve vraiment cohérents et crédibles. Sacha, au milieu... C'est comme s'il lui manquait ça. Et j'ai bien confiance, évidemment, que tu t'attaques à quelque chose de délicat.
Enfin, à toi de voir ! J'ai hâte de voir vers où nous mènera ton récit, en tout cas !
A bientôt, donc !
Je vois ce que tu veux dire. Comme je l'ai déjà expliqué (je crois), j'ai toujours eu beaucoup de mal à écrire Sacha, pour la simple raison que je n'ai jamais été dans une situation aussi difficile que la sienne. Non seulement je ne suis pas doué pour me mettre à la place des autres, mais en plus j'ai parfois peur d'écrire des choses que je ne devrais pas, de porter une parole et des sentiments qui ne sont pas les miens. J'ai essayé de disséminer dans les chapitres des éléments qui montrent la méfiance et les séquelles de Sacha, mais c'est peut-être loin d'être suffisant.
Après, Sacha n'a pas vécu très longtemps à la rue (environ deux mois). Il n'a pas à redécouvrir entièrement la vie "normale" comme ça pourrait être le cas pour une personne qui aurait passé des années en marge de la société.
Je vais réfléchir à la question. Si tu as toujours envie de continuer l'histoire et de me laisser des commentaires, n'hésite pas à me dire si tu trouves que le problème persiste dans les chapitres suivants, ou si certains épisodes arrivent à être un peu plus justes. Ca me permettrait d'avoir une idée de ce qui fonctionne ou pas.