6- Chagrin

Lylia s’était réfugiée dans son enclos des lucioles. Ici, personne n’osait venir. De grandes serres vitrées hermétiques, sombres car recouvertes d’un tas de feuilles pour garder une pénombre accueillante. Quelques niches par-ci par-là faites d’écorce, de mille feuillages et parfois de quelques cailloux friables; ça c’est pour le coin sommeil. Le lieu s’avérait grand, espacé, avec un cours d’eau qui le traversait du nord au sud pour offrir un abreuvoir naturel. Un à-peu-près silence régnait ici, un bruit de fond grésillant de la présence de ces milliers de lucioles résidait dans un bourdonnement familier. Bien que ces fascinantes créatures permettaient d’illuminer leurs terres d’une belle aura verte, la plupart des fées les trouvaient repoussantes. Pour sa part, elle ne voyait qu’amour et dévotion dans petites boules lumineuses.  En se triturant distraitement une mèche de cheveux, son attention était en réalité absorbée dans la lecture de cette unique phrase présente dans le livre destiné à tous les sauver. De quoi lui donner des frissons dans le dos. Son instinct avait osé pousser un cri de joie intérieur, un espèce de pied-de-nez à toutes ces célébrations futiles qui ne faisaient que perdre du temps aux fées face au réel problème. La Fleur de Vie Originelle doit être sauvée, et sûrement pas par des chansons ou des dons de framboises cueillies à l’aube. Mais grâce à ce livre.

Mais comment ?

Son regard à la couleur des noisettes parcourait encore et encore cette suite de mots. Chaque lettre fut gravée dans sa mémoire. Nous étions en fin d’après-midi, le temps pressait terriblement. Malgré la peur, sa détermination gagnait en force au fur et à mesure que l’astre solaire entamait sa chute vers l’horizon.

La Mort. Appelle. La Vie. Oui d’accord…

Lylia était complètement paumée. Elle se releva doucement, sentant une légère douleur dans ses articulations de genoux après être restée longtemps en tailleur. En brossant le bas de sa robe aux motifs tournesol, la fée battit frénétiquement des airs pour éloigner toute la poussière de terre alentour. Livre sous le bras, ce petit bout d’femme d’un mètre soixante ans quitta son cocon favoris pour prendre la direction de la Fleur de Vie Originelle. Nul doute que d’autres de ses congénères s’y trouvaient à l’heure actuelle - pour une quelconque offrande vaine - mais quelque chose lui disait qu’elle trouverait de l’inspiration là-bas. Et comme sa petite voix l’avait très bien guidé jusqu’ici, alors autant lui faire confiance un peu plus. Une fois le nez à l’extérieur, un frisson la fit tressaillir. Son petit coeur se serra à l’idée que son peuple risquait un réel terrible danger. Et dire que personne ne se bougeait vraiment l’aile !

Allez. On ne s'apitoie pas, on bouge.

La fée se donna une impulsion du pied gauche pour se projeter en l’air, et prit quelques instants le temps de se stabiliser. La température extérieure était douce, la chaleur du soleil la recouvrait encore d’une douce caresse réconfortante. Une fois stable, elle fila droit vers son objectif sans perdre une seule autre seconde. Elle croisa plusieurs de ses camarades; la plus grande majorité participaient aux célébrations de diverses manières; quelques-uns travaillaient pour aider à l’effort collectif, en récoltant des fruits par exemple. En survolant les champs et autres habitations, son regard capta la silhouette de son compagnon qui se trouvait toujours à la fontaine pour prier face à la statue en l’honneur de Mère Nature. Un élan d’amour emplit son âme à ce moment-là.

Lylia poursuivit néanmoins son vol, pour finalement se laisser atterrir en douceur près de la Fleur de Vie Originelle. D’autres fées aussi se trouvaient là, toutes silencieuses comme en plein recueillement.

On lui avait bien dit qu’elle s’abîmait étrangement, mais elle n’avait pas encore osé venir la voir de ses propres yeux. Même lors du grand rassemblement d’urgence, son courage ne l’avait pas porté jusqu’au premier rang et de bien loin elle n’avait pas pu vraiment l’observer. Alors ce triste spectacle lui arracha quelques larmes d’une tristesse profonde. Le laurier rose, si habituellement éclatant et bien fier, avait perdu toute sa belle couleur blanche. Un liquide noir, un peu ressemblant à de l’essence (ce truc utilisé par les humains pour faire fonctionner toutes leurs machines) gouttait lentement le long de la tige. En tombant sur les genoux, son cœur se mit à battre lourdement contre sa cage thoracique. Cette vision lui donnait l’impression d’être soi même molesté. La souffrance lui écrasait toutes autres sentiments. Son courage, sa détermination, sa force d’action avaient été comme aspirés de toute énergie. Plusieurs grosses gouttes salées roulèrent le long de ses joues constellées de petites taches brunes, pour glisser le long de son cou et mourir sur le col de sa robe. La fleur, bien que totalement fermée, semblait saigner de l’intérieur. L’anormale liqueur sombre suintait non seulement depuis des écorchures présentes sur la tige, mais aussi des pétales elles-mêmes.

Un sanglot secoua Lylia, qui se sentait démunie. Elle en fit tomber l’ouvrage si précieux à ses yeux, et fourra son visage entre les paumes de ses mains pour pleurer de tout son soûl. Son chagrin dura tant que la nuit eut le temps de s’élever gracilement, parsemant le ciel d’encre de quelques étoiles brillantes. La lune restait cachée derrière quelques nuages, comme honteuse d’éclairer une scène si poignante.

Toutes les fées s’en étaient allées. Oh, elles ont bien essayé d’amener Lylia avec eux mais elle refusait de bouger. Davan lui-même s’était déplacé, et ne reçut qu’un mutisme furieux en guise de réponse. « LAISSE MOI » avait-elle hurlé, complètement anéantie par toute cette situation invivable. Alors on l’avait laissé là, pleurant de plus belle.

La fée sentit le froid avant de constater que l’obscurité l’entourait. En redressant doucement la tête, la nuque endolorie, le nez bouché d’un trop plein de mucus, ses yeux tombèrent sur l’ombre de la Fleur de Vie Originelle si lamentablement courbée. Difficile de croire qu’une Éclosion allait avoir lieu le lendemain, au moment du zénith solaire.

Elle attrapa une feuille de fougère pour se moucher un bon coup, tout en lévitant doucement dans les airs. Ses ailes la portèrent difficilement au plus près du Laurier rose. Tout son petit corps tremblait encore de désolation. Un calme nocturne rendait cette vision d’autant plus sinistre. Une sueur froide la fit trembler à nouveau. Mais là, ce n’était pas à cause du froid. Une sensation d’être épiée lui glaça alors le sang.

Lylia regarda frénétiquement tout autour d’elle, avant de ressentir une douleur brutale dans l’une de ses ailes. En quelques secondes tout bascula. Elle tomba lourdement, sans équilibre et affaiblie. Un cri jaillit hors de sa bouche dans des tons aiguës mais personne ne se montra à l’horizon. La fée avait tour à tour chaud et froid, et n’arrivait pas à bouger tant le mal la clouait au sol. Le visage contre terre, elle pu seulement voir le bas de deux bottes rouge sombre s’approcher d’elle. On lui administra un coup de pied en plein dans le nez; ce fut sa dernière vision avant de tomber dans les pommes.