6 • Glacial

— Tu entends, Ynes ?

— De quoi parles-tu ?

— Écoute.

Pendant que ton regard s'intensifie, durant ton tendre silence, tes yeux s'illuminent soudainement. Un air émerveillé éclaire ton sourire ravivé par la mélodie estivale.

— Ce sont des cigales !

— Oui. Tu veux jouer à la chanson des cigales ?

— C'est quoi comme jeu ?

— C'est simple. Tu dois deviner combien de cigales chantent. Si tu gagnes, tu me donnes un gage, et si je gagne, c'est à moi de t'en donner un.

— Comment savoir combien il y en a ?

— Il te suffit de te concentrer. Elles ne chantent pas de la même manière, ni avec le même rythme. C'est comme un petit orchestre.

Ces paroles. Cette douce saison quand nous étions encore réunis. Comme si le malheur n'avait jamais eu lieu. Comme si la pluie n'était jamais tombée dans les forêts de notre enfance. Comme si ton innocence n'avait jamais connu l'infamie. Comme si la neige n'avait jamais nappé la prairie verdoyante, désormais sanguinolente. Merveille de nos anciens secrets, condamnés à demeurer dans le passé, à présent vermeil de nos regrets ensanglantés.

En ce temps glacial, nous ne pouvons plus entendre les cigales chanter la venue de ce bel été qui me berce toujours. Les membres frigorifiés, je t'emmène, le poing serré sur ton avant-bras, au milieu de la tempête immaculée, dans ce monde déserté par toute forme d'amour. Je vois tes jambes trembler.

— Ynes, tu vas bien ?

Tu titubes, les lèvres gercées, suivant avec peine le rythme de ma marche effrénée. Les yeux mi-clos. Je te saisis contre mon torse, tambourinant d'inquiétude.

— J'ai si froid...

— C'est la période la plus froide de l'année. Tiens bon, un domaine n'est plus très loin. On va peut-être pouvoir s'y cacher et trouver de quoi boire et manger, tiens bon.

Les larmes perlent à mes yeux. Je t'enlace en caressant tes longs cheveux.

— Je vais te porter un peu, tu penses tenir ?

Un son inaudible sort de ta bouche, tu hoches lentement la tête. Malgré la faiblesse de mes os, le genou à terre, je sens ton corps tout frêle se poser sur mes fragiles épaules, maigries par la famine et l'errance. J'avance.

Des éclats époustouflants illuminent notre chemin, depuis les fenêtres du majestueux château, adressant leurs adieux au jour. Des chandelles décorées d'or serties de pierres dont j'ignore le nom. Des plafonds sculptés de mythes et dragons. Des couleurs que même les contes ne pourraient jamais conter. Un calme inespéré, une tranquillité que j'avais déjà oubliée.

— Ynes ?

— Oui ?

— Comment te sens-tu ?

— J'ai mal...

— Où ça ?

— Aux mains.

— On va se réchauffer à l'intérieur, et passer la nuit au chaud.

— Et si on se fait attraper ?

Ta main dans la mienne, l'air déterminé, les mots semblent s'exprimer d'eux-mêmes.

— Je te promets que quoi qu'il arrive, je te protègerai.

Un sourire triste se dessine sur ta figure accablée par le froid.

Derrière les remparts de marbre, une porte boisée. J'ouvre, aucune présence ne résonne. Un escalier au beau milieu d'ustensiles empilés, marche après marche, nous grimpons vers ce que je pense être les cuisines. L'odeur est si divine... Je salive juste en approchant la poignée. Les chuchotements me paraissent être boucan lorsque je m'adresse à toi.

— Tu restes ici, je reviens vite d'accord ? Si tu entends des bruits violents, si tu m'entends crier, si tu as peur, tu fuis et tu pars te cacher, tu m'as bien comprise ?

— Et s'il t'arrive quelque chose ?

— Tu restes cachée, et si après une nuit je ne reviens pas, tu t'en vas.

— Je ne veux pas.

— Et moi je veux que tu restes en vie. Maintenant fais ce que je te dis.

— Ne me laisse pas.

— Maman m'a dit de prendre soin de toi. Je lui ai promis de veiller sur toi. Et veiller sur toi signifie prendre des risques pour survivre. Nous n'avons nulle part où aller, nous ne pouvons plus vivre dans la forêt et nous couvrir de lambeaux volés aux morts. Nous allons mourir de faim si je ne fais rien, et tu es trop faible pour courir ou te défendre si on nous attrape. Tu comprends ? C'est pour ça que je te dis de fuir s'il m'arrive quelque chose. Mais ne t'inquiète pas. Je ne t'abandonnerai jamais, d'accord ?

— D'accord.

J'embrasse ton front.

— Cache-toi, et ne dis rien.

— Reviens.

— Promis, dis-je en esquissant un sourire malicieux.

J'ouvre avec délicatesse la porte. Le parfum envahit mes narines... Mon estomac s'éveille aux charmes appétissants. Du pain, de la soupe mijotant sur un feu azur, des légumes enchanteurs, vifs, aussi exquis que les somptueuses peintures qui recouvrent le carrelage posé sur les murs. Une aquarelle de motifs harmonieux aux nuances élégantes, presque aussi délicieuses que les fruits ornant paniers en osier. Mes iris sont si captivés par ces décors si sublimes après avoir essuyé l'abîme de ce qu'il reste des batailles sanguinaires. Accroupie, je me déplace, attentive au moindre mouvement, dissipant mes envies.

Je glisse sur le sol tant il est lisse. J'entrevois le couloir. Une voix roque.

— Astor ?

Je me précipite dans le hall pour me cacher derrière des colonnes, l'oreille attentive.

— Oui, Monsieur ?

— Où se trouve Ana ?

— Elle s'occupe de Madame, Monsieur.

— Veuillez lui dire de me rejoindre dans le salon. Nous devons parler. Beaucoup trop de domestiques ont pris la fuite. La venue de nos ennemis est imminente.

— Très bien. Autre chose Monsieur ?

— Non. Disposez.

Je sursaute en sentant ma chevelure être arrachée.

— Une intruse ! Une intruse s'est introduite dans le château !

Avant même qu'elle ne continue de hurler, je saisis un de ses doigts pour le tordre. Sa prise se relâche, je profite de ce court instant pour me redresser, saisir son bras et frapper de toutes mes forces sur son visage. Alors que la bonne gueule de douleur, je cours aussi vite que possible vers les cuisines, ne prévoyant pas ma future chute...

Toutes mes pensées à cet instant sont tournées vers toi, Ynes. Plus précieuse que tous les objets de cette demeure. Plus inestimable que tout ce que j'ai pu voir en ce monde. Ynes. Je serai là. Toujours. S'il le faut, j'embraserai toutes les menaces.

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