Mazarin ronflait à faire trembler les murs. Charles avait fouillé ses poches et son bureau sans y découvrir quoi que ce soit d’utile.
Il ne trouva aucun indice sur la manière de quitter cet endroit et d’assurer la mission qu’il s’était assignée. Mal assis sur sa chaise de camping, il ruminait tout en observant le cardinal qui roupillait. Il songea que cet ivrogne fut l’homme le plus riche du monde et le plus influent de son époque. Nombre d’historiens de sa connaissance auraient payé cher pour le voir gisant sur son siège, la bave aux lèvres. Il dodelina de la tête : ils se raviseraient en sachant l’endroit où il se trouvait. Aucune de ces réflexions n’aida Schulmeister. Il se sentait coincé et n’imaginait pas d’issue favorable.
Soudain, en grognant aussi fort qu’un cochon, Mazarin sursauta. Il essuya son menton baveux d’un revers de manche. Un café et trois Grand Marnier achevèrent de l’éveiller. Il articula avec difficultés :
– Et gnalors ? Pourquoi vous êtes-tu arrêté de parler ? Allez, mgnon garçon, hop, hop, hop, la suite.
Charles inspira du plus profond de ses poumons et reprit son récit :
– Je disais qu’au fil de ma collaboration avec l’armée française, mon rôle évolua de simple guide à agent de liaison puis, de renseignements.
– Ah ouais, ouais, ouais… répondit le cardinal comme s’il avait raccroché les wagons.
– Grâce à mes multiples relations, continua Schulmeister, j’accédais à des personnalités stratégiques auprès desquelles j’intercédais pour la France. Bien sûr, je leur soutirais des informations sensibles. Comme dans mes autres activités, je mettais en œuvre mon talent de manipulateur au point que Prussiens, Autrichiens et Russes me proposèrent de travailler pour eux. Je captais tous les plus importants secrets d’Europe Centrale, encore secouée par la Révolution française et l’imminente implosion du Saint-Empire romain germanique.
Fin 1796, j’étais en affaires ponctuelles dans le nord de la France où je surveillais un banquier lillois, Laurent Hainguerlot. Je le savais en association foncière avec Joseph Fouché auquel je m’intéressais depuis plusieurs mois. C’était un homme douteux et corrompu qui participait à un grand nombre de jeux politiques. Il avait travaillé pour la police secrète du Directoire avant que celui-ci ne le nomme comme son représentant en Hollande. Ce poste constituait une mise à l’écart provisoire à la suite d’un scandale d’enrichissement personnel. Il n’avait pu y échapper malgré l’amitié qui le liait au Directeur Barras.
– Hé ! Barras à frites ! s’écria Mazarin.
Il éclata d’un fou rire.
– Attends, attends… s’étrangla-t-il les larmes aux yeux.
Il tapota un message sur son téléphone et sécha une Chimay bleue avant de reposer son appareil sur le bureau.
– Je t’écoute, pouffa-t-il.
Charles enchaîna avec difficulté :
– Fouché incarnait un sérieux point d’entrée aux hautes sphères du pouvoir. Pour le vérifier, j’incitai Hainguerlot à nous présenter l’un à l’autre et il organisa un dîner discret. De toute évidence, l’arrogant politicien avait entendu parler de moi, car dès les premiers instants de notre conversation, il n’y eut aucun doute quant à son intérêt pour ma personne. Je lançai mon hameçon pour ferrer ce gros poisson par de petites touches. Je lui dévoilai l’envergure de mes relations outre-Rhin. Mon seul obstacle pour l’appâter résidait dans sa méfiance notoire envers les étrangers. Si je lui montrai mes convictions républicaines, il me resta à les lui prouver pour gagner sa confiance.
C’était la raison pour laquelle j’installai ma famille à Strasbourg, début 1797. Une fois ma naturalisation française obtenue, je n’attendis pas longtemps avant que s’agite le bouchon de ma canne à pêche.
Au sein du Directoire, seul Barras — Mazarin se retint de rire sans discrétion — était persuadé que les nombreux royalistes français réfugiés en Allemagne fomentaient des collusions antirévolutionnaires. De son point de vue, le danger guettait le pays et le Traité de Bâle ne calma pas ses inquiétudes. Fouché lui ayant parlé de moi, il lui ordonna de pallier la médiocrité du ministère des Affaires étrangères, de contrôler les monarchistes expatriés et de m’exploiter à ces fins.
Quand il vint me recruter à Strasbourg, Fouché m’exposa sans détour ses intentions. Elles consistaient en la création d’un vaste réseau de surveillance, le cas échéant de neutralisation des menaces. On mettait des moyens financiers à ma disposition. L’hameçon planté dans la bouche, mon poisson était passé dans la nasse, convaincu qu’il nageait en toute liberté. Je contrôlais la moindre direction qu’il prenait. Loin de n’être qu’un exécutant, je proposais mes cibles et mes missions. Vous vous doutez de leur adéquation avec mes intérêts.
– Et votre gnami-là avec son prénom d’gonzesse, Savary. N’en sut rien lui ?
– Anne l’apprit bien plus tard.
– C’est qui Anne ?
– Savary, soupira Charles. Anne, c’est Savary, on en a parlé tout à l’heure.
Mazarin le regarda droit dans les yeux. Les paupières fixes, ses pupilles vagues, il garda le silence un instant. Il sembla se souvenir de quelqu’un :
– C’est la grande Polonaise ?
– Voilà, exactement ! Celle qui avait suivi Desaix et Bonaparte en Égypte, Anne la Polack.
– Ah oui ! C’est bon, j’ai raccroché-là. Faudrait viser à être un peu plus clair, bredouilla le cardinal en lippant de l’alcool à quatre-vingt-dix degrés sans grimacer.
Schulmeister reprit son récit :
– Outre mes opérations de contrebande, mon travail fut exclusif à Fouché pendant deux ans. Pour son compte, je démantelai à Strasbourg le Club des citoyens actifs, une association trop jacobine et trop influente. À Stuttgart, je fus l’instigateur secret d’affaires de malversations auxquelles j’avais mêlé de nobles figures françaises qui tombèrent entre les mains des autorités locales. À Bâle, je provoquai la banqueroute d’investisseurs prêts à financer des militaires royalistes. À Karlsruhe, je fabriquai le scandale d’une relation de cœur entre une princesse mariée et un duc complotiste. Je le fis assassiner dans son exil russe. Ici, j’entravai une rencontre stratégique et là, je commanditai une révolte qui fragilisa l’effort armé ennemi. Je ne vous cache pas mon rôle dans certaines disparitions, accidents mortels ou meurtres perpétrés par des inconnus de la rue. En mémoire je possédais le portrait et le statut de chacun des Français expatriés. Je maîtrisais leurs moindres faits et gestes.
Mes nombreux rapports et succès firent de moi le confident exclusif de Fouché. Grâce à moi, il fut remis en selle. Il me présenta à Barras qui nous introduisit auprès de Sieyès. Avec ces trois-là, je touchais enfin le cœur de la politique. Plus j’avançais, plus j’articulais les éléments de mon plan. J’émettais toute sorte d’hypothèses que j’explorais dans le seul but de conduire les événements à favoriser la montée au pouvoir de Napoléon Bonaparte.
– Bonaparte ? s’étouffa Mazarin dans une chope de Hefeweizen.
– Oui, je l’avais choisi comme pièce maîtresse de mon projet. Il incarnerait un régime fort et solide, respectueux des droits du citoyen…
– Attends ! coupa le cardinal. Toi, tu as foutu Gnapoléon empereur et tout ça ?
– Pas empereur, non. J’ai mis en œuvre sa montée au pouvoir.
L’ecclésiastique éclata de rire :
– Ah ouais, je gn’avais pas vu ton histoire de plan comme ça ! Mais d’accord, faisons-nous plaisir et allons au bout.
Il ouvrit une bouteille de Pinot des Charentes et Charles poursuivit sa chronique :
– Le 16 mai 1799, un tirage au sort truqué destitua Reubell et Emmanuel-Joseph Sieyès prit sa place au Directoire. Barras et lui partageaient le dessein de changer la constitution de manière brutale. Cependant, à peine nommé, Sieyès retourna sa veste. Il se méfiait de son confrère qu’il savait opportuniste et capable de le trahir, de trahir le peuple prétendait-il. Il promut alors Fouché à la tête du ministère de la Police Générale. Je saisis cette aubaine d’être dans son ombre. Je prodiguais mes conseils et, un jour, je suggérai d’éloigner le Général Bernadotte de la capitale. J’arguai que cet homme trop intègre s’opposerait au coup d’État qui se préparait. Fouché s’attribua cette proposition, mais cela ne favorisa pas la démobilisation de Napoléon Bonaparte en Égypte. Sieyès s’en méfiait et préféra s’appuyer sur Joubert pour commander les troupes parisiennes lors de sa future prise de pouvoir.
– Si je ne gne m’abuse, intervint Mazarin, Sieyès gn’avait pourtant signé u-u-u-une lettre rappelant Bonaparte à Paris.
Il lampa un Armagnac. Il était si bourré que sa remarque surprit Charles :
– C’est ça, en juillet. Croyez-vous qu’il l’eut fait sans la mort de Joubert ?
– Hé, j’en sais rien, moi ! Tu m’demandes ! Attends… Vous allez me dire que tu connaissiez aussi Joubert ? articula le cardinal avec difficulté.
– Barthélemy ? Oui, évidemment. Je le savais proche de Bonaparte depuis la campagne d’Italie. En 1798, je m’étais arrangé pour le rencontrer à son retour de Hollande quand il prit son commandement à Mayence. Depuis, nous correspondions de manière régulière. Grâce à moi, il connut Mademoiselle de Montholon-Sémonville. Je jouai le rôle d’entremetteur entre les deux tourtereaux. Ce brave homme me faisait confiance.
Sieyès devait faire valoir Joubert pour le rendre légitime aux yeux des officiers parisiens. Sans cela, ils compromettraient le renversement du Directoire. On envoya alors le jeune général stopper les Russes et les Autrichiens en Italie. On lui attacha Moreau comme conseiller expérimenté. Je ne sais pas si ce pauvre Joubert aurait pu être le premier vainqueur de Souvorov. En tous les cas, je ne pouvais pas en courir le risque. S’il se couvrait de gloire, il deviendrait le pantin de Sieyès, au détriment de Bonaparte.
À peine avait-il reçu ses ordres que j’intercédai auprès de Barthélemy pour ralentir sa prise de commandement. En ami, je le convainquis d’épouser sa promise avant de partir en guerre. Fol amoureux, le candide couple eut toutes les peines du monde à se séparer. La mort dans l’âme, le jeune général ne se rendit à son poste qu’un mois plus tard. De son côté, Souvorov avait profité de ce temps pour avancer ses troupes vers Novi où la confrontation eut lieu le 15 août 1799. Joubert y fut abattu.
– Attendez ! s’écria Mazarin.
Il fouilla dans un porte-document sorti de nulle part, lut un papier et sembla satisfait :
– Ha ! Gnun témoin, il rota sans retenue. Je dis bien, gnun témoin prétendit que la balle fatale à Jgnoubert aurait été tirée d’gnune très longue distance. Gnà mille pieds au moins.
– Mille deux cents pour être précis, répondit Charles, le regard vif.
– Gn’était une balle perdue, on est d’accord ?
– Monseigneur, j’atteins une cible en mouvement à mille six cents pieds sans problème.
– Le mariage ?
– Un moyen de le ralentir, je vous l’ai dit. Je pus devancer son arrivée en Italie.
Le cardinal éclata de rire et saisit une Caïpirinha qu’il sirota avec bruit.
– Nan, mais, sérieux… Comment tu t’fous pas de la gueule des gens, toi. Hein, Lucky Luke ? Contignuez, contignuez !
– À peine de retour en France, j’écrivis à Sava…
« Cui-cui ! » retentit.
– Il va piailler souvent ce… ce que vous appelez un téléphone ? demanda Charles excédé.
– Ho, ça va, dites donc ! Gn’ai bien le droit d’échanger avec mes collègues, oui ? s’indigna Mazarin dont le regard partit en vrille. Il but cul sec un Cognac Rare VSOP. Vous avez une idée du gnombre d’âmes que je reçois et dont je dois gnécouter la vie ? Non ! Encore moins du temps que… que-que-que ça me prend ! Et puis, vous, c’est gratiné, hein. Ça dure des plombes. Alors un peu d’ingeuldence, je vous prie. La mort, ce gn’est pas facile tous les jours.
Il lut le texte apparu sur l’écran et émit des grincements de rire.
– Cr, cr, crrr… quel con, celui-là !
Il tapota ses pouces et posa une nouvelle fois l’appareil sur son bureau :
– Vous en étiez où déjà ? articula-t-il avec difficulté.
– Je vous parlais de mon retour en France.
– Ah oui, après l’Italie.
– C’est ça.
– Où vous avez tué Joubert, genre avec une visée laser et tout.
– Pardon ?
– Nan, cherche pas. T’as tué Joubert, quoi.
– Exact. Je vous racontais qu’à mon retour en France, j’écrivis à Savary pour le prévenir du sort du jeune général. La nouvelle devait parvenir à Bonaparte le plus vite possible. Je souhaitais qu’il en conclue son retour impératif en France.
Je vous ai dit que Sieyès et Barras fomentaient un coup d’État nécessaire à un changement brutal de la constitution, mais ce dernier n’était pas aussi convaincu qu’il l’avait fait croire à son confrère. Il aspirait en une monarchie parlementaire et, à plusieurs reprises, il avait tenté de négocier avec les Anglais un emprunt pour financer le retour de la royauté en France. L’un de mes contacts autrichiens m’apprit les discussions de Barras avec les Bourbons exilés en Courlande. J’en informai Fouché qui s’arrogea la découverte et en fit part à Sieyès.
– Fouché gn’était-il pas l’ami de Barras ?
– Si, mais il ne souhaitait pas la réinstallation de la noblesse. On lui aurait réclamé les propriétés qu’il possédait sans lui fournir de compensation financière. Cela lui suffit pour le trahir.
Après le décès de Joubert, je ne vous cache pas avoir craint le retour du Général Bernadotte. Heureusement son tempérament jouait en sa défaveur et, sans cela, il aurait été un opposant de taille à Napoléon. En juillet, Sieyès rédigea enfin une lettre rappelant ce dernier à Paris. Le 23 août, Bonaparte quitta l’Égypte pour Saint-Raphaël où il débarqua le 9 octobre. Sur sa route vers Paris, mes contacts avaient posté quelques-uns de leurs agents. Ils prévenaient la population du prochain passage de Napoléon. Pour susciter des ambitions d’état chez un militaire, faites-le acclamer par le peuple.
– Comment tu avez-vous fait tout ça ? J’suis curieux.
– Avec de l’argent et de la nourriture bien sûr. Les agents en distribuaient sur le parcours en amont du convoi, ils clamaient que le Petit Caporal partageait le trésor d’Égypte avec les citoyens.
Une interprétation diphonique[1] de La chevauchée des Walkyries interrompit Charles. C’était la sonnerie du téléphone de Mazarin qui décrocha l’appel entrant.
– Hé ! Ciao, Marco ! Come stai amico mio ?
Mmmh ?
Oui.
Mmmh. Mmmh.
Je gne pense pas que Guillermo del Toro gnait voulu se foutre de ta gueule, tu sais.
Mazarin envoya un clin d’œil entendu à Charles comme si tous deux partageaient le sujet de sa conversation. De sa joue, il coinça le téléphone contre son épaule pour décapsuler une bouteille de Corona. Il y écrasa un demi-citron qu’il n’avait pas réussi à couper en quartier.
– Mmmh, mmmh.
Mmmh.
Évidemment, gne comprends bien.
Mmmh.
Oui, oui, oui, gne suis d’accord, mais… mmmh.
Mmmh.
Roooh, tu devrais voir ça comme gn’un hommage. Elle dit Marco, Hellboy répond Polo et, hop, y vient la sauver. Je trouve ça bien, moi. C’est plutôt positif comme message, gnon ? En plus, elle gn’est pas mal gaulée, hein…
Non ! Je gn’ai pas bu, pas du tout. Je t’écoute comme un copain.
Mmmh, mmmh.
Marco, on ne peut pas jeter un réalisateur de cinéma aux Enfers pour ça.
Non, Pacific Rim n’est pas une bonne raison non plus.
Mmmh.
Oh, tu peux toujours remplir un formulaire, mais, je serais étonné qu’on gn’y donne suite, hein.
Mmmh, mmmh, mmmh.
D’accord. Tiens-moi n’au courant, on verra bien.
Oui, toi aussi. Bisou, conclut-il en raccrochant.
Charles éprouva la plus grande confusion au sujet de cet appareil.
– Vous parlez à votre téléphone ? demanda-t-il.
– Non, je gn’ai pas parlé à mon téléphone ! T’es con ou quoi ? J’ai répondu à celui qui m’a téléphoné, c’est pas pareil.
– Ah parce qu’il existe aussi un verbe ?
– Attendez, je te montre, soupira Mazarin d’une odeur nauséabonde.
Il lui expliqua le principe du smartphone, autant que son état d’ébriété le lui permit. Il lui en fit une longue démonstration, passionné par le sujet et riant de sa forte haleine alcoolisée. Il se décrivit comme un guique, terme que Charles ne comprit pas. Quand il en vint aux jeux, il afficha avec fierté son classement à Clash of Hells Royal. Il ne put s’empêcher de jouer deux parties comme s’il était seul. Il fit semblant d’avoir gagné. Il répondit à trois « cui-cui » et se commenta :
– Et donc, là c’est gnun copain qui m’a appelé, Marco. Marco Polo, dit le cardinal en posant son téléphone sur son bureau, pour mieux prendre un verre d’Irish Coffee.
– Marco Polo est aux Enfers ?
– Oui, l’a fait une ou deux conneries en Chine. J’te dirais qui gn’en a pas fait ? Bon ! Où en étions-tu dans votre, euh… votre domination du monde de merde – là ?
– Au retour de Napoléon et comment il comprit, sur son chemin vers Paris, qu’il n’était pas destiné à appuyer un changement de pouvoir, mais à le prendre lui-même.
– Ah oui, le truc chiant. Genre tu l’as mis en place et tout, quoi. Vas-y envoie, poulette ! dit Mazarin en ouvrant avec gourmandise une boîte de mignonnettes contenant différentes eaux-de-vie.
– Arrivé à la capitale, Bonaparte se réconcilia avec l’opportuniste Talleyrand qui lui promit tout son soutien. Le 9 novembre 1799 eut lieu le coup d’État qui renversa le Directoire. Un mois plus tard, Sieyès négocia son départ forcé des affaires contre une belle compensation. À la fin de l’année, on promulgua le Consulat avec une constitution assurant des pouvoirs forts au Premier Consul.
Courant mai 1800, je rejoignis mon ami Savary à Pontarlier. Depuis l’Égypte, il était l’aide le camp de Bonaparte et son homme de confiance. Nous avions échangé de nombreux courriers et il m’avait donné rendez-vous dans le plus grand secret. Nous nous retrouvâmes une nuit dans la tente principale du cantonnement, celle de Napoléon. Je vous avoue ma forte impression en le rencontrant. D’un charisme exceptionnel, il allait droit à l’essentiel des choses. Il n’encombrait pas ses phrases de mots superflus ni ses actions d’étapes inutiles. Il répondait à la perfection à l’image que j’avais de lui. J’étais fier de l’avoir choisi pour mon grand projet.
Anne lui avait raconté toutes nos péripéties et m’avait présenté comme un atout majeur que le Consul souhaita jouer sans attendre. Dans sa confrontation à l’Autriche, vaincre en Italie était impératif. On me missionna d’approcher mes contacts ennemis dans le but de les intoxiquer quant aux mouvements et aux stratégies de la France. Cela nous prit quelques heures à peaufiner. Une fois cela fait, je leur dévoilai ma collaboration avec Fouché, sans en cacher le moindre détail. En conclusion, je leur fis part de ma méfiance vis-à-vis de lui, mais aussi de Talleyrand. J’énumérai la liste étayée de toutes les personnalités en lesquelles ne pas avoir confiance et cela mit en lumière la position fragile dans laquelle Bonaparte se trouvait.
Jusqu’au petit matin, nous élaborâmes la surveillance de Fouché et de quelques têtes dont nous partagions les noms. Bonaparte ne voulait pas que l’on touche à Talleyrand. Nous ciblions les principaux opposants et nous jurâmes tous trois d’œuvrer ensemble. Napoléon serait la figure de l’État, Savary celle de la sécurité et moi, dans l’ombre de l’ombre, celle du renseignement.
Incognito, je quittai le camp aux premières lueurs de l’aube et me rendis au-devant des troupes autrichiennes, droit vers leur état-major. Souvenez-vous qu’outre les Russes et les Prussiens, les Autrichiens m’avaient engagé. Mes missions pour ces pays et pour la France se croisaient, je jouais sur…
– Attendez, coupa Mazarin. En fait, j’en ai marre. Vous ne voulez pas raccourcir un peu ? demanda-t-il, un service à saké devant lui.
– Votre Éminence, c’est vous qui m’avez ordonné de retracer mon existence !
– Oui, oui, oui. D’accord, mais votre récit, pff, n’est qu’une succession de je, je, je… C’est lassant mon vieux. Racontez votre vie, d’accord, mais tout en abrégeant, s’iou plaît. Vous nous rendrez service à tous les deux, déglutit-il en même temps que des figues à la liqueur.
– J’ai aidé…
– Je, encore !
– La bataille de Marengo fut gagnée, en partie, grâce aux fausses informations que j’avais…
– Et je ! Mon petit bonhomme, qu’est-ce que tu ne comprenez pas dans ce que je vous ai dit ? J’en ai ras la calotte d’entendre vos je.
Charles chercha du regard ce qu’il pourrait envoyer au visage imbibé de Mazarin. Celui-ci était déjà passé à autre chose, concentré sur une cuiller, il versait de l’absinthe sur un sucre. Un bourdonnement strident retentit, La chevauchée des Walkyries diphonique. Le cardinal prit l’appel :
– Ah, pépère, tu m’sauves ! Ch’uis encore en entretien. J’en peux plus, j’te jure. Il cause, il cause, il cause, c’est un cauchemar. Dis, je me mets une de ces cuites, si tu savais, pff…, ajouta-t-il en pouffant, persuadé de parler à voix basse. Qu’est-ce qui t’amène, mon chéri ?
Il écouta son interlocuteur s’exprimer pendant plusieurs dizaines de secondes.
– QUOI ? hurla-t-il.
Ouais, ouais, ouais, ouais !
Attends, ça fait combien dgne temps qu’il nous le promet ?
Mmmgnh ? Oui, exactement ! Tout à fait !
Si gnon a un réfectoire, c’bien pour ça ! Je t’en flouterais, moi, des j’peux pas cuisiner un hachis parmentier.
Mais ouiii ! Une fois il gn’a pas d’oignons frais, une deuxième fois il gn’y a plus de Charolais et gnun la troinième, ce ne sont pas les bonnes pommes de terre !
J’vais te dire, Heinrich : il se fout de ta gueule ce bâtard de cuistot.
Mmmh.
Je te jure, Heignrich, sur la Cathédrale je vais te lui enfoncer ses patates dans le cul, moi. On verra s’il gne va pas nous l’faire ce hachis !
Je termine mon affaire et-et-et je te rejoins.
Ouais, bisou, conclut Mazarin en claquant son téléphone sur le bureau.
– Ah, mais quel connard, ç’ui-là ! dit-il furieux.
Charles sentit arriver l’issue de la conversation et attaqua :
– Hé Monseigneur, vous ne vous foutez pas un peu de moi depuis tout à l’heure ? demanda-t-il.
– Pardon ? s’étonna le cardinal outré qu’on s’adresse à lui de cette manière.
– Vous jouez avec votre téléphone qui cuicuite autant que vous picolez à n’en plus finir ! Vous me coupez la parole tout le temps alors qu’à votre requête, je m’évertue à vous exposer ma vie de A à Z ! J’arrive au moment de mon récit où je rencontre enfin Bonaparte ! Ça fait des années que je marne à le mettre au pouvoir et vous… vous, l’Éminence de la buvette, vous en avez assez ? Vas-y qu’il ne faut pas dire « je » quand on parle de soi et, paf, le téléphone vomit une musique infâme. Vous papotez avec je ne sais qui d’aller enfoncer des pommes de terre dans le derrière d’un cuisinier de cantine ! Mais on est où là ? ON EST OÙ ? cria-t-il avec l’intention de faire sortir le cardinal de ses gonds.
Les deux hommes se toisèrent. Mazarin oscilla de droite à gauche, rond comme une queue de pelle. Son regard traduisit autant son état d’ébriété qu’une tentative de trouver ses mots. Il claqua ses deux mains sur le bureau pour mieux prendre une position ascendante. Un relent d’alcool lui donna moins de contenance que ce qu’il espéra.
– Oh, oh, oh ! On va descendre d’un ton, ici ! C’est compris Monsieur le génie de la manipulation et de l’espionnage ?
Ça y était, il démarrait.
– Ah, on gne supporte pas d’être mort, n’est-ce pas ? Figni le contrôle sur sa petite vie ingnisifiante. Fignies les histoires qu’on raconte au café du coin pour se faire mousser devant les copains. Ah ça, j’avoue que la tienne gn’est pas mal ! Monsieur Charles n’est pas un modeste commerçant, gn’est pas non plus un discret contrebandier et encore moins gnun simple guide dans la forêt. Noon, penses-tu ! Ce gn’est pas suffisant pour Monsieur Charles ! Un jour, Monsieur Charles gnest touché par la grâce de Dieu et il a l’idée de changer la face du monde. Hop ! C’est lui qu’il va décider qui dirigera l’Europe ! Rien de moins !
Charles fit mine de perdre de sa superbe et s’avachit dans sa chaise de camping qui pencha à gauche.
– Tu m’prends pour un con, hein ? Gne dis pas le contraire ! Tu imagines que j’vais croire que tu as l’esprit le plus machiavélique que l’humanité ait connu ? Tu penses que tu vas m’escroquer, moi ? Non, mais, tu sais qui ch’uis ? Je suis le Cadirnal Zamarin, bordel de merde !
Il tapa du poing sur le bureau.
– Je vois clair dans ton jeu, p’tit gars. Ça fait des heures que je t’écoute. Tu cherches à te faire un nom parce que t’as les pétoches de l’Enfer ! On veut jouer les gros bras, les caïds ? Tu pensais quoi ? Que j’allais t’envoyer au Troisième Siècle, Cercle ? Peut-être même au Premier, c’est ça ? Mais ça ne se passe pas comme ça ici. C’est moi qui décide ! Tu iras au Neuvième et c’est tout ! claqua-t-il d’un coup de tampon sur son livre.
Charles était bouche bée. Ce con était tombé dans le panneau avec une facilité déconcertante. Par chance, sa passion de l’Histoire l’avait amené à connaître le complexe d’infériorité de Mazarin. Toute sa vie, le cardinal s’était battu pour sa légitimité et ne supportait pas d’intelligence supérieure à la sienne. Charles n’avait eu de cesse de lui montrer la sienne.
– Et puis, j’vais te dire un truc, continua celui-ci. Même si ton plan était vrai, il était nase ! Déjà, il est resté empereur, Napoléon ? Non ! Ce type est comme toi, un escroc ! Il se croit meilleur que les autres, mais il n’est pas capable de tenir sur la longueur. Voilà la vérité. Vous m’énervez tous là, avec votre Napoléon. Napoléon, Napoléon ! Vous en avez plein la bouche. Tu sais comment je l’appelle, ton Bonaparte ? Bonobo ! C’est comme ça que je l’appelle, ouais. Toujours prêt à te serrer la main, mais par derrière — il siffla — il t’encule ! Mais moi, on m’encule pas, moi.
– Monseigneur, je suis désolé si…
– Oh ta gueule ! coupa Mazarin qui s’enfila un Bacardi tout en actionnant la manivelle d’une curieuse machine qui était apparue sur le bureau.
Il arracha un coupon de papier qui en sortit, se leva en titubant et se dirigea en ligne courbe vers la porte qui était derrière lui. Sur un clavier mural, il tapota le code inscrit sur le billet. Une sonnerie stridente indiqua qu’il se trompait. Au bout de six reprises, il marmonna et se retourna vers Charles.
– Viens m’aider au lieu d’me regarder, putain ! beugla-t-il.
Charles quitta sa chaise de camping et rejoignit le cardinal qui n’avait plus aucune retenue.
– Tu gn’appuies sur les chiffres que j’te dicte. Un.
– 1, répéta Charles en enfonçant les touches correspondantes.
– Quatre-vingts, dix-gnhuit.
– 9, 8.
– MAIS NON ! 8, 0, 1, 8 ! hurla Mazarin en pressant l’étoile pour annuler. On r’commence.
Cette fois-ci fut la bonne et quand le dièse fut enclenché, la porte s’ouvrit. Elle livra passage sur un long chemin sylvestre.
– Où mène ce sentier ? demanda Charles inquiet.
Maintenant qu’il était face à cette forêt, il craignait d’avoir commis une erreur.
– Je te l’ai dit, Neuvième Cercle des Enfers, la punition pour trahison et fratricide. Pouf, tu ne souviendras pour l’éternité qu’on ne tue pas son frère.
– Cette entrée va se refermer derrière moi ? interrogea Schulmeister sans prêter attention aux derniers propose de l’ecclésiastique.
– Oui gnet personne ne pourra l’ouvrir. Même pas moi. Alors gne pense pas qu’tu t’échapperas d’ici, affirma-t-il en le saisissant par l’épaule.
Il le poussa sur le chemin et claqua la porte. Une succession de bruits de cliquetis, de gâche électrique, de vérins, de chaînes, d’engrenages et de chute de blocs de pierre résonnèrent.
– Allez, bon débarras ! cracha Mazarin.
Il plongea la main dans une de ses poches, en sortit un étui à cigarettes et s’en alluma une. Il en savoura la fumée tout en saisissant une bouteille de mezcal qu’il but jusqu’au ver. Il s’essuya la bouche du revers de sa manche, tout en glissant vers le sol.
Un « cui-cui » étouffé retentit de l’autre côté la porte.
– Ah l’enculé !
[1] Technique vocale de chant originaire d’Asie.
Quel étrange chapitre, dans lequel se mêlent monologue, retournements, humour, longueurs étudiées, rebondissement final, ... j'avoue que tu m'as bluffé. Je ne suis pas fan du personnage de Charles, comme je te l'avais dis dans un autre commentaire, mais ça y est, il vient de piquer ma curiosité.
(J'espère quand même que tu n'as pas pris les hommes mentionnés dans son "CV" parce que pour suivre ça risque d'être extrêmement compliqué pour moi.)
En tout cas chouette chouette, ça se clarifie et ça pue le coup foireux héhé
Hate de lire la suite !
Merci, merci, merci !
Le personnage de Charles est compliqué à faire entrer dans l'histoire et je crains qu'on ne le (me) lâche en cours de route.
Tu penses bien que te lire me rassure un peu.
Non, sois tranquille, je ne fais pas intervenir tous les personnages que Charles a croisés.
Pour l'histoire derrière l'histoire, la réaction de Mazarin m'est venue quand j'en ai eu assez de réécrire toute sa vie et j'en ai effacé beaucoup. Les parties qui lui sont consacrées m'ont demandé plus de travail que les autres dont le genre m'est plus naturel.
J'ai démarré à la 3e personne, j'ai recommencé à la 1ere, j'ai ajouté l'idée de l'entretien avec Mazarin qui apparaissait dans un autre chapitre. Bref, rien ne fonctionnait jusqu'à ce que je développe le cardinal. D'autres idées ont émergé ensuite, dont celle du téléphone portable que j'aime bien.
Pour le moment, Charles n'est pas drôle, mais va savoir ce qu'il lui arrivera de l'autre côté de cette porte... mais alors, après, pfiouuu ! Il va prendre toute sa dimension ;)
Dimanche prochain, c'est le retour d'Emrys et la mise en place de quelques éléments...
Vivement dimanche!