Darion
Trois jours que Père a été assassiné.
Trois nuits que je ne dors plus.
Deux jours que nous attendons que l’autre crache le morceau.
J’ai laissé Santon superviser les séances de question. Je n’ai pas le temps d’être patient, pas quand notre famille vient d’être ébranlée à ce point.
Je passe le plus gros de mes journées avec Odrien, que je mets au fait des affaires du pays. Proclamé nouveau Régent en attente de son officialisation par le Roi Fernan, mon frère débarque. Heureusement, le reste de la cour n’est pas témoin de ses accès de panique, de ses yeux bleus hésitants qui n’hésitent pas à me fuir dès que la situation le dépasse. C’est-à-dire souvent.
Il ne sait rien des affaires du pays. Il ne s’y est jamais intéressé. Père a eu beau vouloir le former depuis des années, son fils aîné manquait souvent à l’appel aux audiences.
Jusqu’à ce que la régence de la Dennes Occidentale lui tombe dessus, il se satisfaisait à l’idée que ce rôle soit aussi hypothétique que lointain.
Mais il y a trois jours, nous avons tous été pris de court.
Il faut apprendre à vivre avec le départ de Père, démasquer et punir le responsable de son assassinat et prévoir la passation des affaires du pays. Pour cette dernière tâche, Odrien compte beaucoup sur moi. Si j’avais accédé à sa requête, je l’accompagnerais même aux audiences du matin où il rencontre le peuple dans la Salle des Petits Pas.
Je n’ai pas le temps pour ça.
Et même si l’idée de laisser une figure d’autorité aussi désœuvrée que la sienne en présence d’autres personnes ne me ravit pas, je dois concentrer mes efforts.
Avant-hier, nous avons arrêté l’ensemble du personnel ayant été impliqué de près ou de loin dans la préparation du dernier goûter de Père. Santon a été aussi efficace qu’à l’accoutumé. Au tomber de la nuit, il a identifié le plus suspect d’entre eux : le commis qui assiste le responsable des entremets.
L’homme a bientôt trente printemps. Il travaille pour les cuisines du Palais Royal depuis cinq ans et a rejoint l’équipe dédiée à la préparation des goûters du Petit Salon l’année dernière. Sa première journée de détention, il l’a passée à nous répéter cela, mais Santon a flairé quelque chose qu’il lui est impossible de laisser passer : la peur.
Un homme qui n’a rien à cacher ne se laisse pas envahir par la panique comme celui-ci.
Pourtant, il est coriace. Depuis ce matin, Santon passe le plus clair de son temps à le cuisiner. Et jusqu’à la fin d’après-midi, à chaque fois que mon homme de main est venu au rapport, il n’avait pas réussi à venir à bout du silence de notre suspect.
Il faut croire que deux journées de privation et d’amputation de ses doigts de pieds ont dû mettre à bas sa résolution à ne rien nous dire, car quand Santon s’est mis à menacer de s’en prendre à sa famille, l’homme a fondu en larmes en suppliant qu’il pouvait tout expliquer.
— Il a reconnu avoir contaminé les petits gâteaux du Régent, Messire, me restitue Santon dans mon cabinet.
Je hoche la tête. De toute évidence, nous avons eu raison : ce commis nous cachait bien quelque chose. La question, c’est de savoir s’il pourra répondre à toutes nos interrogations : comment, mais surtout, pourquoi. Santon continue :
— Il a utilisé des vibrisses de tigre, Messire.
— Des vibrisses ? je reprends en fronçant les sourcils.
— Leurs moustaches. Elles sont suffisamment fines pour passer inaperçues une fois découpées, et assez tranchantes pour performer les intestins.
Mon estomac se resserre. Ma respiration se coupe et je dois cligner des yeux pour mieux me ressaisir.
Est-ce donc ainsi qu’il a tué Père ?
L’image de son visage violacé me hante à nouveau. Sa posture suggérait la souffrance, et nous mettons enfin un doigt dessus. Il n’a pas été empoisonné. On lui a perforé les intestins.
Quelle mort ignoble.
J’avale ma salive avant de lui demander :
— A-t-il donné son commanditaire ?
Pour l’instant, personne n’a revendiqué l’assassinat. Et même si je n’exclus pas qu’il puisse s’agir d’un coup des indépendantistes, je m’étonne qu’ils n’aient fait aucune déclaration à ce sujet.
— Il jure ne pas avoir été conscient quand il a mélangé les vibrisses à la pâte.
Mon poing frappe sur mon bureau d’un coup sec.
Encore cette même histoire…
— Rien d’autre ?
— Il a mentionné une femme. Comme pour les autres, Messire : dès son contact, il n’aurait plus eu possession de son corps.
— A-t-il pu la décrire ?
Santon répond par la négative. Comme pour les autres témoignages, la personne est encapuchonnée et a une voix féminine. Douce. Et c’est à peu près tout ce que nous savons.
Je me mords les lèvres pour mieux me retenir d’exploser. L’intérieur de mon corps bout de rage. Cette sensation me ronge à petits pas : nous mettons la main sur un responsable, mais le reste de la compréhension de l’affaire nous échappe.
Ces histoires ont toutes deux dénominateurs communs : des responsables non conscients et une femme.
Qui est cette femme ?
Maeve surgit dans mes pensées. Les crimes de lèse-majesté ont commencé avant son arrivée sur notre territoire, et pourtant, je ne parviens pas à l’éliminer totalement de la liste des suspects… Après tout, elle était aux abonnés absents l’après-midi de l’assassinat. Malgré son histoire de fuite, de nombreux doutes subsistent : pourquoi est-elle partie ? Était-elle vraiment où elle le prétend ? Personne n’a pu témoigner de son alibi. Elle dit être sortie de la Cité Royale et avoir échangé avec une poissonnière, mais sans indication de la rue dans laquelle elle se trouvait ni description de la marchande, trouver cette témoin est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Impossible.
La seule chose qui me conforte dans le fait qu’elle soit sincère, c’est le ridicule de son histoire. Si elle mentait, j’ose espérer qu’elle aurait mieux préparé son alibi. Mais je ne la connais pas, pas plus que je ne dois suivre mes arrière-pensées.
Pour l’instant, elle est encore suspecte. Cela fait trois jours qu’elle n’a pas quitté ses appartements, à présent placés sous surveillance rapprochée. Je ne l’ai revue qu’une fois, le jour où Odrien a tenu à la confronter en personne.
Comme quoi, quand il veut, il sait prendre les affaires du pays à cœur.
Il avait surtout besoin d’exprimer sa colère. Il n’y avait qu’à voir Maeve bégayer en racontant son histoire de marché au poisson pour se rendre compte que l’entrevue ne nous mènerait à aucune nouvelle piste. J’ai suggéré de nous mettre en quête de cette poissonnière, jusqu’à ce que Maeve ne soit pas capable de me la décrire autrement que par sa voix perçante.
Quand nous avons refermé la porte de son pavillon, Odrien n’a pas lâché un mot, mais j’entendais ses dents grincer.
— Mes hommes continuent leur enquête, lui ai-je soufflé en posant une main sur son épaule.
— Ils ont intérêt. Si c’est un coup du Norlande…
Ses mots se sont étouffés.
Les traits de mon frère se sont crispés.
— Nous n’en savons rien pour l’instant, ai-je commenté.
Odrien a du mal à accepter que nous n’ayons pas de réponse claire à la question du coupable. Il a soif de justice, mais surtout, il a peur. Il a peur d’être Régent quand le meurtrier du précédent rôde encore peut-être dans la Cité Royale. Il a peur d’accepter ce qu’on attend de lui quand lui-même n’a aucune envie d’être là. Il en veut au responsable d’avoir précipité son destin, tout autant que de nous avoir privé de notre père.
Et il ne comprend pas que sa fiancée ne soit pas soumise à la question, comme les autres suspects.
Je lui ai pourtant répété plusieurs fois l’évidence. Si ce n’est pas elle, alors nous aurons son pays sur le dos, et nous voulons tout sauf une nation qui baigne dans le sang et les armes contre nous.
Sauf s’ils sont effectivement responsables de l’assassinat.
Pourtant, je ne parviens pas à me convaincre de leur implication. Pourquoi Perrhé Bressild aurait-il envoyé sa propre petite fille et promis un mariage si son unique but était de nous frapper d’un coup mortel ?
Cela ne lui ressemblerait pas. J’ai beau ne jamais l’avoir rencontré, les histoires que l’on entend à son sujet suggère un homme plus frontal, plus droit. L’opposé d’un homme qui fomenterait ses coups dans l’ombre et tuerait d’un coup d’épée dans le dos.
Quelque chose m’échappe encore.
À commencer par cette histoire de corps qui ne répondent plus à leur propriétaire. Si je n’ai pas pris ces témoignages au sérieux lors des premières occurrences, leur répétition me laisse perplexe. Qu’il s’agisse de la poupée à l’effigie du Roi Fernan brûlée sur la Place Royale comme de la mort de mon père, les deux responsables n’ont aucun lien en commun. Aucune appartenance affichée à un mouvement, si ce n’est leurs actes.
Quelles sont les chances qu’ils établissent des récits communs sans même se connaître ?
L’hypothèse n’est pas à exclure, mais je ne peux pas me baser dessus.
D’autres choses expliquent peut-être leur version rocambolesque.
D’autres raisons que j’avais jusqu’alors écartées.
Mais aujourd’hui, il n’est plus temps de mettre des pistes de côté pour invraisemblance.
Alors, dès que Santon quitte mon cabinet, je pars me rendre aux cachots, qui croupissent dans les remparts de la Cité Royale qui donnent sur le lac.
Les couloirs sont lugubres, sombres, et il y règne une atmosphère étouffante. Une odeur rance pique mes narines. Certains croupissent ici depuis si longtemps qu’ils sont peut-être morts sans que nous enlevions les corps.
Ça fait peur aux autres.
Mais, dans l’immédiat, ça m’insupporte. J’espère surtout que l’homme que je cherche n’est pas déjà en état de décomposition.
Je demande aux gardes de m’emmener au prisonnier Darrell pour que je puisse l’interroger.
Je n’ai jamais eu affaire à cet homme. Il a été emprisonné il y a cinq ans, et n’est pas censé sortir vivant.
Quand les gardes font grincer les goulots de la porte, je découvre un homme maigre assis dans un coin de la pièce. Ses cheveux gris longs et gras lui tombent sur le visage, et ses yeux bleus paraissent éteints et vides.
En haut du mur, une petite fenêtre laisse entrer un fin filet de lumière qui révèle la poussière dansante. L’humidité s’empare de mes poumons et j’ai, l’espace d’un instant, de la peine pour les conditions de vie de cet homme.
Il n’a même pas de foin pour dormir.
Mais je ne suis pas là pour être sentimental.
— Le Grand Ministre est là pour te causer, Darrell. Montre-lui un peu plus de respect.
Mais l’homme ne bouge pas. Il est déjà brisé.
Le garde pénètre dans la cellule et lui flanque un coup de pied dans les reins.
— J’ai dit, bouge-toi ! beugle-t-il.
Le prisonnier reste recroquevillé, la main sur l’aine, tandis qu’il se mord la lèvre pour se retenir d’hurler de douleur. Le garde arme son pied de nouveau quand je l’interromps d’un geste.
— Laissez-nous seul.
— Bien, Votre Excellence.
J’attends que la porte se referme pour m’asseoir au niveau de cet homme, qui se relève laborieusement pour s’adosser de nouveau contre le mur. Il fuit mon regard. J’attends un long moment avant de parler enfin :
— On me dit que vous êtes expert en… Certains sujets.
L’homme relève la tête, le visage rongé par l’incompréhension.
— Je ne sais rien.
— Si c’était le cas, vous ne seriez pas ici aujourd’hui.
L’homme demeure silencieux tandis qu’il m’observe. Son visage est ridé, rongé par la fatigue et l’épouvante. Il n’a pas vu le jour depuis si longtemps que sa peau a des reflets bleuets.
— Que pouvez-vous me dire sur la magie oubliée ? je reprends.
Cette fois, ses yeux bleus se rivent dans les miens et la commissure de ses lèvres s’allonge. Il se met à rire, mais c’est un bruit étouffant, criard et grinçant qui s’échappe de ses poumons.
Cet homme est fou.
Comme il ne dit toujours rien, je m’impatiente :
— J’ai dit…
— Je sais très bien ce que vous avez dit, me coupe-t-il.
— J’ai besoin que vous me parliez de votre… Savoir.
J’ai du mal à utiliser les mots. Magie oubliée… Ou magie perdue, selon les sources.
Un tas de sornettes qui passionne quelques illuminés.
Un savoir dont l’existence même est tenue secrète, et qui vaut à chacun de ses connaisseurs un aller simple pour la prison à vie. Dans le meilleur des cas.
— Je croyais que j’étais emprisonné parce qu’il ne fallait pas s’y intéresser, grimace Darrell.
— Je ne suis pas là pour parler du bien fondé de votre peine.
— Et moi, je ne tiens pas à vivre plus misérablement encore que je ne vis déjà.
Cet homme va me donner du fil à retordre.
Pourtant, je ne suis pas ici pour négocier.
— Voyez cela comme un ordre.
— Voyez-vous, s’il y a bien une chose que toutes ces années ici m’ont appris, c’est que tout ce que j’ai pu vouloir savoir, avant, ça n’en valait pas la peine.
— La Couronne exige votre coopération dans une affaire de la plus haute importance.
— Vos hommes ont passé des journées à me torturer pour me faire renier tout ce que je pensais. Je ne sais pas depuis combien d’années je croupis ici, à les entendre se moquer de moi. Le fou. L’illuminé. Je ne vois pas ce que la Couronne peut bien attendre d’un homme comme moi.
— Je vous l’ai dit, je recherche des informations.
— Donc vous y croyez ?
— Je n’ai pas dit ça.
Je ne crois pas à la magie. Aux dernières nouvelles, la magie n’existe pas. Elle n’a jamais existé, à part dans l’imaginaire de certains esprits très créatifs.
Pourtant, les affaires récentes m’obligent à reconsidérer cette piste. Insensée, certes, mais piste malgré tout. Les témoignages des responsables des crises de lèse-majesté sont trop tirés par les cheveux pour exclure d’office les pistes les plus illuminées. Alors, en l’absence de toute explication rationnelle, je ne peux écarter les plus invraisemblables. Celles qui impliqueraient que la magie existe, et qu’elle serait à l’œuvre ici.
— Si je vous dis que des gens ont été contraints de faire des choses sans avoir conscience de leur corps, est-ce que cela pourrait être… De la magie oubliée ?
Le prisonnier rit de plus belles.
— Vous êtes vraiment marrant, vous.
Je me renfrogne.
Garde patience, cet homme est fou.
— Vous y croyez donc vraiment, reprend-il.
— J’essaie de comprendre, hésité-je.
— Le truc avec la magie oubliée, c’est qu’on en a perdu le savoir, Monsieur le Ministre.
Cet homme enfonce une porte ouverte. Je décide toutefois de me taire pour mieux le laisser parler.
— Il n’y a pas de magie oubliée, continue-t-il. Il y a des magies que l’Histoire a oubliées.
Je relève la tête, et l’intime d’un mouvement de menton de ne pas s’arrêter.
— Alors oui, elles seraient toutes différentes, et dans tous les cas, il est impossible de toutes les connaître. Les vôtres ont pris trop de soin à en effacer toutes les traces.
Typique des illuminés de magie oubliée. Ils accusent toujours le système d’avoir voulu étouffer toutes les preuves. Selon eux, si elle est improuvable, c’est avant tout car nous ne les laissons pas l’opportunité d’en faire la démonstration.
— Quant à celle dont vous me parlez…
Le prisonnier s’interrompt et laisse son regard se perdre au plafond. Je le laisse raviver sa mémoire, mais il prend trop de temps.
— Eh bien ? le pressé-je.
— Peut-être, oui, peut-être qu’il en existe une de cette forme.
— C’est possible ou c’est une certitude ? m’impatienté-je.
— C’est possible, oui, mais surtout, je crois bien… Enfin, ça me parle. J’ai fait mes recherches, compilé mes observations au cours de mes voyages dans différents pays, après avoir parlé à plusieurs pointures en la matière.
— Que pouvez-vous m’en dire exactement ?
— Il s’agit surtout de mes notes.
Du concret, enfin.
— Où puis-je les consulter ?
— Oh mais vous ne pouvez pas ! lâche l’homme avant d’exploser de rire une nouvelle fois, ce qui me crispe de plus en plus. Vous ne pourrez pas les lire, car vous les avez toutes brûlées ! pouffe-t-il une nouvelle fois.
Cet homme se fout de moi.
Et même si je devrais m’en offusquer, je ne m’en sens pas moins bête. Comme tous les gouvernements avant moi, j’ai fait appliquer à la lettre le décret royal d’interdiction de diffuser des propos créant le doute sur l’existence d’une potentielle magie oubliée. J’ai ratifié tous les actes d’emprisonnement de ceux qui, de près ou de loin, ont eu quelque chose à voir avec ce savoir perdu. Et jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais porté le moindre crédit à toutes ces théories.
Et me voilà pourtant, à patienter que ce fou daigne me lâcher quelques phrases pour nourrir ma connaissance sur le sujet. Une curiosité qui, si elle parvenait aux mauvaises oreilles, mettrait à mal ma réputation.
Mais je n’ai pas le choix. Je dois comprendre ce qu’il se passe, même si cela implique de remettre en cause mes paradigmes.
— Vous ne vous rappelez de rien de vos recherches ?
— Est-ce que je m’en rappelle ? Ou est-ce que je veux m’en rappeler ?
— Si vous m’aidez à y voir plus clair, je verrai ce que je peux faire pour votre… Situation.
— Ne me faites pas l’affront de me faire espérer à une situation meilleure. J’ai compris depuis bien longtemps que je ne connaîtrais que l’enfer. C’est le prix à payer quand on est trop curieux.
— Pour quelqu’un qui a tout risqué et tout perdu pour sa passion, je pensais que des exemples concrets auraient pu réveiller votre intérêt.
— Mon intérêt est mort depuis bien longtemps, et moi avec. C’est votre intérêt à vous qui vous intéresse. Et si je puis vous donner ce conseil : tout Grand Ministre que vous êtes, vous n’êtes pas au-dessus des lois. Vous ne devriez pas être curieux.
— Le Régent de la Dennes Occidentale a été assassiné, et j’ai besoin de comprendre.
— Le Régent vous dites ?
Sa bouche s’ouvre à mesure que ses yeux s’écarquillent. Quoi qu’il se passe dans la tête de cet homme, cela me dépasse totalement.
— Je me dois d’élargir mes horizons. Sinon, je ne mettrai jamais la main sur les assassins de mon père.
Je ne tiens pas à m’épancher devant cet homme, mais la corde humaine est peut-être la dernière qu’il reste encore à mon arc.
— Dans plusieurs affaires, y compris dans celle-ci, les coupables jurent sous la torture ne pas avoir été en possession de leur corps au moment des actes. Ils parlent tous d’une femme, et puis après, ils ne contrôlaient plus rien…
Le prisonnier marmonne des phrases inaudibles. J’ai beau tendre l’oreille, je n’en comprends pas le traitre mot. Je lui demande de répéter, mais il continue de marmonner entre ses lèvres.
Soudain, il se lève et effectue quelques pas dans la cellule. Ses yeux alertes révèlent la machinerie cérébrale qui s’est enfin mise en branle. Je lui laisse tout le temps de démêler ses esprits lorsqu’il me dit alors :
— Il existe bien quelque chose, oui. Une magie vibratoire, qui permet de contrôler ses victimes. On l’appelle…
Darrell s’interrompt et lève les yeux au plafond. Visiblement, lui-même ne sait plus comment elle s’appelle. J’expire, commençant à perdre patience, quand il reprend :
— La soufflerie.
La soufflerie ?
Je n’ai jamais entendu ce nom nulle part.
Pas étonnant, pour quelque chose que l’on a effacé du moindre écrit, de chaque mémoire et dont on a interdit de parler.
Je me demande alors si, sans le décret d’interdiction, j’aurais avancé plus tôt dans mon enquête, avant de me ressaisir : si de telles choses existent, alors, il vaut mieux qu’elles restent où elles sont. Perdues. Oubliées. Sinon, il serait impossible de garder le contrôle sur les choses.
— Comment fait-on pour savoir si ce qu’il se passe est le fait de cette soufflerie ?
Darrell rit de nouveau, cette fois à gorge déployée. S’il continue comme ça, à la fin de notre entrevue, ses poumons exploseront.
— Oh mais on ne le peut pas ! Les souffleurs sont plutôt du genre discret, si vous voyez ce que je veux dire. Sauf si vous avez l’oreille fine, bien entendu.
Ce fou me parle comme si tout cela était évident alors qu’à chaque phrase, il me sort de nouveaux mots que je ne connais pas.
— Et comment fait-on pour l’avoir, cette oreille fine ? grincé-je tandis que je commence à perdre patience.
— L’oreille fine, on l’a ou on ne l’a pas. Mais ça reste une chose bien rare. Moi-même, je n’en ai jamais rencontré…
Je souffle, soulagé d’avoir enfin pu extirper quelque chose de cet homme. C’est à la fois rien et beaucoup. Si la magie oubliée existe, alors une de ses formes pourrait enfin fournir une explication valable à nos affaires non élucidées. Si elle n’existe pas… Je repars au point de départ.
Aussi invraisemblable que toute cette histoire soit, elle a le mérite d’être ma seule piste valable. Même si, une fois encore, elle me mène à une impasse.
L’oreille fine…
— Comment pourrai-je savoir si quelqu’un en a une ?
— Vous ne le pourrez pas. Et puis après tout, tout cela, ça n’existe pas.
Il se met à rire de plus belles mais c’est la fois de trop. Je n’obtiendrai rien de plus de cet homme pour l’instant, mais j’ai pu découvrir ce que j’étais venu chercher.
Une piste.
En tout cas, l'histoire a bien décollé ! C'est très chouette à suivre ;)