L’eau gouttait sur le casque d’Aldric et s’accrochait à ses cils pour ensuite lui tomber dans les yeux. Son surcot bleu était trempé depuis longtemps et pesait lourd sur ses épaules alors qu’il se tenait immobile aux côtés des membres de son escouade. L’heure n’était pas encore venue pour eux de rentrer dans la bataille, mais plus en avant, les rangs de l’infanterie royale se clairsemaient et ils n’allaient pas tarder à devoir eux aussi avancer. Aldric n’avait pas reparlé au capitaine Hermond depuis la discussion si directe qu’ils avaient eue à bord du Vif-Argent, mais la conversation avait dû marquer l’officier, qui avait gardé Aldric près de lui dans les rangs.
Le voyage jusqu’aux champs du Rònan avait été long et ennuyeux. Le paysage des steppes nomades était si monotone que la curiosité qu’il aurait pu éprouver à l’idée de découvrir un nouveau territoire avait été étouffée très tôt. Le mal du pays lui rongeait le cœur et il pensait sans cesse à sa sœur et à ses parents, qu’il avait hâte de retrouver.
Lorsque la bataille avait commencé, il avait secrètement espéré ne pas avoir à combattre. La force combinée des cavaleries nomades et royales avait facilement repoussé l’avancée des troupes impériales et écrasé sans pitié leurs premières lignes. Lorsque les griffons s’étaient élancés au-dessus de sa tête, Aldric avait éprouvé un élan de fierté envers son pays. Mais la riposte des archers et des élémanciens ennemis avait fait des ravages.
Maintenant que les deux partis envoyaient leur infanterie, Aldric savait qu’il allait devoir se forcer à se jeter dans le chaos de la bataille. Son cœur battait plus vite à chaque nouvelle grappe d’hommes envoyée en avant. L’escouade juste devant la sienne s’élança en hurlant et il n’y eut plus qu’une centaine de mètres vides entre Aldric et les combats. Il eut un mouvement de recul, mais Hermond posa une main ferme sur son épaule.
— Ce n’est pas le moment d’hésiter, lui dit-il assez bas pour qu’il soit le seul à l’entendre.
Le bruit des combats lui parvenait déjà aux oreilles, mais maintenant que la vue s’était dégagée, il prenait pleinement conscience de l’horreur de ce qui se déroulait devant lui. L’odeur de sang et de sueur qui imprégnait l’air était rehaussée par la pluie. L’orage grondait toujours autour de lui, mais il n’arrivait pas à déterminer s’il était d’origine arcaniste ou non. Les frappes des élémanciens impériaux avaient fait des dégâts considérables : les champs du Rònan brûlaient par endroits et Aldric y reconnut sans peine les silhouettes arrondies de cadavres de griffons. C’était dans leur direction qu’il allait devoir courir.
À sa gauche, Adèle Clairevue, une fille de son âge, remua en plissant les yeux.
— C’est pas très beau à voir, grommela-t-elle.
Ses cheveux blonds dépassaient de son casque, plaqués contre son cou par la pluie. Elle s’appuyait sur sa lance, mais Aldric savait qu’elle était bien plus habile avec les deux hachettes qui pendaient à sa ceinture. Hermond eut un regard pour eux – les deux benjamins de l’escouade.
— Restez toujours en vue de vos alliés, leur recommanda-t-il. Ne vous éloignez pas et ne tentez aucune action démesurée en solitaire. C’est clair ?
— Oui, capitaine, répondirent-ils.
Le ton neutre qu’ils avaient mis dans la formulation habituelle tranchait avec la peur qu’éprouvait Aldric en cet instant.
— Que le Poète gonfle nos cœurs ! cria Hermond pour être entendu de tous. Que le Soldat guide nos bras ! Que le Roi veille sur nous !
— Valeureux nous serons ! répondit l’escouade.
Comme s’il avait attendu cet instant, un drapeau s’agita sur leur droite. Hermond pointa sa lance en avant et toute l’escouade l’imita en s’élançant dans la bataille.
Ils coururent côte à côte sur les cent mètres qui les séparaient des combats et Aldric sentit son cœur remonter dans sa gorge, frappé par l’absurdité de leur acte. Ils allaient vers leur mort en courant.
Mais quand ils atteignirent les premiers cadavres, il ne se passa rien. Ils avancèrent pendant plusieurs minutes interminables sans rencontrer aucune résistance. Un Nomade hurlant, les vêtements en feu, longea leur flanc et se perdit derrière eux. Ils se déployèrent, s’écartant les uns des autres. Aldric se sentait trembler alors que Hermond et Adèle s’éloignaient de lui.
Ils entrèrent véritablement dans la bataille lorsqu’un soldat impérial les aperçut. Son visage sale, dégoulinant de pluie et de boue, se tordit en une expression qu’Aldric ne parvint pas à déchiffrer. Il poussa un cri inarticulé et s’élança vers eux en courant, suivi par d’autres de ses camarades que son appel avait attirés.
Aldric donna un premier revers de lance pour repousser un homme mais ne s’arrêta pas pour vérifier s’il était bel et bien mort.
— Laisse jamais un ennemi vivant dans ton dos ! le sermonna un membre de son escouade.
Aldric serra les dents. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, leurs ennemis se firent moins rares et ils durent resserrer les rangs. Ils versèrent du sang et finirent par abandonner leurs lances pour dégainer des armes plus courtes. Du coin de l’œil, Aldric distinguait Adèle, une hachette dans chaque main.
Ils frappèrent, éventrèrent, démembrèrent, présentant un front uni contre les adversaires vêtus de rouge qui se présentaient à eux. Les chocs étaient violents mais les duels ne duraient jamais bien longtemps. Les soldats royaux veillaient à couvrir le dos de leurs camarades, que les soldats impériaux n’hésitaient pas à viser si d’aventure ils en avaient la possibilité. Aldric trouvait l’action particulièrement vile mais dut réviser son opinion lorsque, pour sauver l’un des leurs, Hermond attaqua un soldat impérial par-derrière.
La silhouette d’une grande wyverne atterrit devant eux en poussant un cri de défi. À travers le rideau de pluie qui grondait toujours, Aldric voyait à peine son cavalier. Une lance fusa dans leur direction et se ficha dans la poitrine du soldat qui avait sermonné Aldric. Adèle réagit au quart de tour : une de ses hachettes atteignit le cavalier à la tête. Il s’effondra. Loin de faire fuir la wyverne, la perte la remplit de colère et elle se dressa sur ses pattes, les ailes grandes ouvertes, la gueule béante. Plusieurs soldats royaux envoyèrent leurs lances, Aldric avec eux ; la bête fut touchée aux ailes et au torse, mais ça ne suffit pas à l’abattre. Aldric y vit tout de même une ouverture. Il dégaina son épée et avec un cri de rage pour le compagnon d’armes tombé, il se jeta vers la wyverne. Deux autres soldats le suivirent dans son mouvement et à eux trois, ils tailladèrent la bête pour ne laisser qu’un tas d’écailles affaissé et strié de rouge.
— Valeureux nous serons ! hurla quelqu’un.
Le cri fut repris sur le champ de bataille. Galvanisé, Aldric se surprit à penser qu’il allait survivre. Qu’il allait rentrer chez lui et revoir sa sœur et ses parents.
L’ombre qui le recouvrit fit mourir son espoir.
Tout le champ de bataille se figea. Couvert du sang de ses adversaires, boueux d’avoir piétiné l’herbe des champs du Rònan, Aldric leva le nez vers le ciel. Au-dessus d’eux planait un immense dragon.
Il décrivait des cercles souples, presque paresseux, fouillant le champ de bataille de ses petits yeux jaunes et mauvais, comme s’il cherchait quelque chose. Le hurlement qu’il poussa déchira l’atmosphère suspendue qui planait sur les combats et donna à Aldric une furieuse envie de se mettre à couvert coûte que coûte. Mais il ne parvenait pas à détacher son regard de l’immense créature, majestueuse dans les brumes de l’orage.
— Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Adèle d’une voix tremblante.
Elle se tenait à quelques pas d’Aldric. Elle avait perdu ses hachettes et sa lance et s’était rabattue sur son épée, qu’elle tenait dans une main poisseuse et rouge. Elle était couverte de sang, mais Aldric ne sut dire si elle était blessée.
— Pourquoi est-ce qu’il ne crache pas du feu ?
Non loin d’eux, Hermond fronça les sourcils.
— Tous les dragons ne crachent pas du feu, dit-il.
Aldric écarquilla les yeux, peu sûr de comprendre ce que cela pouvait signifier. Le dragon s’éleva de plusieurs mètres grâce à d’énergiques battements d’ailes, comme s’il cherchait à s’enfuir.
— Il s’en va ? fit Adèle.
Mais il ne s’en allait pas : il prenait son élan. Il replia les ailes et se laissa tomber comme une pierre vers le sol.
— Mais il est fou ! s’exclama Adèle.
Une rumeur se propagea sur le champ de bataille et ce n’est qu’en rencontrant le regard terrifié de Hermond qu’Aldric comprit qu’il s’agissait de cris de peur.
— Courez !
Sans attendre son escouade, le capitaine prit ses jambes à son cou. Impressionné sans toutefois savoir ce qu’il faisait, Aldric le suivit. Il enjamba des corps, trébucha contre des armes abandonnées, glissa sur des entrailles. Il fuyait, – il ne savait pas quoi – poussé par la pure terreur qu’il avait lue dans le regard de Hermond. Lorsque le dragon toucha enfin terre, ce fut le chaos.
Aldric fut soulevé de terre et projeté en avant. Il décrivit dans les airs un arc de cercle presque parfait, qu’on aurait pu qualifier d’artistique dans d’autres circonstances. Devant lui, la silhouette de Hermond suivit une trajectoire similaire à la sienne mais fut fauchée en vol par un chevalier-wyverne qui passait par là. Un cri mourut dans la gorge d’Aldric, qui désormais voyait le sol se rapprocher de lui. Une vive douleur explosa dans tout son corps et il perdit connaissance.
Lorsqu’il se réveilla, il était allongé sur le dos, la tête tournée vers les nuages qui déversaient dans ses yeux des torrents de larmes. De pluie. Tout son corps le faisait souffrir. Il tenta de se redresser mais une onde de douleur se propagea depuis sa jambe et l’arrêta. Plus prudemment, il redressa la tête. Sa jambe était tordue selon un angle contre-nature, il vit un bout d’os blancs et beaucoup de sang. Pris de nausée, il détourna la tête pour vomir. Une vive douleur à la poitrine lui fit comprendre qu’il avait probablement des côtes cassées.
Il reposa sa tête sur le sol en cherchant son souffle. À travers la pluie, il distinguait encore les jets de foudre des aéromanciens, quelques volées de flèches éparses, mais surtout d’énormes blocs de roche noirs qui allaient heurter le sol en faisant tout trembler autour d’eux. Ils étaient trop gros pour avoir été envoyés par des trébuchets et Aldric ne comprit pas leur origine.
Le sol se mit à vibrer à côté de lui et il entendit un cri. Tournant la tête, il se retrouva nez à nez avec le visage d’Adèle. Du sang coulait sur le côté de sa joue et elle rampait vers lui en agrippant d’une main ce qui restait de l’herbe des champs pour se tirer en avant. Son autre main était crispée sur son côté dans une vaine tentative d’arrêter une hémorragie impressionnante. Les traits déformés par la douleur et par la peur, elle fuyait quelque chose.
Aldric ne comprenait plus rien à ce qu’il se passait. Mais son entraînement prit le dessus : les soldats royaux ne se tournaient jamais le dos. De plus, Adèle était la seule chose, qui, en cet instant délirant, avait un tant soit peu de sens. Alors Aldric se retourna comme il put et, sans chercher à étouffer ses hurlements de douleur, il rampa vers elle.
Mais il ne dut pas être assez rapide car elle disparut brutalement, engloutie par le sol derrière elle. Muet de stupeur, Aldric regarda l’immense doline qui avait pris forme sur les champs du Rònan et progressait vers lui. Il allait tomber lui aussi, c’était trop tard, il n’avait pas le temps de se retourner pour fuir. Si Adèle avait échoué, comment pourrait-il y arriver ? Elle avait toujours été meilleure que lui en tout.
La doline se stabilisa à quelques centimètres de son visage. Le souffle coupé par la douleur, Aldric ne pouvait que regarder les corps qui s’entassaient au fond. La doline n’avait épargné ni les Nomades et leurs alliés, ni l’armée impériale. Quelques gémissements s’élevaient encore de la masse bleue et rouge, à peine mouvante, qui tapissait le fond du trou. Aldric vit des hommes de la même armée se marcher les uns sur les autres et se donner des coups d’épée pour être les premiers à tenter de s’extirper de cet enfer.
Pris par un sentiment d’urgence, il se remit à ramper pour s’éloigner du gouffre. Chaque geste lui demandait un effort colossal. Il n’avait plus conscience de son environnement, ne traitait plus aucune des informations qui lui parvenaient.
Il vit sans le voir le dragon soulever des rochers, faire trembler la terre ou créer de nouvelles dolines, sans distinction entre les différentes forces en présence.
Il finit par s’arrêter, à bout de souffle. Il méritait une pause. Il avait certainement déjà parcouru une grande distance.
Il ne s’était éloigné de la doline que de quelques centimètres.
Magnifique description, champ de bataille, bataille, dragon ... oh là, j'arrête les compliments, je vais lire.
J'ai encore beaucoup aimé ce chapitre même si sa chute me paraît perfectible.
La description du champ de bataille est vraiment très sympa. N'en ayant jamais réellement visité je ne dirais pas que c'est réaliste xD mais tes descriptions rendent la chose très vivante !
Le chaos apporté par le dragon est à la hauteur de ce qu'on pouvait imaginer à la lecture des chapitres précédents.
J'ai bien peur que Aldéric ne s'en tire pas vivant ou au moins sans de très sérieux problèmes (prisonniers?).
L'issue de la bataille semble favorable aux impériaux, mais qui sait ? Il peut encore se passer pas mal de choses.
Les cris de guerre rendent vraiment très bien et nous donnent presque envie de charge au côté des soldats.
Un plaisir !
A très bientôt !
Mille bravos Thérèse !
PS : Méga intéressé par toutes les remarques que tu es susceptible d'écrire chez moi pour m'aider à m'améliorer :)
Malheureusement je suis beaucoup moins à l'aise avec les récits plus longs x) Mais j'y travaille !
Bien sûr, je compte bien poursuivre ma lecture de Galline :)
Et désolé si je me répète mais c'est de la folie ce que tu écris !!! INCROYABLE !!!!