Des bruits de pas filèrent derrière la porte close. Hayalee capta même des voix – la preuve qu’ils n’étaient pas seuls. Quelques minutes plus tôt, ces détails l’auraient intriguée. Mais en cet instant, plus rien ne comptait. L’endroit où elle se trouvait, l’heure qu’il était, les gens qui l’entouraient et ce qu’ils lui voulaient. Tout ça n’avait aucune importance. La seule chose qui en avait, là, tout de suite, c’étaient les mots d’Iltaïr.
Elle se retint de glisser la main dans son dos pour aller effleurer sa peau : un réflexe qui aurait confirmé ce qu’il savait déjà.
Car il savait.
Il savait… ou il l’avait aperçue en soignant Hayalee ? Elle était restée inconsciente si longtemps, les occasions n’avaient pas dû manquer.
— Je ne l’ai pas vue, si c’est ce qui t’inquiète, dit-il avant même qu’elle ait formulé un début d’accusation. Je ne me serais pas permis. C’est contraire à notre ligne de conduite.
Il reposa la pince près de la cheminée, prit deux bûches qui attendaient dans un panier en osier et les offrit aux flammes. Le feu regagna en force et la pièce, en clarté et en chaleur. Satisfait, il revint s’asseoir.
Hayalee était encore sous le choc, incapable de parler, de réagir ; tout juste de penser. Qu’il sache ne prouvait rien en soi. Il mentait peut-être en prétendant ne pas l’avoir vue. Pour ce qu’Hayalee en savait, il pouvait très bien l’avoir découverte pendant qu’elle dormait et décidé de s’en servir pour donner du crédit à son histoire de descendants. Non, ça ne prouvait rien. Le morceau de charbon qu’elle tenait encore au creux de sa main, en revanche ; toutes ces choses qu’il avait dites sur elle… Hayalee ne pouvait pas les ignorer.
Elle ne pouvait pas rejeter les explications d’Iltaïr en bloc, mais elle ne voulait pas les accepter non plus.
— Il n’y a jamais eu personne comme ça dans ma famille, lâcha-t-elle d’une voix enrouée. Personne d’autre qui ait… ça. Il n’y a que moi.
Son histoire ne tenait pas complètement la route. Ça ne collait pas. Il y avait peut-être un peu de vrai, mais peut-être beaucoup de faux aussi ? Hayalee se cramponna à cette idée.
— Si votre histoire est vraie et que ces Élus ont existé, si leurs pouvoirs se transmettent à leurs descendants depuis des générations, alors toute ma famille devrait être comme moi, non ? Ou au moins ma sœur.
Hayalee accrocha son regard, espérant voir le doute s’y installer. Les prunelles d’Iltaïr avaient exprimé beaucoup de choses depuis le début de leur conversation, mais pas une once de doute. Et pas plus maintenant.
— Je vais te décevoir, mais, non. De la même façon qu’on n’hérite pas systématiquement des traits de ses parents, les dons des Élus ne se transmettent pas à tous leurs descendants. C’est même assez rare. La guerres a duré dix ans. Presque tous les Élus ont eu des enfants avant de décéder : des descendants qui à leur tour ont eu des descendants et ainsi de suite pendant près de mille ans. Il y a beaucoup de gens qui descendent des Élus et pourtant, très peu de « Descendants ». Les dons ne se transmettent pas nécessairement, insista-t-il, et, même lorsqu’ils le font, ils ne s’expriment pas chez tout le monde. Parfois ils sont là, mais ils ne sont pas « actifs » si l’on peut dire.
— Je suis pas sûre de comprendre. Vous voulez dire que ma sœur pourrait être comme moi ?
— Tout dépend. La marque est la meilleure façon de savoir. Tous les descendants chez qui les dons s’expriment la portent. Sans marque, pas de pouvoirs.
Une seconde, un battement de cil, Hayalee se laissa aller à la déception. Mylina ne portait pas de marque. Elle n’était pas comme Hayalee. Ou plutôt Hayalee n’était pas comme Mylina.
— Ta sœur pourrait bien être une porteuse dormante, poursuivit Iltaïr. Quelqu’un sans marque ni pouvoirs, mais capable de transmettre l’héritage de son ancêtre et de donner naissance à des Descendants.
Il récupéra la tasse qu’il avait abandonnée près du pied de sa chaise et la finit d’un trait :
— Tout cela pour dire que tu pourrais bien être la seule Descendante que ta famille ait vue naître depuis des décennies, ça n’aurait rien de surprenant. Ça saute souvent des générations, voire s’éteint complètement chez certaines lignées. Les familles elles-mêmes finissent par oublier cet héritage.
Le cœur encore palpitant, Hayalee ouvrit des yeux ronds.
— Comment on pourrait oublier… ça ? Tout ça ? Les Élus, les Portes… si ça a eu autant d’importance que vous le dites, si ça a remué le monde comme ça, alors les gens devraient être au courant. Tout le monde devrait être au courant !
— Oh, mais une bonne partie du monde est au courant, objecta-t-il. De l’existence des Descendants, au moins. Mais le pays de Psamias est un cas à part.
Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise et croisa les bras sur son torse, sourcils froncés au-dessus de ses prunelles d’encre.
— Le secret de l’emplacement des Portes s’est perdu après la guerre et l’histoire est devenue une légende. Une légende devenue taboue à Psamias. Les dirigeants du pays ont mis un point d’honneur à effacer de la mémoire collective tout ce qui concernait les Élus et les Portes. Ils ont amputé les textes sacrés, modifié l’Histoire et fait en sorte que ce savoir ne soit plus transmis aux nouvelles générations. Ils n’ont conservé de l’héritage des Élus que ce qui leur plaisait et ont rejeté ce qui les terrifiait.
— Mais si les Descendants existent, fit prudemment Hayalee, c’est bien la preuve que tout ça est vrai ?
— Pas nécessairement. Certains te diront que l’existence des Descendants ne prouve absolument rien, si ce n’est que certaines personnes ont développé des compétences inhabituelles. Enfin, comme tu l’as dit, ça reste une preuve éventuelle et les Grands Conseillers s’efforcent d’effacer toutes les preuves.
Le cœur d’Hayalee tomba comme une pierre dans sa poitrine. Était-il vraiment en train d’insinuer ce qu’elle croyait ? Elle en resta bouche bée un long moment. Un très long moment avant d’enfin oser avancer l’éventualité qui l’horrifiait tant :
— Vous voulez dire qu’ils les tuent ?
— La plupart du temps.
Cet aveu lui donna le tournis. Le morceau de charbon encore dans sa main droite, elle posa l’autre sur sa cuisse endolorie.
Alors c’était ça ? C’était pour ça que les soldats avaient voulu l’arrêter, qu’ils lui avaient tiré dessus sans une injonction ? Pour étouffer une vieille légende trop déplaisante à entendre ?
Un rire un peu hystérique s’échappa de sa gorge. C’était grotesque, de tuer des gens pour ça. Complètement grotesque. Pourtant, ils étaient sérieux. Les soldats, le racheté, Iltaïr… ils étaient tous terriblement sérieux.
L’hilarité déserta Hayalee aussi brutalement qu’elle l’avait saisie. La situation lui apparut dans toute son ampleur.
Elle n’était pas normale. Elle était un de ces Descendants et les dirigeants de son pays voulaient sa mort.
Elle dut s’agripper au rebord du matelas pour ne pas vaciller, maculant les draps de suie. Elle se sentait prise de vertiges et de nausées. Prise de fièvre, aussi. Ça n’allait pas. Ça n’allait pas du tout. Dans le renfoncement de la cheminée, le feu se mit à brûler si fort qu’il illumina tous les recoins de la pièce. Les bûches éclatèrent. Elle ne pouvait plus rentrer chez elle.
Elle ne pouvait plus rentrer chez elle et si elle ne se calmait pas vite, elle allait peut-être provoquer un nouvel incendie.
— Eh.
Une main bardée de cicatrices et de cals se posa sur son avant-bras. Elle releva la tête et découvrit Iltaïr à son chevet.
— Ça va aller, souffla-t-il, accroupi près du lit. Respire un bon coup et…
Il désigna le matelas sous les doigts d’Hayalee. Le tissu fumait. Elle ôta sa main et s’aperçut que la braise s’était rallumée. Cette fois, elle la jeta sur le sol de pierre.
Iltaïr tapota le trou laissé dans les draps pour être sûr qu’ils ne s’enflamment pas.
— Pa… pardon, bégaya Hayalee, la vue brouillée par les larmes. Je voulais pas…
Il pouffa de rire et lui envoya une tape amicale dans le dos.
— Ne t’excuse pas, ce n’est qu’un lit.
Il se tenait près d’elle, souriait et parlait, comme si ce qu’elle était n’avait rien de bizarre et d’effrayant. Hayalee, elle, était terrifiée.
— Qu’est-ce que je vais faire ? lâcha-t-elle à mi-voix, les yeux dans ceux d’Iltaïr.
L’expression de ce dernier se fit plus grave.
— Nous pouvons t’aider. Tu n’es pas seule.
— Vous… vous en êtes un ? demanda-t-elle.
Elle n’eut pas à exprimer plus clairement sa pensée. Les yeux d’Iltaïr se plissèrent et un sourire souleva la commissure de ses lèvres :
— Oui.
— Le garçon aussi, murmura-t-elle en songeant à ce qui était arrivé à l’homme qui les avait poursuivis dans les bois. Saru ?
Il était resté si calme face au racheté qui s’écroulait, pleurait et suppliait. Il ne l’avait pas lâché des yeux.
— Aussi, confirma Iltaïr.
Une foule d’émotions assaillirent Hayalee : la curiosité, la gratitude, la crainte, le soulagement. Surtout du soulagement. Ces gens avaient beau être de parfaits inconnus, savoir qu’elle n’était pas seule rendait cette histoire de Descendants plus facile à accepter.
Constatant qu’elle s’était apaisée, Iltaïr se redressa et dit :
— Si tu le veux bien, Hayalee, nous pouvons te protéger. T’apprendre à maîtriser tes dons également.
Elle ne put réprimer un froncement de sourcils. Elle leur était reconnaissante de lui avoir sauvé la vie, reconnaissante pour les soins, les explications et les paroles réconfortantes, mais elle n’était toujours pas certaine de saisir leurs motivations.
— Qui ça « nous » ? lâcha-t-elle enfin. Excusez-moi, mais… vous êtes qui au juste ? Pourquoi vous m’aidez ?
— Parce que secourir les gens injustement condamnés par Psamias est la principale mission de l’Alliance.
— L’Alliance ?
Il se détourna pour aller se promener du côté de la cheminée, laissant son regard se perdre dans les flammes.
— L’Alliance est une organisation clandestine qui a vu le jour il y a bien longtemps, quand la persécution des Descendants a commencé.
— Vous êtes un groupe de Descendants ? demanda Hayalee. Qui défendez d’autres Descendants ?
Iltaïr pivota pour lui faire face et croisa les bras. Épaule appuyée contre le manteau de la cheminée, il balança la tête de gauche à droite :
— Pas exactement. Pas uniquement. Les Descendants ne sont pas les seuls à qui la politique du gouvernement de Psamias cause des torts.
— Ah bon ?
— Tu crois que tous les réprouvés sont de dangereux criminels ?
Hayalee cilla.
— Dans la justice de Psamias, dit Iltaïr, c’est à l’accuser de prouver qu’il est innocent. En revanche, une accusation, même sans la moindre preuve de culpabilité, peut mener à la condamnation. Au final, les juges sont seuls maîtres du verdict et je peux t’assurer que la recherche de la vérité n’est pas leur priorité.
— Pourquoi ? lâcha-t-elle, trop choquée pour y croire. Pourquoi ils feraient ça ?
— Deux raisons très simples. Le gouvernement ne veut plus prendre aucun risque. Il juge préférable de condamner des innocents plutôt que de laisser échapper des criminels. La seconde raison est beaucoup plus terre à terre : le pays a besoin de main d’œuvre. Le système des réprouvés n’était pas mauvais, au début. Offrir aux gens la possibilité de se racheter en rendant service à la société, à l’origine, c’était une idée humaniste. Mais le pays en est devenu beaucoup trop dépendant et les tribunaux se sont transformés en forge à réprouvés.
— Vous exagérez, dit Hayalee, un peu plus malade à chaque nouvelle révélation.
Sa sœur était apprentie juge. Ludwig était veilleur. Sa mère avait été soldate. Hayalee ne pouvait pas croire que le système qu’ils s’apprêtaient à servir, servaient ou avaient servi soit à ce point brutal et mauvais. Elle ne voulait pas y croire.
— Ton ami et le réprouvé qui lui est venu en aide méritaient donc tous ces coups ? Matéis mériterait d’être réprouvé ?
L’estomac d’Hayalee se retourna.
— Ne crois pas ce que je te raconte, dit Iltaïr. Crois ce que tu as vu.
Ce qu’elle avait vu… Les soldats avaient essayé de la tuer à cause de ce qu’elle pouvait faire. Les veilleurs avaient voulu exécuter un réprouvé parce qu’il les avait empêchés de battre à mort un adolescent. Ils avaient battu un adolescent parce qu’il avait… quoi ? jeté une pierre au Temple ? Quoi que Matéis ait fait, ça ne méritait sûrement pas un tel traitement.
Comme elle gardait le silence, Iltaïr reprit la parole :
— Les Grands Conseillers ont à cœur les intérêts des citoyens et la bonne marche du pays, c’est certain, mais ils l’ont tellement à cœur justement qu’ils sont prêts à toutes les extrémités. Tout ce qui menace un tant soit peu l’ordre établi, qui risque d’ébranler leurs croyances ou leur morale, tout ce qui ne fait pas beau dans le décor, ils s’en débarrassent. La justice de Psamias ne fait pas dans la demi-mesure, elle ne s’intéresse pas aux circonstances atténuantes, ne donne pas de deuxième chance et ne pardonne pas.
Sa voix se fit plus basse et son regard se perdit dans le vague lorsqu’il ajouta :
— Quelle ironie, quand on songe que la femme qui a donné son nom à ce pays prônait la tolérance et le pardon. Que dirait-elle si elle voyait ce que le monde est devenu ?
Un instant, il ne dit plus rien, comme s’il ressassait, réfléchissait, se souvenait de choses trop douloureuses pour être évoquées. Il soupira, reporta son attention sur Hayalee et poursuivit :
— Je ne le nie pas, sur bien des aspects, la société psamienne est belle : on ne laisse pas les gens mourir de faim dans la rue comme à Maddesh, ce n’est pas la loi du plus fort qui prévaut comme dans l’Empire Serv, les inégalités ne sont pas aussi fortes qu’à Hinode, les politiques ne sont pas corrompus comme à Mas. Mais ne te laisse pas abuser par les apparences, Hayalee. Cette belle façade que les Grands Conseillers et l’Église entretiennent avec soin cache des actes d’une injustice et d’une cruauté à la hauteur des pires dictatures. Parmi lesquels, leur désir d’exterminer tous les Descendants.
Hayalee ne s’était jamais senti l’âme d’une grande patriote, pourtant constater que les dirigeants du pays – de son pays – se livraient à de telles atrocités lui fit l’effet d’un coup de couteau dans le dos. Elle prit une profonde inspiration, expira et dit :
— Alors, si j’essaye de rentrer chez moi…
— Ils t’arrêteront, t’exécuteront et étoufferont l’affaire, acheva Iltaïr.
Elle fit de son mieux pour ne pas flancher à nouveau et aller au bout de ses interrogations.
— Et ma famille ? Qu’est-ce qui va leur arriver ?
— Tout dépend.
— Tout dépend ? s’étrangla-t-elle.
— Si les familles ne savent rien des Descendants et acceptent l’arrestation de leur proche sans faire de vagues, alors les soldats se contentent de les tenir à l’œil.
Hayalee grimaça. Elle avait beaucoup de mal à imaginer son grand-père ne pas « faire de vagues » dans une telle situation.
— J’ai déjà donné l’ordre à nos espions de voir ce qu’il en était, déclara Iltaïr, j’attends encore de leurs nouvelles. J’aurais aimé pouvoir te proposer de leur faire passer un message – que ta famille sache que tu es en sécurité – mais les soldats vont les surveiller de très près pendant un moment. Tenter de rentrer en contact avec eux maintenant serait risqué et pourrait aggraver la situation. Si les soldats s’imaginent que ta famille a un quelconque lien avec l’Alliance, alors ils ne prendront plus de gants.
Cette déclaration déclencha un vent de panique chez Hayalee, qui écarquilla les yeux et hocha la tête avec véhémence.
— Vous approchez pas d’eux alors, dit-elle. Ils savent rien, faut les laisser en dehors de tout ça !
— Pas d’inquiétude, fit Iltaïr, levant les mains en signe de paix. Nos hommes garderont leurs distances, je peux te le promettre. Ils n’interviendront que si les soldats décident de s’en prendre à ta famille.
Hayalee se détendit un peu. Un tout petit peu. Avec de la chance, sa famille n’aurait pas à subir les conséquences de ce cauchemar. La situation n’était pas réjouissante pour autant.
— Et Matéis dans tout ça ? Vous pouvez l’aider ? Qu’est-ce qui va lui arriver ?
Iltaïr sembla peser ses mots :
— Je vais creuser la question, faire jouer nos relations pour tenter de savoir ce qu’il en est, mais je ne peux rien te promettre. S’il est envoyé dans un camp de travail, il y a peu de chance qu’on puisse l’en tirer.
Il dut percevoir le désarroi d’Hayalee, car il s’empressa d’ajouter :
— Il est jeune et a visiblement agi sous le coup de l’émotion. Avec de la chance, les juges se montreront cléments.
Hayalee avait du mal à y croire, après tout ce qu’il venait de lui raconter sur la sévérité de leur politique. Si Psamias était capable de clémence, ils ne seraient pas là tous les deux, en train d’avoir cette conversation. Elle fit néanmoins semblant de se laisser convaincre.
— Ces relations, commença Hayalee, sourcils froncés. Ces espions dont vous n’arrêtez pas de parler, c’est eux qui vous ont dit que je… que j’avais besoin d’aide ?
Il paraissait improbable que Saru soit passé à proximité de l’église par hasard, au moment où Hayalee se faisait agresser : il la cherchait. Il savait déjà très exactement dans quelle situation elle se trouvait lorsqu’il – ou plutôt elle – lui était tombé dessus.
— En effet, fit Iltaïr, nous avons pas mal de cachettes, ici ou là, dans les grandes villes ou à la campagne, et pas mal de sympathisants qui sont prêts à venir frapper à notre porte pour nous livrer des informations utiles.
Hayalee repensa aussitôt à son maître d’Histoire ; la façon dont il l’avait fixée, debout au milieu de la foule. Alors qu’autour, les gens paniquaient en se posant mille questions, lui n’avait eu d’yeux que pour elle. Ça devait être lui, leur espion.
S’humectant les lèvres, Hayalee décida de faire le point à haute voix :
— Si je comprends bien, vous êtes des rebelles ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Et vous me proposez de me cacher ? Ici ?
Il réprima un sourire, l’air de trouver la réserve d’Hayalee amusante.
— Eh bien, pas spécifiquement dans cette chambre, mais, oui. Ici.
— Et c’est où, ici ?
La pièce dans laquelle ils se trouvaient appartenait sans aucun doute à un bâtiment plus vaste dans lequel se promenaient d’autres personnes. L’absence de fenêtres laissait penser qu’ils étaient dans un sous-sol, mais Hayalee ne percevait aucun son provenant d’en haut, pas de bruit de pas ou de voix. Les yeux d’Iltaïr pétillèrent de malice :
— Attends-moi là, je reviens vite.
Sans un mot d’explication, il lui tourna le dos et quitta la pièce. Hayalee en fut si surprise qu’elle tarda à réagir. La porte s’était refermée sur lui depuis plusieurs secondes quand elle rejeta les draps et bondit hors du lit. La blessure à sa cuisse se rappela aussitôt à elle, la freinant dans son élan. Dents serrées, Hayalee tâta le bandage, plia et déplia la jambe avant de se décider à faire un premier pas. Ça faisait mal, mais c’était supportable pourvu qu’elle ne s’appuie pas trop sur son pied droit. Elle pouvait marcher. Elle claudiqua vers la porte et colla l’oreille au battant.
Rien.
Doucement, elle fit tourner la poignée et entrouvrit la porte. Un tapis violet courait sur le sol, le long d’un couloir, et des lampes à huile brûlaient sur les murs. Elle n’eut pas le temps d’en voir plus. Des voix retentirent dans le corridor et elle s’empressa de refermer la porte. Elle se tint prête à courir au lit, inquiète de voir Iltaïr revenir, mais elle ne reconnut pas sa voix dans le morceau de conversation qu’elle capta.
— … toujours moi qu’on envoie pour décrasser ces fichus cheminée d’aération, tu peux me dire ?
— Tes grands bras et ton doigté délicat ? Tu préférerais récurer les fientes des aigles ?
— Tout bien considéré…
Les deux hommes passèrent devant la chambre sans ralentir et Hayalee se détendit lorsque le silence revint. Elle aurait bien fouiné un peu, histoire de s’assurer qu’elle n’était pas tombée dans un repaire de fous furieux, mais elle n’était pas sûre de vouloir être surprise errant dans les couloirs les fesses à l’air. Ce serait doublement embarrassant. Elle commença par fureter dans la pièce pour assouvir sa curiosité.
Le mobilier était sommaire : une commode près de la porte, un secrétaire en face de la cheminée et, pour finir, le lit contre le mur du fond. La commode ne renfermait que des crottes de souris et une chaussette solitaire. Elle s’approcha du secrétaire. En dehors du service à thé, elle y trouva un onguent, des bandelettes en tissu, un mortier et des herbes séchées – sûrement ce qu’Iltaïr avait utilisé pour la soigner et préparer sa décoction. L’unique tiroir contenait une liasse de parchemins vierges, une plume et une bouteille d’encre. De façon générale, cette chambre donnait l’impression de ne pas avoir été occupée depuis un moment. Si ces rebelles avaient des choses à cacher, elles n’étaient pas ici. Hayalee n’en était pas surprise, elle avait fouillé plus par acquit de conscience. Son petit tour s’acheva devant la cheminée.
Après tout ce temps passé sous les couvertures, l’air de la chambre semblait froid et Hayalee frissonna de plaisir quand la chaleur des flammes lui lécha les jambes. C’était tellement agréable.
Ça l’avait toujours été.
Iltaïr avait vu juste sur toute la ligne. Hayalee avait toujours eu cette proximité avec le feu, cette affinité. Petite, elle passait des heures lovée au plus près de la cheminée du salon, jouait avec les flammes des bougies, creusait dans la cendre encore chaude, et elle ne s’était jamais brûlée, n’avait jamais eu trop chaud. Elle ne s’était pas rendue compte que ça n’était pas normal. Pour elle, c’était normal. Évidemment, elle avait remarqué que les autres grelottaient de froid au moindre coup de vent, transpiraient sous leur manteau et se brûlaient la langue en mangeant, mais elle s’était naïvement figuré être dotée d’une meilleure résistance. Comment savoir où aurait dû se situer la limite quand on n’en possédait pas ?
Elle aurait pu prendre conscience de tout ça bien plus tôt. Lentement, elle leva le bras, le regard plongé dans les flammes. Si elle avait écouté ses intuitions aux lieux des mises en garde de sa grand-mère. Elle approcha sa main du feu. Si elle avait assumé au lieu de fuir, si elle ne s’était pas voilé la face.
Elle aurait peut-être pu éviter tous ces accidents, tout ce gâchis, si elle avait su dès le début ce qui dormait en elle.
Sous ses doigts, les flammes se courbèrent, s’étirèrent pour happer sa main. On frappa à la porte.
Hayalee ramena son bras dans un sursaut et retourna fissa au lit, ignorant les protestations de sa jambe. Elle venait de rabattre les couvertures sur ses cuisses quand le battant pivota.
Iltaïr avança dans la pièce, une paire de bottes à la main et des vêtements sous le bras. Hayalee identifia une tunique et un pantalon.
— Les gens de l’intendance pourront raccommoder tes vêtements si tu y tiens, claironna-t-il, mais le feu y a laissé pas mal de trous. J’en suis désolé. J’espère que ceux-ci t’iront.
Il abandonna les vêtements sur le matelas et les bottes au bas du lit :
— J’aurais bien aimé te rendre tes chaussures, mais notre cordonnier a bondi au plafond en voyant dans quel état elles étaient, ajouta-t-il, les yeux brillants d’espièglerie.
— On va quelque part ? s’étonna Hayalee.
— Tu voulais savoir où nous étions ? Ce sera plus parlant en image.
S’il espérait attiser sa curiosité, c’était réussi.
— Je te laisse te changer tranquillement. Prends le temps qu’il te faudra, je t’attends dans le couloir.
Il lui adressa un dernier sourire et se retira. Hayalee ne perdit pas une seconde et enfila la tunique. Le tissu sentait le propre. Le pantalon et les bottes étaient de très bonne facture. Un peu grands et usés, mais de bien meilleures qualités que tout ce qu’Hayalee avait jamais porté. Lorsqu’elle eut fini de serrer les lacets – les bottes montaient jusqu’en dessous des genoux – elle se leva et traversa la pièce. Elle ouvrit la porte et passa la tête dans le couloir.
Iltaïr l’attendait, adossé au mur d’en face, bras croisé sur le torse. Il l’encouragea d’un sourire. Réalisant qu’elle était toujours blottie dans l’ombre du battant, Hayalee lâcha la poignée et avança à découvert en jetant des coups d’œil à droite et à gauche. Le corridor ne possédait pas plus de fenêtres que la chambre. L’endroit avait beau évoquer un sous-sol, il n’avait rien d’une cave poussiéreuse et obscure. Les lampes à huile suspendues à intervalle régulier étaient suffisamment nombreuses pour chasser les ombres et les dalles qui constituaient sol, murs et plafond étaient taillées au carré. Le lieu dégageait l’atmosphère feutrée d’une bibliothèque, avec son tapis qui filait sous leurs pieds et ses peintures qui ornaient les murs.
— Suis-moi.
Hayalee s’exécuta d’un pas gauche. Iltaïr eut la délicatesse de ne pas marcher trop vite.
— On est sous terre ? demanda-t-elle.
— Oui. Ce souterrain n’est autre que le quartier général de l’Alliance. Il a été creusé il y a bien longtemps, avec l’aide de Descendants. La vie sous terre est assez déprimante et entraîne pas mal de contraintes, mais cela nous offre également une protection supplémentaire.
Ils croisèrent le chemin d’autres personnes et Hayalee se ratatina derrière Iltaïr. Tous ou presque portaient des armes – dague, couteau, épée – ce qui ne manquait pas d’être intimidant. Hayalee n’avait pas l’habitude de voir des civils armés.
— Ces gens… ce sont des Descendants ? s’enquit-elle alors qu’une femme les dépassait d’un pas pressé pour s’engouffrer dans une pièce.
— Rarement, dit Iltaïr. L’Alliance compte un Descendant pour trente hommes. C’est à la fois peu et beaucoup.
Il s’interrompit pour répondre au salut d’un homme qui passait par là. Les gens avaient tous la même réaction en apercevant Iltaïr : ils s’écartaient de sa route et s’empressaient de le saluer en lui servant du « commandant ». Hayalee crut d’abord avoir mal entendu, puis dut se rendre à l’évidence que ses oreilles ne lui jouaient pas des tours.
— Pourquoi est-ce qu’ils vous appellent commandant ? osa-t-elle.
— Oh, ça.
Il se gratta l’arrière de la tête avec la désinvolture d’un adolescent et rigola, comme s’il s’agissait d’une simple plaisanterie.
— L’Alliance est devenue une organisation assez conséquente avec le temps, alors il a fallu structurer un peu tout ça, mettre en place une hiérarchie. Rien de très important.
À en juger par le respect que les autres lui témoignaient, ça n’était pas aussi anecdotique qu’il le laissait entendre. Dans sa précipitation à le saluer, un jeune homme lâcha la moitié des parchemins qu’il transportait. Hayalee avait la nette impression qu’Iltaïr n’était pas n’importe qui.
Les couloirs qu’ils traversèrent étaient tous identiques : des lampes, des tableaux et des portes en bois vernis que rien ne distinguait les unes des autres, sans oublier le tapis violet. Parfois, un fauteuil, un banc ou une chaise offrait de quoi s’asseoir au détour d’un angle ou dans un vestibule. Hayalee ne lâcha pas Iltaïr d’une semelle, certaine de se perdre sans lui.
Le voyage s’acheva au bout d’une impasse. Un homme et une femme montaient la garde devant ce qui ressemblait à une large cage en bois.
— Commandant ! saluèrent les deux gardes à leur approche.
Iltaïr leur rendit leur hochement de tête et Hayalee s’efforça de sourire. Avec l’épée qu’ils portaient au côté et l’élégante cape noire qui drapait leurs épaules, ces deux-là rappelaient des soldats. Faute de décorations et de grades, une broche en forme de croix était épinglée sur leur poitrine. Une brise vint caresser le visage d’Hayalee, détournant son attention des deux gardes. Elle leva les yeux au plafond et découvrit avec stupeur qu’il n’y en avait plus.
Un énorme boyau s’élevait dans la terre, juste au-dessus de la cage. Le tunnel ne filait pas tout à fait à la verticale, mais décrivait une légère pente dont on ne voyait pas le bout.
Sans attendre de directives, l’homme se tourna vers un panneau où s’alignait une série de chaînettes et de clochettes. Il tira sur une première chaîne, sans qu’aucune des cloches ne s’anime, puis attendit. Quelques secondes plus tard, une des clochettes carillonna enfin. La femme s’empara d’une lanterne suspendue à une perche et entreprit de l’allumer tandis qu’Iltaïr ouvrait le portique de la cage. Il invita Hayalee à entrer et elle s’exécuta, non sans une certaine appréhension.
— C’est rare de vous voir passer par là, commandant, fit la femme en lui remettant la lampe.
— L’âge me rattrape aujourd’hui, renvoya-t-il, avant de rejoindre Hayalee.
La femme gloussa et Hayalee eut l’impression de passer à côté de la plaisanterie.
La cage était montée sur une structure en bois qui s’élevait dans le tunnel, flanquée d’un escalier à paliers presque aussi raide qu’une échelle. Hayalee reconnut des roues, devina des rails et aperçut de grosses chaînes.
— On utilise le monte-charge surtout pour les matériaux et les blessés, expliqua Iltaïr.
La femme referma le portique et son collègue tira sur une seconde chaîne. Encore une fois, il y eut un instant de silence, puis une cloche au tintement plus grave sonna et la femme s’écarta du monte-charge.
— Attention au départ !
Toute la structure s’ébranla et Hayalee faillit tomber sur Iltaïr quand la cabine se mit à bouger.
— N’hésite pas à t’asseoir, dit-il en désignant la banquette en bois.
Hayalee se contenta de s’appuyer à la cloison, préférant rester debout. Accompagnée par le cliquetis des chaînes et le grincement des roues, la cage s’éleva nonchalamment dans la terre. Le couloir et les deux gardes disparurent et Hayalee et Iltaïr se retrouvèrent seuls au cœur du tunnel, uniquement éclairés par la lanterne qu’on leur avait confiée.
Hayalee regarda les parois de pierre défiler derrière les barreaux croisés de la cage sans oser bouger. Elle n’avait jamais emprunté un dispositif de ce genre, la sensation était tout à fait nouvelle. Elle sursautait aux moindres à-coups, aussi effrayée que fascinée.
— Jusqu’où vous avez creusé comme ça ? finit-elle par demander.
— Pas si profond que ça, assura Iltaïr qui ne se départait plus de son sourire amusé. Nous avons déjà dépassé le niveau de la mer, mais il y a la montagne.
— La montagne ?
— Tu vas voir.
Hayalee ne connaissait que deux chaînes de montagnes : les massifs de Bùsen, au centre du pays, et la chaîne de Muosis, qui marquait la frontière avec Aravas, au sud. Sauf Iltaïr avait dit qu’ils étaient au sud-est, à trois cents lieues de Karakha. Pour ce qu’Hayalee en savait, il n’y avait pas de montagnes dans cette direction.
Une dizaine de minutes plus tard, le courant d’air qui circulait dans le tunnel gagna en intensité, les grincements et les cliquetis du monte-charge s’atténuèrent et l’obscurité se fit moins oppressante. La cage ralentit en émergeant du sol, puis s’immobilisa dans un ultime soubresaut.
— Tout le monde descend, annonça Iltaïr en ouvrant le portique de la cabine.
Hayalee ne se fit pas prier, heureuse d’avoir quitté le tunnel.
Elle crut d’abord qu’ils avaient atterri dans une étable ou une grange. Le sol en terre était couvert de paille et il flottait dans l’air une forte odeur de bétail. Elle repéra quatre chevaux de trait, non loin du monte-charge, harnachés à ce qui ressemblait à une énorme roue horizontale. Il y avait des chaînes, des treuils, des poulies et des roues dans tous les sens. L’endroit était vaste, mais Hayalee comprit avec surprise qu’ils étaient encore dans un sous-sol. La lumière du jour se faufilait par des soupiraux et le plancher qui constituait le plafond grinçait sous les pas de plusieurs personnes. Il y avait beaucoup de bruit là-haut : des éclats de voix, des battements d’ailes et des piaillements d’oiseaux.
— Ça va mieux, la jambe ?
Hayalee tourna la tête vers l’homme qui l’avait interpellée. Ici aussi, deux personnes semblaient monter la garde, armées d’épée et décorées d’une broche en forme de croix. L’un d’eux campait devant une tripotée de clochettes et de chaînettes similaire au dispositif qu’Hayalee avait aperçu en bas. Un troisième homme s’affairait autour du mécanisme du monte-charge et gratifiait les chevaux pour leur effort.
— Ça va, répondit gauchement Hayalee en grimaçant un sourire.
Elle ne savait ni comment se comporter, ni où regarder, ni où se mettre. Elle s’efforça de rester dans le sillage d’Iltaïr qui échangeait salutations et plaisanteries avec tout le monde. Il l’entraîna vers un escalier en bois qui grimpait jusqu’à une trappe. Étrangement, la trappe ne se découpait pas directement dans le plafond, mais deux pieds plus haut. Iltaïr l’ouvrit et quitta l’escalier le premier. Il se tourna et aida Hayalee à enjamber un rebord. Le rebord d’une malle.
Hayalee lâcha une exclamation, entre rire et étonnement, lorsqu’elle réalisa qu’ils émergeaient du fond d’une malle.
— Pourquoi est-ce qu’on sort d’une malle ?
— Une de nos nombreuses précautions, expliqua Iltaïr en refermant le couvercle, histoire d’empêcher les visiteurs indésirables d’entrer trop facilement dans les souterrains.
Même sans cela, il ne serait jamais venu à l’esprit d’Hayalee que la pièce dans laquelle ils se trouvaient maintenant puisse mener où que ce soit. L’endroit ressemblait à une remise, avec des râteaux dans un coin, des licous suspendus au mur, une brouette, d’autres coffres et une penderie pleine de manteaux qu’Hayalee soupçonna être infestées de vermines.
— Tu verras que tous les accès aux souterrains se font par des passages secrets, ajouta Iltaïr, et qu’il y a toujours un leurre à proximité.
— Un leurre ?
Il désigna la tapisserie accrochée de travers près de la penderie, si décolorée et rongée qu’Hayalee n’aurait pas su dire ce qu’elle représentait. Iltaïr l’encouragea à aller voir de plus près. Elle saisit la tapisserie du bout des doigts et l’écarta. Une porte apparut derrière.
— Où ça mène ?
— À un piège, dit-il le plus naturellement du monde, et Hayalee s’écarta aussitôt de la porte. Si d’aventure quelqu’un devait te forcer à révéler comment entrer dans les souterrains, sens-toi libre de lui indiquer cette porte.
— Euh… d’accord.
Ils quittèrent la remise et débouchèrent dans une salle circulaire encore plus vaste que le sous-sol d’où ils venaient. Si Hayalee ne se trompait pas, ils étaient au cœur d’une tour. Une très grosse tour. Un large escalier en colimaçon s’élevait au centre de la pièce. Ici aussi le sol était couvert de paille et l’endroit avait tout d’une écurie. À la différence qu’on ne trouvait pas des stalles, mais des perchoirs : d’épaisses poutres qui rayonnaient depuis la cage d’escalier sous un plafond de soixante pieds de haut. Les selles, les licous, les mangeoires – tous les accessoires – de même que l’odeur qui flottait dans l’air n’appartenaient pas à des chevaux.
— Est-ce qu’on est… commença Hayalee.
— Dans une volière, oui, confirma Iltaïr.
Hayalee repéra un premier aigle, perché sur une poutre, occupé à se nettoyer les plumes, puis un autre, plus jeune, qui buvait à l’abreuvoir en faisant claquer son bec. À chaque extrémité, la tour était percée de larges ouvertures semblables à d’immenses fenêtres et tout un quart du plafond manquait, permettant aux oiseaux de s’élever vers les étages.
Iltaïr contourna l’escalier central pour se diriger vers la sortie et Hayalee tarda à le suivre, le nez en l’air. Sa famille n’ayant jamais possédé d’aigles de Bùsen ou de chevaux – les montures volantes coûtaient cher – Hayalee avait rarement eu l’occasion d’en admirer de près. Un piaillement suraigu retentit depuis l’autre bout de la volière. Elle tourna la tête et aperçut quatre personnes tentant de maîtriser un aigle d’au moins six pieds de haut. Elle comprit en avisant la patte sanguinolente de l’oiseau qu’ils s’efforçaient de le soigner.
— Tu pourras aller voir les aigles plus tard, dit Iltaïr en remarquant son intérêt. Suis-moi, ce que je veux te montrer est dehors.
Hayalee pressa le pas pour le rattraper, clopin-clopant, et ils franchirent les portes de la volière ensemble. La lumière du soleil la frappa en plein visage. Hayalee en éprouva autant d’inconfort que de bonheur. La chaleur des rayons la fit frissonner de plaisir et elle dut battre des cils pour y voir plus clair. Elle avisa d’abord le ciel, d’un beau bleu, puis les grosses dalles gris-noir qui couvraient le sol.
Ils venaient d’émerger sur une place large d’un hectare. À l’exception des petites tours de guet qui s’élevaient aux coins de l’esplanade, il n’y avait pas un bâtiment pour couper la vue. Rien à droite, à gauche et en face ; seulement des femmes, des hommes, des oiseaux et des chevaux.
Lentement, Hayalee avança, se détachant d’Iltaïr sans même s’en rendre compte. Le vent lui fouettait le visage, frais et humide, charriant avec lui une drôle d’odeur. Une odeur qui rappelait celle de l’étale du marchand de poissons. Elle ne savait plus où donner de la tête, il y avait trop de choses à voir. Toutes ces personnes qui allaient et venaient d’un bout à l’autre de la place, discutaient, s’apprêtaient à décoller ou atterrissaient. Les oiseaux qui tourbillonnaient dans le ciel, grands ou petits, et les chevaux qui faisaient claquer leurs ailes démesurées. Elle finit par baisser les yeux et remarqua le gigantesque symbole gravé dans la pierre : une croix, de laquelle s’échappaient tout un tas de petits rayons, en plus des quatre branches. Hayalee la prit d’abord pour une rose des vents avant de reconnaître le symbole épinglé sur la poitrine des gardes. Elle tourna sur elle-même et leva les yeux vers la volière.
Il s’agissait bien d’une tour. L’édifice dominait l’esplanade, troué sur toute sa hauteur de larges cavités où nichaient les aigles. Un bâtiment plus modeste s’épanouissait au pied de la tour comme un champignon sur une souche, lui aussi percé de fenêtres et infesté de nids destinés à de plus petits volatiles : des faucons messagers. Mais le regard d’Hayalee se porta bien au-delà de la tour, captivé par la silhouette massive d’une montagne. Le sommet formait un cône parfait aux flancs raides ponctués de roches noires.
— C’est le cratère du volcan, dit Iltaïr en arrivant à sa hauteur.
— Le… quoi ? bafouilla-t-elle.
— Le volcan.
Elle ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes :
— Vous voulez dire une de ces montagnes qui explosent ?
Il rit.
— Oh, celle-là n’a pas explosé depuis un bout de temps !
Hayalee ne parvint pas à déterminer s’il se moquait ou s’il était sérieux.
— Et vous vivez en dessous ?
— À notre décharge, nous ne savions pas que c’était un volcan quand nous avons décidé de nous cacher là. On l’a découvert à nos dépens en voulant étendre les souterrains vers le nord. Depuis, l’Alliance a arrêté de creuser dans la montagne et la montagne nous le rend bien.
Il avait beau dire, Hayalee n’était pas sûre de vouloir remettre les pieds dans ce souterrain.
— Ne t’en fais pas, dit-il. Ça fait longtemps que le volcan n’a plus donné signe de vie. Rester ici est une prise de risque, mais cette île est une aubaine pour nous.
Hayalee mit quelques secondes à réagir :
— Une île ?
Un sourire énigmatique sur le visage, Iltaïr indiqua l’extrémité de la place d’un hochement de tête. Le cœur battant, Hayalee se détourna et fila dans cette direction. Marchant d’abord, elle finit par allonger la foulée et parcourut les derniers pieds au pas de course, indifférente à la brûlure dans sa cuisse comme aux coups d’œil curieux qu’on lui lançait. Arrivée au bout de l’esplanade, elle s’immobilisa. Le paysage qui s’offrit à elle la laissa sans voix.
La place sur laquelle elle se tenait était perchée en altitude, dominant un plateau verdoyant. Sur ce plateau se trouvait une ville et par-delà cette ville, une vaste étendue d’eau. Une étendue gigantesque. Infinie.
L’océan.
— Hayalee, laisse-moi te souhaiter la bienvenue sur notre île.
Je commente un peu à contretemps puisque j'ai terminé le premier tome hier, mais je n'avais plus le temps de m'attarder pour te faire un retour détaillé sur les trois derniers chapitres.
Cette deuxième partie des révélations sur les Descendants se lit bien, ce qui est vraiment chouette d'ailleurs car ce n'est jamais un exercice facile de présenter au lecteur un énorme pavé d'explications comme celui-là. Souvent, ça peut paraître long ou indigeste ; ta plume fait bien le travail ici et le dialogue est bien construit car pour ma part, je n'ai pas décroché et je ne me suis pas du tout ennuyé.
Le concept de l'île et des souterrains creusés dans le flanc du volcan est bien trouvé, d'autant que l'île est superbement décrite par la suite (on y reviendra sur mon commentaire concernant Gaya, je ne veux pas spoil les autres lecteurs ici).
Une remarque de fond néanmoins qui m'a fait tilter à la lecture : tu décris l'aire de décollage devant la tour comme une place d'une superficie d'un hectare environ, avec le symbole de l'Alliance gravé en un motif gigantesque sur le sol. C'est classe, je ne vais pas dire le contraire, mais est-ce que ce n'est pas un peu risqué ?
Je veux dire, les dirigeants de Psamias et les veilleurs disposent eux aussi de montures volantes, s'ils sont à la recherche des Descendants et de l'Alliance pour les neutraliser, ils pourraient envoyer à tout moment des soldats explorer les côtes du continent et ceux-ci verraient immanquablement ce symbole depuis le ciel... non ?
Quelques remarques de forme :
- "l’histoire est devenue une légende. Une légende devenue taboue à Psamias."
--> Répétition de "devenue". Je pense que tu pourrais ôter le deuxième.
--> Dans le paragraphe juste avant, tu as de nombreuses répétitions du verbe "oublier" sur 4 ou 5 phrases également. Je pense que c'est un effet de style voulu dans ta narration, mais je le signale quand même au cas où ^^
- "c’est eux qui vous ont dit que je… que j’avais besoin d’aide ?" --> ce sont eux
- "bras croisé sur le torse" --> croisés
Pour le point que tu soulèves, concernant les risques que l’Alliance soit repérée du ciel… En fait, qu’il y ait un signe géant ou non sur le sol, ça changerait rien puisque c’est l’île entière qui n’est pas censée exister. Arf, je sais pas si je t’explique tout ici ou si je te laisse découvrir les explications dans l’histoire. Si je dis pas de bêtise j’en parle au début du 2ème mouvement. Si ça te va, on pourra en rediscuter à ce moment ? Comme ça tu pourras me dire si les éléments fournis dans l’histoire sont suffisant, pis si ça tient la route. è.é
Merci pour les remarques, je vais allée corriger ça !
Et surtout, merci pour ta lecture. ^w^