Le regard rivé sur l’océan qui scintillait à perte de vue, Hayalee en oublia d’avoir le vertige alors même qu’elle se tenait au bord du vide, sur la crête d’une montagne. Le vent qui lui soufflait au visage était tiède et humide, poisseux. Elle ne tarda pas à mettre le doigt sur l’odeur inhabituelle qu’il charriait : le sel. Ça sentait le sel.
À Karakha, l'océan était comme une légende. On le décrivait aux enfants en leur montrant des illustrations, mais Ossizun était bien plus beau et impressionnant en vrai. Tellement grand, et d’un bleu aussi profond que le ciel.
Iltaïr l’avait rejointe mais se tenait légèrement en retrait, comme pour lui laisser le temps d’encaisser.
— On n’est plus sur le continent, souffla Hayalee sans détacher son regard de l’horizon.
— Cette île ne figure sur aucune carte, expliqua Iltaïr. Psamias ne connaît pas son existence. Pour des raisons de sécurité, je ne peux pas te donner son emplacement exact – seule une poignée de personnes sont autorisées à le connaître – mais si cela peut te rassurer, sache que nous ne sommes qu’à deux heures de vol des côtes psamiennes.
La tête lui en tourna. Iltaïr ne s’était pas contenté de l’emmener loin de sa ville natale. Il lui avait fait quitter le pays. Le sol sous ses pieds n’était plus Psamias.
Hayalee garda le silence. Elle n’était plus sûre de savoir ce qu’elle ressentait. Son regard lâcha l’océan pour revenir sur la côte, où s’épanouissait une ville. Une véritable ville. Les bâtiments s’étalaient du pied de la montagne au littoral, entouré de champs et de pâturages. Hayalee identifia le clocher d’une église, avisa plusieurs édifices à l’allure imposante et reconnut un port.
— Cette ville se nomme Ryilni, fit Iltaïr en suivant son regard. C’est là que l’Alliance accueille tous ceux à qui elle offre asile.
Hayalee ne savait pas à quoi elle s’était attendue quand Iltaïr lui avait expliqué ce qu’était l’Alliance et ce qu’ils faisaient. Les mots l’avaient traversée sans qu’elle saisisse véritablement leur portée. Cette ville, ces souterrains, cette île, tous ces gens… ça prenait des proportions qu’elle ne s’était pas imaginées.
— Ryilni abrite une majorité de Psamiens, et plusieurs familles de Descendants, mais pas uniquement. Tu y verras des gens venant des quatre coins du monde et qui ont dû fuir leur pays pour tout un tas de raisons. Certains ont décidé de se battre à nos côtés, d’autres se contentent de jouir de notre protection, espérant retourner chez eux un jour. Et puis il y a ceux qui sont là depuis si longtemps qu’ils considèrent l’île comme leur foyer et n’aspirent aucunement à la quitter.
Hayalee n’écoutait que d’une oreille, encore sous le choc. Elle n’arrivait pas à croire que le gouvernement de Psamias ait pu cacher l'existence d'une organisation comme celle-ci. Il ne s'agissait pas de quelques marginaux terrés au fond d'une cave, le mouvement allait bien plus loin que ça. Il devait y avoir des milliers de personnes exilées là, en bas ; des milliers à avoir échappé aux injustices de leurs pays respectifs, aidés par d'insaisissables rebelles. Des milliers à s'être bâti une nouvelle vie. Pourquoi avoir tu leur existence ? À peine la question l'effleura-t-elle qu'elle crut saisir la réponse. Plus de gens risqueraient de s'opposer aux gouvernements s'ils découvraient les squelettes cachés dans les placards. S'ils savaient qu'on exécutait des jeunes filles comme Hayalee, qu'on condamnait des hommes bien comme le père de Matéis et qu'on passait à tabac les protestataires, par exemple.
Hayalee serra les poings à s'en blanchir les jointures. Jamais elle n'aurait imaginé que les Grands Conseillers puissent mentir de la sorte au peuple – et depuis combien de générations ? Le sentiment de trahison lui donnait envie de vomir.
— J’ai conscience que tout ce que je viens de te raconter et de te montrer est bouleversant et intimidant, mais sache que tu n’as pas à avoir peur de nous. Tu n’es pas prisonnière.
— Mais vous aimeriez que je reste, acheva-t-elle, le timbre tremblant. Que je me cache ici pour le restant de mes jours ?
Cette éventualité la terrifia. Ce serait si facile de vivre dans cette petite société, sous la protection de l'Alliance, comme le faisaient tous ces gens. Iltaïr avança d’un pas pour venir lui faire face, la forçant à affronter son regard.
— Ce n’est pas ce que je souhaite, Hayalee, crois-moi. Mais prends le temps de bien réfléchir. Rentrer à Karakha pour te faire tuer ne me paraît pas être une solution.
— Et c’est quoi, la solution ? Vous avez rien d’autre à me proposer que mourir ou me cacher ?
Son expression s’adoucit :
— Envisage les choses à court terme. Laisse-nous d’abord t’aider à apprivoiser tes pouvoirs. Il est primordial que tu les contrôles, ou les accidents ne feront que se multiplier et la conclusion pourrait être dramatique.
Hayalee déglutit péniblement au souvenir du feu qui avait ravagé la forêt.
— Quant à ta famille, enchaîna-t-il, et elle se raidit. Quand la vigilance des soldats se sera un peu relâchée, nous pourrons essayer d’entrer en contact avec eux. S’ils le désirent, sache que nous serons prêts à les accueillir ici, ou nous pourrons vous aider à changer d’identité et tout recommencer ailleurs.
Hayalee accusa le coup, sous l’œil grave d’Iltaïr.
— J’aimerais pouvoir te dire qu’avec un peu de patience, tu pourras retourner à Karakha et récupérer la vie que tu menais avant mais… je ne vais pas te mentir : à moins que l’actuel gouvernement ne tombe, il y a peu de chance que cela arrive.
Elle acquiesça lentement, machinalement, puis laissa son regard dériver sur Ryilni. Elle avait l’impression d’avoir une pelote d’aiguilles coincée dans la gorge. Elle avait l’impression de flotter et de couler en même temps.
— Sachant tout cela, Hayalee, serais-tu prête à accepter notre aide ?
Elle hésita, posa la question par acquit de conscience :
— Et sinon… ?
— Sinon, je m’engage à te raccompagner à Karakha, ou nous pouvons préparer des vivres et une monture à ton attention et tu seras libre d’aller où bon te semble.
D’aller se faire tuer, oui. Il avait beau persister à lui faire croire qu’elle avait le choix, Hayalee n’en voyait aucun. À moins que ses histoires de Descendants ne soient qu’un ramassis de mensonges. Auquel cas Hayalee s’en apercevrait bien assez tôt.
— D’accord. Je vais rester. Je veux bien…
Elle se tourna vers lui, prit une bonne inspiration et dit :
— Je veux bien que vous m’appreniez à maîtriser le feu.
Elle s’était attendue à ce que sa décision soit bien accueillie, qu’il lui adresse un de ses sourires bienveillants ou ait un geste encourageant, au lieu de quoi il la dévisagea avec un sérieux déroutant. Comme si lui hésitait. Une silhouette accourut vers eux, mettant fin à cet étrange moment.
Hayalee le reconnut au premier coup d’œil, avec ses cheveux châtains, son visage rond et la longue plume qui se balançait à sa ceinture. C’était le garçon qui l’avait secourue dans la forêt : Saru.
Il s’immobilisa à quelques pas d’eux, le souffle court et les joues roses. Lui non plus n’était pas sorti indemne de leur mésaventure. Un épais pansement barrait sa gorge, là où le racheté l’avait entaillé avec son couteau, un hématome fleurissait sur sa pommette et l’un de ses avant-bras était couvert de bandelettes. Ses cheveux en pagaille lui tombaient encore devant le visage, dissimulant son œil gauche. Le droit s’arrêta sur Hayalee. Un instant, il sembla sur le point de lui dire quelque chose, puis le vent lui souffla à la figure et il s’empressa de rabattre sa capuche sur sa tête. C’était un beau vêtement en soie, vert foncé, brodé d’étrange symboles en fils d’argent.
— Tout le monde te cherche, lança-t-il à Iltaïr. Mara veut te voir.
Iltaïr lâcha un soupir et se gratta la tête :
— On dirait que le devoir m’appelle… Hayalee ? Si cela te va, je te laisse aux bons soins de Saru.
— Hein ? s’étrangla le garçon. Mais…
— Mais ? répéta Iltaïr. Tu t'es montré si prompt à voler à son secours. Puisque tu t'es attribué la mission d'aider Hayalee, autant t'en acquitter jusqu'au bout, tu ne crois pas ?
Le ton était léger, mais le sous-entendu comme le regard ne trompaient pas. Saru n'avait pas le droit de refuser après avoir désobéi une première fois. Il ravala sa fierté et grommela :
— Ouais.
— Je compte sur toi alors, conclut Iltaïr, jovial. Emmène-la donc manger un morceau, la pauvre Hayalee doit être morte de faim ! Après quoi, je te laisse voir avec l’intendance pour lui trouver une chambre.
— Dans les souterrains ?
— Oui. J’ai déjà transmis l’autorisation pour la laisser entrer et sortir librement.
Iltaïr reporta son attention sur Hayalee.
— On se revoit très vite, assura-t-il avec le sourire. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à demander à Saru – il est un peu bougon mais pas méchant.
Les joues du garçon s’embrasèrent et Hayalee compatit. Iltaïr envoya une petite claque dans l’épaule de cette dernière, puis s’éloigna en trottinant, laissant les deux adolescents seuls.
Saru semblait bouillonner et Hayalee baissa le nez sur ses chaussures, gênée d'avoir à lui imposer sa présence. Son embarras dut l’atteindre, car il s’éclaircit la gorge et marmonna, le regard fuyant :
— Tu… euh… tu veux manger un truc alors ?
Elle acquiesça, bien qu’elle ne soit pas sûre de pouvoir avaler quoi que ce soit – son estomac ne s’était pas dénoué depuis qu’elle avait repris ses esprits.
— Suis-moi.
Hayalee passa le reste de la journée dans un état second : flottant entre euphorie, angoisse et apathie. Par moment, elle se sentait gagnée par l’excitation fébrile de la découverte ; à d’autres, la gravité de la situation la rattrapait et elle devait se faire violence pour ne pas partir en courant ; pour finalement se surprendre à ne plus rien éprouver du tout. Elle se laissa promener dans les souterrains sans poser de questions. Saru la conduisit d’abord dans une espèce de cantine. On l’assit à une table, lui posa une assiette sous le nez : la faim la frappa alors avec une telle violence qu’elle mangea à s’en donner la nausée. Elle n’avait pas réalisé à quel point elle était affamée – affaiblie. Elle n’identifia même pas ce qu’elle avala, ne gardant que le souvenir du réconfort et de la chaleur que la nourriture lui procura. Après quoi, Saru l’emmena voir des gens mais elle ne mémorisa aucun visage, aucun nom, aucun mot. Elle avait l’impression d’être déconnectée de la réalité. Elle se vit conduire jusqu’à une chambre, offrir des draps, des vêtements et des affaires de toilette.
Tout le monde faisait preuve d’une grande gentillesse à son égard. On lui adressait des sourires et des paroles chaleureuses auxquelles elle répondait avec un temps de retard, on s’enquerrait sans cesse de son état et de ses besoins. À croire qu’elle était en deuil ou atteinte d’une grave maladie. Un instant, la situation lui parut si ridicule qu’elle faillit glousser. La seconde d’après, elle eut envie de pleurer.
Saru finit par l’abandonner dans une salle de bain. Hayalee se déshabilla avec des gestes rouillés, laissant ses vêtements tomber un à un sur le sol carrelé. Une glace craquelée surplombait une rangée d’éviers taillés à même la pierre. Elle se figea en apercevant son reflet.
Elle ne reconnut pas la fille qui la dévisageait. C’était une sensation étrange. Ses prunelles sombres étaient soulignées de cernes, ses traits tirés et sa cuisse enserrée dans des bandages, mais c’était toujours son visage, toujours son corps, qu’elle connaissait dans les moindres détails. Pourtant, elle avait l’impression de se voir pour la première fois.
Ses courts cheveux noirs étaient mouchetés de gris : de la cendre. Elle pivota et se tordit le cou pour s’observer par-dessus son épaule. L’évidence était là, au bas de son dos, à droite de sa colonne vertébrale : trois petits crochets disposés en triangle. Trois taches noires comme la nuit. Gravée dans sa chair – et dans son âme ?
De simples taches de naissance, avaient soutenu ses grands-parents. Cet aspect d’encre, trop soutenu pour paraître naturel, avait néanmoins fini par interpeller Hayalee. Au même titre que l’insistance de sa famille pour qu’elle la garde dissimulée en toute circonstance et n’en parle à personne. Hayalee n’oublierait jamais ce que lui avait dit son grand-père, cette fois où elle lui avait demandé pourquoi est-ce qu’il fallait qu’elle la garde cachée.
« La plupart des gens aiment pas bien ce qu’ils comprennent pas gamine. Quand ils comprennent pas, ça leur fait peur, et quand ils ont peur, ils peuvent faire du mal. »
Si Hayalee avait compris que ça n’était pas normal, elle avait été loin d’imaginer… ça.
Passant la main dans son dos, elle effleura la marque, retraçant la courbe des crochets. Non… des flammes. Ces trois taches évoquaient trois petites flammes. Ça paraissait évident, maintenant.
L’histoire d’Iltaïr avait le mérite de lui fournir une explication, ce dont ses grands-parents s’étaient toujours montrés incapables. Avaient-ils su ? Ils devaient forcément savoir que cette marque attirerait des ennuis, ou ils n’auraient jamais eu l’idée d’en faire un secret. Mais Hayalee n’arrivait pas à concevoir qu’ils puissent connaître cette histoire d’Élus et de pouvoirs. Isilna serait allée frapper à la porte de tous les exorcistes du pays si elle avait su que sa petite-fille était marquée par un démon.
Ou peut-être un ange, se dit Hayalee, pour ne pas céder à la terreur qui menaçait de l’engloutir.
Elle aurait tellement voulu pouvoir demander des explications à ses grands-parents et à sa sœur. Ou simplement les voir. Oui, juste les voir.
Son souffle se coinça dans sa gorge et les larmes lui montèrent aux yeux. Hayalee prit une profonde inspiration et serra les dents. Il ne fallait pas qu’elle craque. Elle avait la sensation qu’elle allait voler en éclat, se briser comme du verre, si elle laissait ses émotions déborder. Elle fixa la fille blessée et tremblante dans le miroir, s’accrocha à ses yeux de charbon jusqu’à ce que la peur les déserte.
Elle était en vie. Elle était en vie et en sécurité. Pour le moment, c’était tout ce qui comptait.
Se cramponnant à cette idée, elle alla s’immerger dans un bassin en pierre. L’eau était si chaude que la vapeur dansait à sa surface. Hayalee frissonna de plaisir et laissa aller sa tête sur le bord. Là, elle ferma les yeux et, enivrée par la chaleur, retrouva un semblant de quiétude.
Lorsqu’Hayalee rouvrit les paupières, l’eau était froide et elle avait perdu la notion du temps. Elle s’empressa de sortir du bain et attrapa la serviette qu’on lui avait fournie. Son regard tomba sur le bandage qui enserrait sa cuisse. Elle ne s’était pas souciée de le garder au sec et les bandelettes en tissu étaient imbibées d’eau. Mais elle n’avait presque plus mal. Elle décida de tout enlever.
Il n’y avait pas de blessure à l’avant de sa cuisse – la flèche n’avait pas traversé – et seulement une plaie en losange à l’arrière. La peau était rosâtre, et fripée après le temps qu’elle avait passé dans l’eau, mais déjà en bonne voie de cicatrisation. Hayalee ne sentait plus que des picotements et des tiraillements quand elle pliait et dépliait la jambe, mais la douleur ne la transperçait plus aussi profondément qu’à son réveil. Les soins d’Iltaïr avaient fait des merveilles.
L’esprit encore embué, elle se rhabilla, jeta serviette et bandages dans la panière en osier destinée à recueillir le linge sale et quitta la pièce. Elle redouta que Saru ait perdu patience et mis les voiles, mais elle le trouva assis dans le couloir, à même le sol. En la voyant émerger, il referma le livre qu’il lisait et se redressa d’un bond.
— T’as mis le temps, je commençais à me demander si tu t’étais pas noyée.
Il la lorgna avec un rien de crainte, l’air de ne plaisanter qu’à moitié. Il était le seul à ne pas lui avoir demandé comment elle allait. Planté face à elle dans ce couloir, son œil sembla poser pour la première fois la question. Hayalee répondit par un sourire, timide, mais sincère. Elle se sentait un peu mieux. Plus alerte, plus elle-même. Comme si les révélations des dernières heures l’avaient laissée éparpillée en mille morceaux qu’elle commençait enfin à recoller.
— C’est bientôt l’heure du dîner, dit Saru, mais tu dois pas avoir très faim, non ?
— Pas vraiment, admit Hayalee. Mais toi, tu dois avoir faim ?
Il haussa les épaules :
— Ça va, j’ai grignoté, je peux attendre un peu.
S’ensuivit un silence un peu gênant, que Saru brisa d’un raclement de gorge :
— Tu veux… tu veux faire quoi ?
Hayalee hocha la tête en signe d’ignorance. Elle n’avait envie de rien, si ce n’était rentrer chez elle. Saru parut hésiter, puis proposa :
— Ça t’ennuie si on va faire un tour dehors ? J’ai promis quelque chose à quelqu’un.
— Euh… très bien.
Ils repassèrent par la cantine où Saru embarqua plusieurs pommes, puis le garçon la conduisit à l’air libre. Cette fois, ils n’empruntèrent pas le monte-charge, mais un escalier en colimaçon. L’ascension ne fut pas une partie de plaisir pour Hayalee, heureusement le repas et le bain l’avaient requinquée. L’escalier aboutissait dans la cave délabrée d’une tour de guet. Comme l’avait promis Iltaïr, ici aussi l’entrée des souterrains était dissimulée, derrière une étagère qui se fondait à la perfection dans le décor.
Ils saluèrent la femme et l’homme chargés de monter la garde – les « sentinelles » comme tout le monde les appelait – et émergèrent à la surface. Pas sur les hauteurs du volcan, mais à ses pieds, sur une côte ponctuée de tours de guet semblables à celles qu’ils quittaient. Hayalee repéra la silhouette trapue de la volière où nichaient les aigles, perchée sur la crête escarpée de la montagne. Vu d’ici, le bâtiment paraissait minuscule à côté de l’imposant cratère qui dessinait le sommet de l’île.
— On est sur la côte ouest, expliqua Saru. La ville est de l’autre côté de la montagne, à l’est. Les gens viennent rarement se promener par ici, c’est tranquille.
Tournant le dos au monstrueux volcan, Hayalee s’engagea à sa suite sur le chemin de terre. La route descendait en pente douce vers l’océan, bordée par des pâturages à l’herbe verdoyante et grasse. Le soleil avait amorcé sa descente vers l’horizon, baignant le décor d’une lueur orangée. Hayalee se surprit à apprécier la promenade. Ici, il n’y avait personne pour la dévisager, la questionner ou lui donner plus d’explications qu’elle ne pouvait en intégrer. Ce calme était le bienvenu après toutes les émotions qu’elle avait traversées.
— Ça va aller, la jambe ? s’enquit Saru.
— Oui oui.
Hayalee avait cru qu’ils étaient partis pour rejoindre la plage, mais Saru changea soudain de cap. Enjambant le muret couvert de mousse, il quitta la route pour avancer dans la prairie.
— Où on va ?
— Tu vois l’arbre, là-bas ?
Il pointa du doigt un bel arbre tout en torsades et en courbes, seul au milieu du plateau balayé par le vent.
— Elle aime bien ce coin-là.
« Elle » ?
— Une amie à toi ? avança Hayalee.
L’idée le fit rire.
— C’est un peu triste mais, ouais, on peut dire que c’est ma meilleure amie.
Ça n’était pas bien gentil pour l’amie en question.
Ils dépassèrent un troupeau d’aurochs qui se promenaient librement en compagnie de mùflons des prés et marchèrent encore un peu. Arrivé près de l’arbre, Saru leva la tête vers le ciel et siffla. Hayalee était perplexe. Il n’y avait personne à l’horizon, personne pour lui répondre. Sans se laisser démonter, Saru alla s’asseoir sur un rocher, en dessous de l’arbre, posa son sac en toile rempli de pommes et attendit. Hayalee lui trouva l’air plus détendu que dans les souterrains. Un peu mélancolique, avec ses mains enfoncées dans les poches, sa capuche rabattue sur sa tête et ses cheveux qui lui mangeaient un tiers du visage, mais moins boudeur que deux heures plus tôt.
Les minutes passèrent, sans que quiconque se montre. Hayalee s’était assise en tailleur et jouait avec des brins d’herbe.
— Ton amie sait que tu l’attends là ? osa-t-elle.
Un sourire étira les lèvres de Saru.
— Je lui ai pas envoyé de faucon, rétorqua-t-il. Elle sait pas lire, de toute façon – enfin, je crois pas.
— Les pommes, c’est pour elle ?
— Ouaip.
Hayalee plissa les yeux, suspicieuse.
— Est-ce que ton amie… est une chèvre ?
— Pas exactement, éluda-t-il. C’est plutôt… ça.
Il désigna quelque chose dans le dos d’Hayalee. Cette dernière se tordit le cou. Une bourrasque plus forte que les autres agita la prairie, les aurochs et les mùflons fuirent de l’autre côté du plateau. Une ombre passa sur eux, trop rapide pour être celle d’un nuage, et Hayalee vit quelque chose filer à l’orée de son champ de vision. Le nez en l’air, elle essaya de rattraper la chose des yeux, de la retrouver. Il y eut un claquement sur sa gauche. Elle tourna la tête et bondit sur ses jambes.
La créature qui venait d’atterrir à quelques pas d’eux avait bien les sabots fendus d’une chèvre, mais la ressemblance s’arrêtait là. Il s’agissait d’un cheval – le plus beau qu’Hayalee eut jamais contemplé. L’animal était entièrement blanc, d’un blanc aussi immaculé que la neige qui couvrait Karakha en hiver. Ses crins ondulés scintillaient comme des fils d’argent et ses ailes étaient couvertes de plumes que le soleil couchant parait de reflets irisés rose orangé. Sa longue queue s’achevait sur un large éventail de plumes. Hayalee resta clouée sur place.
Les yeux de l’animal était saisissant. On ne distinguait ni iris ni pupille, juste deux globes qui semblaient remplis d’argent liquide.
— C’est… commença-t-elle. Est-ce que c’est…
— Un mallet, ouais, confirma Saru en venant se planter à ses côtés.
Le cheval replia ses immenses ailes et s’arrêta à bonne distance des deux adolescents pour les observer avec défiance.
Les mallets comptaient parmi les races de chevaux ailés les plus rares. Quand, par chance, on en débusquait un, il était si rapide qu’il était presque impossible de l’attraper. Et quand, par miracle, on en attrapait un, il était plus difficile encore de le dompter. Avant aujourd’hui, Hayalee n’en avait vu qu’une fois – de loin tant la foule autour était compacte – à la foire annuelle. Ces chevaux demeuraient sauvages et les mystères qui les entouraient en avaient fait l’objet de nombreuses croyances populaires. Certaines leur prêtaient le rôle d'anges protecteurs descendus sur terre pour guider les personnes au destin exceptionnel. D'autres, plus sinistres, les décrivaient comme présages de mort, amadouant les voyageurs perdus afin qu'ils montent sur leur dos pour ensuite les mener vers l'au-delà.
La stupéfiante créature ne bougea pas d’un cil. Ce fut Saru qui avança. Hayalee retint son souffle, persuadée de voir le cheval détaler. S’immobilisant à mi-distance, Saru leva la main, comme pour toucher l’animal. Ce dernier braqua son œil d’argent sur lui et, contre toute attente, parcourut les quelques pas qui les séparaient pour venir glisser son museau sous les doigts du garçon.
— J’avais peur que tu sois déjà repartie, souffla-t-il en lui dispensant des caresses.
Le cheval se blottit un peu plus contre lui et ils se retrouvèrent front à front. Saru le flatta longuement, puis se détacha de lui pour se tourner vers Hayalee, qui observait la scène avec stupéfaction.
— Je te présente Gaya.
— C’est… il… elle est à toi ?
Saru eut un petit sourire.
— Pas vraiment. Disons plutôt que c’est elle qui m’a adopté.
— Mais… tu as réussi à la dresser ?
— Oh non ! Elle accepte que je la monte, mais c’est pas pour autant qu’elle est dressée. Impossible de la seller ou de la faire rentrer dans une écurie. Dès qu’il y a un peu trop de monde, elle s’en va. Souvent, elle disparaît pendant des jours, puis elle revient. Elle fait un peu ce qu’elle veut, conclut-il.
— J’ai jamais entendu dire qu’un cheval puisse se comporter comme ça.
Il haussa les épaules et rétorqua :
— Je l’ai apprivoisée, ça s’est pas fait en un jour. Et puis c’est pas n’importe quel cheval. C’est un mallet, déclara-t-il en lui grattant le museau. Ils sont particuliers.
Saru s’abîma quelques secondes dans la contemplation de la bête.
— Tu veux essayer de la caresser ? lança-t-il. Je garantis pas qu’elle se laissera faire, mais en général, elle est moins farouche quand je suis là.
Hayalee se dandina d’un pied sur l’autre. Saru l’encouragea d’un sourire, alors elle céda à la tentation. Elle avança prudemment, aussi réticente que désireuse de toucher le mallet. La jument l’intimidait, avec son regard bizarre.
Son regard bizarre qui s’était tourné vers elle et surveillait le moindre de ses mouvements.
Gaya resta parfaitement immobile, ce qui était presque encore plus inquiétant. Hayalee finit par discerner son reflet sur la surface nacrée de l’œil. Lentement, elle leva le bras, tendit la main. La chaleur du cheval lui chatouilla le bout des doigts. Elle lui effleura le museau. Aussitôt, le cheval s’ébroua.
La jument se cabra de toute sa hauteur et déploya ses ailes en poussant un hennissement à déchirer les tympans. Hayalee tomba à la renverse, autant étourdie par le cri strident que par la silhouette démesurée qui se dressait devant elle. Ses ailes avaient avalé le ciel et ses sabots moulinaient au-dessus de sa tête. La terreur s’empara d’Hayalee et ses entrailles s’embrasèrent.
— Gaya !
Saru s’interposa. Accroupi devant Hayalee, mains levées vers la jument, il tonna :
— Arrête !
Ses énormes ailes soulevaient des masses d’air et sa queue claquait comme un fouet.
— Arrête Gaya !
Les sabots faillirent le piétiner, heureusement la jument recula d’un battement d’ailes avant de retomber sur ses quatre pattes. Elle avait cessé de hurler, mais balançait sa tête tout en reculant, oreilles plaquées vers l’arrière, ailes courbées comme des serres et plumes écartées comme autant de doigts. Hayalee décida d’imiter Saru et de ne pas bouger.
Peu à peu, Gaya ramena ses ailes contre ses flancs, redressa les oreilles et cessa de s’agiter. La chaleur qui avait saisi Hayalee au ventre redescendit. Saru ne relâcha pas sa vigilance, faisant toujours barrage entre la jument et Hayalee. Gaya arrêta de reculer et se mit à les scruter d’une drôle de façon, inclinant la tête d’un côté pour les observer d’un œil, puis de l’autre. Elle battit des cils et ses naseaux frémirent.
— Calme-toi, l’encouragea Saru. Hayalee est une amie, tu vois bien ?
Avec des gestes lents, Saru se redressa et Hayalee en fit autant, sous l’œil attentif de la jument. Elle avait l’air de chercher à comprendre la situation, d’hésiter. L’attitude de Saru dut la convaincre qu’Hayalee n’était pas un danger, car elle se décida à revenir vers eux.
— Je devrais peut-être m’éloigner ? suggéra Hayalee en voyant l’animal approcher.
— Attends, souffla Saru. Je crois que c’est différent cette fois.
Tête inclinée à la hauteur des deux adolescents, Gaya avançait d’une démarche prudente, l’air plus intrigué que menaçant. Hayalee n’était pas rassurée. La jument pouvait bien s’emballer une deuxième fois.
— Tu es sûr que c’est une bonne idée ? couina-t-elle. Vraiment… je peux aller attendre sous l’arbre, c’est pas grave.
Le cheval n’était plus qu’à trois pas d’eux.
— Quand on tombe, faut remonter tout de suite en selle, dit Saru.
— Je suis pas tombé de selle.
— C’est pareil. Si tu t’arrêtes sur ça, t’auras peur d’elle tout le temps.
— Promis que non.
Mais Saru semblait déterminé à aller au bout de l’expérience et la jument était déjà là.
— Détends-toi, murmura-t-il. Si t’es nerveuse, ça va la rendre nerveuse.
Gaya s’était arrêtée en face d’eux, à portée de main. Hayalee ne comprenait plus à quoi jouait l’animal. Qu’est-ce qu’elle lui voulait ? Saru leva le bras droit et fit signe à Hayalee de suivre le mouvement. Cette dernière décida de lui faire confiance. Elle inspira, expira et leva le bras gauche. En parfait miroir, ils tendirent leur main vers la jument qui semblait les surveiller chacun d’un œil.
Ils la touchèrent ensemble. Cette fois, Gaya ne s’ébroua pas. La chair de poule courut sur les bras d’Hayalee et les poils de sa nuque se hérissèrent tandis qu’un agréable frisson la parcourait de la tête aux pieds – le soulagement peut-être, ou l’émotion.
Émerveillée, Hayalee laissa ses doigts remonter le long du museau et Gaya ferma les paupières sur ses yeux d’argent. Elle était en train de caresser un mallet. Un véritable mallet. Le poil était étonnement doux et elle pouvait sentir les muscles se contracter sous la peau. Elle fut surtout interpellée par la chaleur que dégageait l’animal. Elle aurait été incapable de l’expliquer avec des mots, mais il y avait quelque chose d’inhabituel dans cette chaleur-là… quelque chose de vibrant.
Saru se tourna vers Hayalee et lui adressa un grand sourire – son premier vrai sourire, sans sarcasme, amertume ou retenue. Elle remarquait seulement la teinte singulière de son œil : une pupille cerclée de jaune sur un iris bleu, comme une éclipse dans un ciel d’été nuancé de vert. Hayalee sourit en retour.
— Tu veux bien me ramener les pommes ?
Elle s’exécuta. Saru prit ses distances et lança une première pomme à Gaya. Celle-ci réagit au quart de tour et la croqua en plein vol, coupant le fruit en deux morceaux qui retombèrent dans l’herbe. Hayalee lâcha une exclamation admirative.
Ils passèrent les quinze minutes suivantes à jeter des pommes à Gaya, les envoyant plus loin et plus haut à chaque fois, forçant la jument à courir, bondir et s’envoler. Hayalee fut épatée par la rapidité et l’agilité de l’animal. Elle exécutait des pirouettes et des pointes de vitesse spectaculaires, alternant galop et vol avec une aisance remarquable, souple sur ses articulations.
Le sourire tiré jusqu’aux oreilles, Hayalee regardait la jument déguster sa dernière pomme quand Saru proposa de but en blanc :
— Tu veux faire un tour ?
— Un tour… sur son dos ?
— Nan, sur le mien, dit-il en roulant des yeux.
Il s’approcha de la jument et lui flatta l’encolure tout en murmurant :
— Qu’est-ce que t’en dis, ma grande ? T’accepterais de nous emmener ?
Sur quoi, Saru tapota l’épaule de Gaya qui abaissa son aile pour la plaquer au sol. Il posa un pied au creux de l’articulation et, aidé par l’impulsion que lui donna la jument, bondit sur son dos.
— Alors ? lança-t-il à Hayalee. Tu viens ?
— Euh…
Ses entrailles s’étaient remises à danser. Elle ne s’était pas préparée à ça. Elle ne pouvait pas s’empêcher de repenser à toutes ces histoires de chevaux mallet enlevant les vilains enfants pour les jeter du haut du ciel. Mais la morosité de Saru s’était envolée depuis l’arrivée de Gaya, et Hayalee préférait ça. Il avait l’air de s’amuser et, s’il fallait être honnête, elle aussi. Sans plus réfléchir, Hayalee accepta la main qu’il lui tendait.
Se hisser sur le dos du cheval ne fut pas une mince affaire. Gaya rechigna à abaisser une nouvelle fois son aile, Hayalee glissa dans ses plumes, puis s’écrasa contre Saru.
— T’as déjà volé ? demanda-t-il lorsqu’elle fut enfin installée derrière lui.
— Une fois, dit Hayalee, captivée par la hauteur, par la sensation de la jument sous ses fesses et par les plumes qui chatouillaient ses cuisses. Sur un petit bùrak. À trois pieds du sol. Dans un manège.
Saru pouffa de rire.
— Bon… je crois qu’on peut considérer que c’est ta première fois.
— On peut se contenter de trotter sinon ? Aller jusqu’à la plage ou…
— C’est ça. Accroche-toi.
Elle eut juste le temps de poser ses mains sur ses épaules. Il talonna Gaya et cette dernière fila au grand galop à travers la plaine. Hayalee faillit partir en arrière. Elle se rattrapa de justesse en passant un bras autour du cou de Saru, manquant l’entraîner avec elle.
— Tu m’étrangles ! glapit-il.
Hayalee était trop occupée à hurler pour s’excuser. Elle réussit tant bien que mal à stabiliser sa position et se cramponna à la taille du garçon. Elle s’en trouva affreusement gênée, mais entre ça et se briser tous les os, le choix était vite vu.
Comme si l’expérience n’était pas suffisamment terrifiante, Gaya décida de quitter le plancher des aurochs. Elle bondit vers le ciel, déploya ses immenses ailes et, d’un puissant battement, les propulsa dans les airs. Hayalee crut laisser tous ses organes derrière elle. Elle vit les touffes d’herbe grasse défiler à toute allure sous leurs pieds et les mùflons courir en tout sens en dessous d’eux. La jument les entraîna haut dans le ciel, où les cris d’Hayalee se noyèrent dans les rires de Saru.
Les sensations étaient grisantes. Effrayantes, mais étrangement plaisantes. Chaque changement de cap, chaque montée et descente lui chatouillait l’estomac. Le vent lui soufflait au visage, jouait dans ses cheveux. Les muscles d’Hayalee se détendirent peu à peu et, passés les premiers instants de vertige, elle se laissa gagner par un enivrant sentiment de liberté.
Saru lui montra toute l’île. Ils filèrent d’abord vers le sud, où Hayalee découvrit l’existence d’un second îlot : un croissant de roche qui dépassait de l’océan. Puis ils revinrent vers le nord, suivant la crête qui traçait comme une colonne vertébrale à l’île. Passant au-dessus de la plate-forme d’envol, Gaya coupa comme une flèche au milieu des aigles qui piaillèrent leur mécontentement et plusieurs personnes les hélèrent depuis le sol. Ils partirent tournoyer au cœur du cratère où se nichait un lac, puis dévalèrent le flanc est de la montagne jusqu’à la ville des réfugiés. Ils survolèrent ses rues pleines de vie et ses toits disparates. Les habitations firent ensuite place à des parcelles de champs, qui firent bientôt place à une épaisse forêt. Ils frôlèrent la cime des arbres, puis s’aventurèrent près de la côte nord, toute en falaises noires et boursouflées.
Lorsqu’ils remirent le pied à terre, la journée touchait à sa fin. Ils atterrirent sur la plage : un banc de sable humide et noir qui scintillait dans la lumière du couchant. Gaya repartit aussi sec, disparaissant comme elle était apparue. Saru n’eut même pas le temps de se retourner.
— Typique, grommela-t-il.
C’était la première fois de sa vie qu’Hayalee posait les pieds sur une plage – c’était la première fois de sa vie qu’elle faisait et voyait beaucoup de choses, à vrai dire. Le tableau était magnifique. Le soleil ressemblait plus que jamais à une énorme boule de feu orange qui plongeait dans les profondeurs de l’océan, faisant miroiter les eaux et teintant les nuages en rose. On ne voyait pas ça, à Karakha. On pouvait admirer le lever du soleil sur la forêt, mais la falaise occultait l’astre bien avant que le jour ne meure.
Hayalee se demanda si sa sœur regardait aussi le ciel et si elle avait idée à quel point le paysage qu’elles contemplaient était différent. Elle essuya une larme qui roulait sur sa joue et s’assit dans le sable pour profiter du spectacle, encore étourdie par leur folle chevauchée.
Elle n’avait pas eu une seule pensée pour les Descendants, les Portes ou les soldats depuis qu’ils avaient quitté les souterrains. Là-haut, dans le ciel, elle avait admiré l’île non pas avec les yeux horrifiés d’une réfugiée, mais avec émerveillement. Saru avait réussi à lui faire oublier pourquoi elle était là.
Ce dernier se laissa tomber à sa gauche en soupirant et les mots virent naturellement à Hayalee :
— Merci.
Il la regarda de travers, comme si elle venait de proférer un juron.
— Euh… pour quoi ?
— Pour m’avoir sauvé la vie.
— Ah. Ça.
Il ne semblait en tirer aucune fierté, au contraire.
— Désolée si ça t’a attiré des ennuis, ajouta-t-elle. Iltaïr m’a dit que tu lui avais désobéi pour venir m’aider.
Saru renifla.
— Ouais, ben, c’était pas la première fois, ce sera pas la dernière.
— Est-ce que c’est ton père ?
Hayalee avait posé la question sans réfléchir, avant de se souvenir qu’Iltaïr s’était présenté comme « un ami de Saru ». Elle aurait mieux fait de réfléchir. Les traits de Saru se contractèrent comme s’il venait d’encaisser un coup au ventre et il répondit :
— Nan, c’est pas mon père. C’est juste… personne.
Il se replia un peu plus au fond de sa capuche et Hayalee baissa le nez sur ses doigts enfouis dans le sable pour ne pas l’embarrasser davantage. Elle avait la nette impression d’avoir mis les pieds dans le plat. Elle laissa filer quelques secondes et décida de revenir sur le sujet principal :
— En tout cas, merci d’être venu à mon secours.
Il secoua la tête de gauche à droite.
— Arrête de me remercier. Si on y réfléchit bien, c’est plutôt toi qui nous as sauvés. Sans ton feu, les soldats nous cueillaient comme des fleurs.
Son feu… Hayalee n’arrivait toujours pas à se faire à cette idée. Elle avait beau garder un souvenir vivace de la braise rougeoyant au creux de sa paume, elle avait beau avoir compris de quoi elle était capable, elle ne réalisait toujours pas.
— Globalement, j’ai merdé, conclut Saru en ramassant un morceau de bois flotté avec lequel il se mit à gratter le sable. J’ai été totalement impuissant face aux soldats.
— Je suis pas d’accord, rétorqua Hayalee. Sans toi, je serais morte bien avant l’arrivée des soldats. Tu m’as sauvée de l’autre fou furieux, je te rappelle.
Il haussa les épaules, sans toutefois la contredire. Il l’avait sauvée, c’était un fait. Il les avait débarrassés du racheté. Hayalee en était sûre à présent, même si elle ne savait toujours pas comment. Saru devait sentir que la question lui pendait au nez, car il garda toute son attention focalisée sur la tranchée qu’il creusait. Hayalee se racla la gorge :
— Iltaïr… il m’a dit que tu étais un Descendant.
Le mot lui laissait un goût étrange sur la langue.
— Super, marmonna-t-il. Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?
— Sur toi ? Rien.
Ses épaules se relâchèrent un peu. Priant pour qu’il ne lui crève pas les yeux avec son bâton, Hayalee osa demander :
— L’homme, dans la forêt, qu’est-ce que tu lui as fait au juste ?
Il cessa de mutiler la plage et lui lança un regard en coin :
— T’es sûre de vouloir savoir ? Je te préviens, ça risque de te faire peur.
La mise en garde suffit à elle seule à lui faire peur, mais Hayalee était trop curieuse et trop fière pour reculer.
— Ça peut pas être pire que tout ce qui m’est arrivé jusque-là.
— C’est si important que ça ? De savoir ce que je lui ai fait ?
Hayalee ouvrit une première fois la bouche, puis la referma. Comment lui expliquer ? Il n’était pas uniquement question d’assouvir sa curiosité. Son univers s’était écroulé en l’espace de quelques heures pour laisser place à une fresque totalement nouvelle. Elle avait besoin de comprendre ce qu’elle avait sous les yeux, car ne plus savoir dans quel monde elle évoluait était encore plus terrifiant. Faute de trouver les mots justes, Hayalee fit de son mieux pour insuffler tout ça dans un simple « s’il te plaît ».
Saru soupira ostensiblement et lâcha son morceau de bois pour lever le visage vers le ciel. Hayalee se demanda s’il priait qu’on lui épargne cette conversation ou s’il réfléchissait à la meilleure façon de présenter les choses.
— Les gens ont une âme, lâcha-t-il soudain.
Il y eut un instant de flottement.
— Euh… oui, fit Hayalee.
— Nan. Dis pas « oui » comme si tu savais. Tu sais pas, mais tu le crois. Moi je sais. Je peux la voir.
— Tu peux la voir ?
Il se mit à tripoter la plume accrochée à sa ceinture dans un geste nerveux, la faisant rouler entre ses doigts.
— Je peux voir dans l’âme des gens, déclara-t-il. Imagine un immense brouillard, dans lequel tu verrais pêle-mêle des visages et des paysages, t’entendrais des voix, tu sentirais des odeurs, des sensations, et plein d’émotions différentes. C’est à ça que ça ressemble, une âme. Une flopée de souvenirs, de pensées et de sentiments – tout ce qui fait que tu es toi, quoi – qui se mélangent dans un grand brouillard. Et moi, disons que je peux me promener là-dedans.
Hayalee en resta muette. Elle n’était pas sûre de comprendre.
— Quand je veux, simplement en les regardant, je peux plonger dans l’âme des gens, dit Saru.
Il gardait l’œil fixé sur la plume qu’il inclinait d’un côté, puis de l’autre, comme s’il cherchait à capter son reflet sur la surface irisée.
— Et ça leur fait pas du bien. Tout ce que je vois, tout ce que je ressens, je le ramène à la surface. Un peu comme si je remuais la merde au fond d’une mare avec un bâton. Et c’est bien ce qui remonte, le plus souvent : de la merde. Des mauvais souvenirs, des trucs dont les gens ont même pas conscience.
Hayalee déglutit. Saru aventura un regard dans sa direction et elle cilla, soudain inquiète à l’idée qu’il puisse lire en elle.
— Détends-toi, dit-il. C’est pas un truc que je peux faire sans que tu t’en aperçoives. Tous les souvenirs que je vais pêcher, les gens les revivent en même temps que moi. Moi, j’arrive à encaisser maintenant, à garder la tête hors de l’eau, mais les gens, eux, ils se laissent bouffer. Si j’insiste, ça peut les rendre fous, voire les tuer.
Le soleil avait disparu derrière l’horizon, ne laissant plus que de pâles traces orange dans un ciel qui s’assombrissait. Hayalee ne savait pas quoi dire. Elle ne l'aurait sûrement pas cru si elle n'avait pas assisté au spectacle de cet homme hurlant, suppliant pour qu'on lui pardonne.
— Si tu veux un autre guide, c’est le moment de le dire.
Il guettait sa réaction, l’air plus farouche que jamais sous les mèches folles de ses cheveux.
— Pourquoi est-ce que je voudrais d’un autre guide ?
Elle soutint son regard sans flancher. Dire qu’elle n’était pas intimidée serait mentir. Savoir qu’il pouvait plonger au plus profond de son âme et la torturer jusqu’à la folie d’un simple coup d’œil était terrifiant, bien sûr. Mais en y réfléchissant, Hayalee était tout aussi dangereuse. Quelque chose lui disait que la blessure que Saru portait au bras n’était pas à imputer aux soldats. Pourtant il était là, près d’elle. Hayalee décida qu’elle ne se laisserait pas gagner par la peur.
Il fronça le nez et un tic agita la commissure de ses lèvres, le faisant d’abord paraître agacé, puis troublé. Ce fut lui qui battit des cils et détourna le premier le regard. Il s’éclaircit la voix :
— Alors… tu penses rester ici ?
— C’est ce que j’ai de mieux à faire, non ?
Il se garda de donner son avis sur la question. Hayalee avait déjà pris sa décision, de toute façon.
Elle resterait. Du moins jusqu’à ce qu’elle ait appris à maîtriser ce feu qui sommeillait en elle. Elle n’était ni suicidaire ni stupide. Dans l’état actuel des choses, elle était trop vulnérable pour tenter quoi que ce soit. Mais si Iltaïr avait raison à son sujet, si elle était bien une Descendante, alors elle possédait les moyens de se défendre.
Hayalee allait dompter le feu. Ensuite, elle retrouverait sa famille, coûte que coûte. Elle s’en faisait la promesse.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre et j'accroche de plus en plus à ton histoire. Le pouvoir de Saru est à la fois glaçant (quand même, c'est flippant un gamin capable de s'introduire dans ton esprit et de faire remonter tous les mauvais souvenirs à la surface...) et bien trouvé, bien expliqué.
Le passage avec l'apparition de Gaya m'a plu également, et il apporte une touche "magique" au récit (bon, ok, il y a les pouvoirs, les Descendants, etc... la magie et le fantastique ne manquent pas, mais quand je dis magique ici, je parle d'un effet "wahou" et enchanteur). Toute la scène du survol de l'île est super chouette, j'ai eu en tête cet extrait du troisième film de la saga Harry Potter quand le héros monte pour la première fois sur l'hypogriffe et survole le château et le lac, on retrouve ce même effet de contemplation qui coupe le souffle. Ta description de l'île est vraiment bien dosée, il y a juste ce qu'il faut pour qu'on se projette à la place d'Hayalee et qu'on l'apprécie sans noyer le lecteur sous les détails.
J'ai vu dans une de tes réponses à mes commentaires que tu allais repasser les chapitres sous Antidote, donc je vais m'épargner la tâche de relire le chapitre pour relever les éventuelles fautes de syntaxe. Si jamais tu souhaites que je fasse quand même cette relecture, n'hésite pas à le dire :)
Merci pour le pouvoir de Saru. J’espère que tu le trouveras d’autant plus intéressant à mesure qu’il se dévoilera.
Je comprends ce que tu veux dire par magique. ^^ C’est vrai que Gaya apporte une petite note de merveilleux (que j’espère pas trop déplacée). Merci pour la description de l’île (et la comparaison flatteuse) ! J’ai toujours un peu de mal avec les descriptions, donc je suis ravie de savoir que t’as apprécié celle-ci.
Rolala, je vais pas te faire relire ! :O Mais tu relis en plus ?? C’est gentil, ça. x’D Je sais pas si j’arriverai à éliminer toutes les fautes, mais je vais faire de mon mieux.