Sofia crut à beaucoup de choses. Elle crut avoir mal entendu. Ou alors elle crut à une mauvaise blague. Ou elle crut qu’elle était en train de rêver. Elle crut à tout sauf à ce qu’elle venait d’entendre.
-Redite-moi ça ? demanda-t-elle.
-Il y a de nombreuses années maintenant, poursuivit Jaw, votre mère Hayden Snow, qui portait son nom de jeune fille à l’époque, Annopler, a créé avec quelques-unes de ses consœurs un mouvement féministe, Les Dédaignées Indignées, dans le but de revendiquer l’amélioration de la condition et de la considération des femmes.
A nouveau, Sofia resta interdite pendant quelques instants. Comme si son cerveau avait besoin de temps pour réaliser l’information qu’elle venait d’apprendre.
-Ma mère…Les Dédaignées Indignées…C’est elle qui a forgé ce mouvement ? balbutia-t-elle.
Sofia était partagée entre la surprise et la fierté de découvrir que sa mère était la créatrice du mouvement féministe le plus important de l'histoire d'Angleterre.
-En effet, acquiesça Jaw. A l’époque, ce mouvement a très vite bénéficié d’une popularité considérable, si bien que tout Londres s’est rapidement vu imprégner de son empreinte. Des affiches des Dédaignées Indignées trônaient sur tous les murs de la ville, des tracts étaient distribués massivement, des manifestations avaient lieu régulièrement dans les rues. Les adhérents devenaient de plus en plus nombreux. L’impact des Dédaignées Indignées fut si percutant au sein de la capitale que tout le monde crut même qu’il allait pouvoir être suffisamment influent pour convaincre les membres du gouvernement de mettre en place un amendement permettant enfin d’accorder le droit de votes aux femmes. Un peu comme ce qu’il se passe en ce moment grâce à la ferveur déclenchée par Néhémie Wilson. Grâce à leur persévérance, les Dédaignées Indignées avaient réussi à obtenir gain de cause et les membres de la Chambre des Lords avaient élaboré un projet de loi pour permettre aux femmes d’acquérir le droit de votes qui devait être voté le 3 novembre 1858, à quelques semaines des élections générales. Ce jour-là, les adhérents des Dédaignées Indignées s’étaient rassemblés massivement dans une grande manifestation pour se rendre au Parlement pour encourager l’aboutissement de cette loi. J’imagine que vous connaissez la suite…
Le ventre de Sofia se noua. Bien sûr qu’elle connaissait la suite...Tout le monde en Angleterre la connaissait. On ne cessait de l’apprendre dans les écoles dès le plus jeune âge et les journaux en faisaient encore trop régulièrement mention pour que quiconque puisse ignorer l’issue tragique de cette manifestation.
-A la suite de ce terrible attentat, poursuivit Jaw, tous les soupçons se sont ensuite portés naturellement vers votre mère, étant donné qu’elle était la meneuse principale des Dédaignées Indignées.
Depuis que Jaw avait pris la parole, Sofia était restée inerte et silencieuse, figée par ces terribles révélations. C’était déjà bien difficile à réaliser que sa mère était la fondatrice des Dédaignées Indignées. Mais instigatrice d’un des attentats les plus meurtriers du siècle ? Elle n’y crut pas un seul instant !
Bien que Sofia n’eût jamais connue sa mère, -la pauvre était décédée d’une violente pneumonie un mois seulement après sa naissance- elle avait cependant toujours eu la sensation de la connaître, que ce soit par un lien du cœur indéfectible ou par les divers portraits que tous ceux qui avaient connu Hayden Snow avait dressé d’elle. Son père n’avait jamais cessé de dépeindre Hayden, la seule femme qu’il avait jamais aimé, comme un ange au cœur empli de pureté et dévouée au bien-être des autres. Un tel crime était aux antipodes de cette nature douce, altruiste et défendant de si nobles convictions.
Mais Sofia se rappela aussi avoir appris à l’école que les principales accusées avaient été acquittés, fautes de preuves. Ce qu’elle ne manqua pas de faire remarquer à Jaw.
-En effet, votre mère a été acquittée, répondit-il. Sur le plan de la justice, elle est reconnue innocente. Cependant…De nombreux membres du gouvernement ainsi que des grands noms de l’aristocratie n’ont pas voulu en rester là. A leur yeux, Hayden Annopler était une féministe enragée qui n’avait eu de cesse de connaître des ennuis avec les autorités afin de faire entendre ses convictions et qui était prête à tout si jamais on n’accédait pas à ses revendications.
Sofia se releva d’une traite, percée d’une terrible colère.
-Prête à tout comme quoi ? A tuer des innocents ? C’est ridicule ! Quel intérêt une féministe engagée aurait-elle à ôter la vie à des partisans de son propre mouvement ? Ca n’a pas le moindre sens !
Sofia s’adressait à Jaw comme s’il était responsable des paroles tenues par les détracteurs de sa mère alors qu’il ne faisait que les retranscrire.
-Eh bien… Les aristocrates ont soutenu l’hypothèse que cet attentat était le fruit d’une machination ourdie par votre mère pour s’assurer de parvenir à ses fins. Une machination visant à imputer cet attentat aux membres du Parlement. De cette façon, elle les aurait décrédibilisés aux yeux du peuple et aurait prouvé qu’ils étaient à prêt à s’en prendre à un mouvement qui représentait une menace pour leur idéologie phallocrate. Qu’à cause de cela, les membres du Parlement auraient pu cristallisés une haine sans précédent chez le peuple et qu’en unique recours pour calmer les fureurs naissantes et redorer leur image, ils se seraient sentis obligés d’accorder le droit de votes aux femmes. Toujours est-il que la presse a accrédité cette hypothèse en la répandant massivement dans les journaux. Ce parti pris était un appel tacite à la haine à l’égard de votre mère. Elle a subi un acharnement médiatique si important qu’elle et son mari ont préféré quitter Londres pour se réfugier dans les attraits de la campagne, entraînant par la suite la dissolution définitive des Dédaignées Indignées…
A cet instant, Sofia ne pût s’empêcher de voir Jerry Jaw comme son ennemi. C’était très injuste certes, mais c’était ainsi que son inconscient percevait en ce moment même cet homme qui lui faisait ces révélations lui brisant le cœur. Alors que celui-ci l’avait pourtant prévenu que connaître la vérité serait une erreur monumentale…
Une sensation atroce s’empara alors du corps de Sofia.
Comprenant ce qui était en train de se passer, elle se retira du living et se rendit dans la cuisine. La douleur à son doigt provoquée par l’entaille de la feuille était toujours lancinante mais elle paraissait ridiculement infime par rapport à celle qui lui tailladait l’âme. Les mains crispées sur le buffet, tremblant de tous ses membres, Sofia tentait de se souvenir de respirer. En l’espace de vingt-quatre heures, elle venait de subir le plus grand chamboulement émotionnel de sa vie. Pour l’impératrice des émotives qu’elle était, c’était un supplice sans nom et, inévitablement, cela la conduisit à une de ces grosses crises d’angoisse dont elle seule avait le secret.
Alors qu’elle entamait de longues respirations afin d’apaiser les battements de son coeur, elle entendit des bruits de pas derrière elle. Sofia se retourna et vit Alexander Jameson. Le jeune homme qui n’avait pas encore prononcé un seul mot depuis le début.
Il ne le savait pas mais il commettait une grosse erreur. Il ne fallait jamais déranger Sofia lorsqu’elle était en proie à une crise d’anxiété.
-Qu’est-ce que vous voulez, vous ? s’exclama-t-elle, les larmes aux yeux.
D’un geste timide et apeuré, Jameson sortit un mouchoir brodé en dentelles de sa poche et le tendit à Sofia.
-Fichez-le camp ! tempêta Sofia. Laissez-moi tranquille !
Elle était folle de douleur et toute la colère qu’elle éprouvait en cet instant, elle la déversa sur ce jeune homme. Ce dernier était si pétrifié par la fureur de la jeune femme qu’il ne parvenait pas à réagir.
-Vous êtes sourd ou quoi ? Je vous ai dit de ficher-le camp !
Confus au possible, le jeune homme déposa le mouchoir sur la table et s’apprêtait à se retirer lorsque Jaw rentra à son tour dans la pièce, visiblement remonté.
-Miss Snow ! Je ne vous permets pas de lui parler sur ce ton !
-Fichez-moi la paix, vous aussi !
Sofia était si hors de contrôle qu’elle en arrivait à se faire peur à elle-même. Elle ne se sentait plus maîtresse de rien. Elle en venait même à regretter lorsque c’était le rien qui la maîtrisait. Lorsque le néant la maîtrisait. Car même si le néant la brutalisait, au moins il ne la conduisait pas à passer ses nerfs sur les autres.
-Miss Snow, j’ai conscience que vous traversez une épreuve très difficile et vous m’en voyez sincèrement désolé. Mais aussi secouée que vous puissiez être, cela ne justifie en rien de manquer de respect à mon collègue. Vous…
Mais Sofia n’écoutait plus rien. Elle n’y parvenait pas. Ces révélations, ces émotions, cette douleur l’étouffaient. Tout l’étouffait. Elle suffoquait. Sa vue se floutait. Les couleurs autour d’elle palissaient en même temps que son visage. Elle vacilla et le noir succéda à toute cette folie émotionnelle.
J'ai eu un peu de mal à rerentrer dans l'histoire haha.
Le premier paragraphe avec la répétition de "crut" est un peu particulière. Une variation de temps serait mieux je pense...
Genre : "Sophia croyait à beaucoup de choses. Cette fois, elle crut avoir mal entendu, ou qu'il s'agissait d'une mauvaise blague. Elle aurait aussi pu croire être en train de rêver. En tout cas, elle voulait bien croire à tout, sauf à ce qu'elle venait d'entendre."
Ce n'est qu'une suggestion, mais là, la répétition est trop importante pour ne pas focaliser sur le verbe.
"Sofia était restée inerte et silencieuse" -> tu lui as donné une réplique juste avant.
"l’entaille de la feuille était toujours lancinante" -> ce n'est pas trop fort "lancinant", pour une coupure imputée à une feuille de papier ?
Pour la fin, autant je trouve la réaction de Jameson très bien, autant je trouve un peu violent de la part de Jaw de s'en prendre à une jeune fille endeuillée et sous le coup de révélation qui font visiblement vaciller tout ce à quoi elle croyait. Je le diluerais un peu personnellement.
Coquille :
"qu’ils étaient à prêt à s’en prendre " -> il y a un mot de trop je pense.
À bientôt :)